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Date : 20230616


Dossier : IMM-2836-22

Référence : 2023 CF 854

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ZULMEI SAMIDEH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant au défendeur de rendre une décision définitive à l’égard de sa demande de résidence permanente présentée au titre de la catégorie du regroupement familial le 28 novembre 2018.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’une ordonnance de mandamus est justifiée. Le défendeur n’a pas justifié adéquatement le délai déraisonnable qui s’est écoulé sans qu’une décision définitive ait été rendue relativement à la demande de résidence permanente du demandeur. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte factuel

[3] La chronologie des événements qui ont mené à la présente demande n’est pas contestée.

[4] Le demandeur est un citoyen afghan de 36 ans qui vit à Vienne, en Autriche, où il possède le statut de résident permanent depuis 2003.

[5] Le 28 novembre 2018, le demandeur a présenté à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) une demande de résidence permanente en tant qu’époux parrainé au titre de la catégorie du regroupement familial.

[6] Le 15 janvier 2019, IRCC a accusé réception de la demande.

[7] Le 8 mars 2019, IRCC a informé l’épouse du demandeur qu’elle répondait aux exigences d’admissibilité en tant que répondante.

[8] Le 25 mars 2019, le demandeur a reçu un avis l’informant que sa demande avait été transférée à Vienne, en Autriche, aux fins de traitement supplémentaire.

[9] Le 14 janvier 2020, IRCC a demandé une copie du curriculum vitæ du demandeur contenant une description détaillée de son parcours scolaire, de ses compétences et de son expérience professionnelle des dix dernières années.

[10] Le 20 janvier 2020, le demandeur a fourni les renseignements demandés à IRCC.

[11] Le 19 février 2020, IRCC a convoqué le demandeur en entrevue, laquelle a eu lieu, comme prévu, le 11 mars 2020.

[12] Depuis l’entrevue menée il y a plus de trois ans, le demandeur a demandé à plusieurs reprises des nouvelles sur l’état d’avancement de sa demande.

[13] La vérification des antécédents de sécurité est à l’origine du délai de traitement de la demande.

[14] Le 14 décembre 2021, le défendeur a fait un suivi auprès des « organismes partenaires » au sujet de l’enquête de sécurité en cours et a demandé à ce que le dossier du demandeur soit traité en priorité.

[15] Le 14 janvier 2022, le défendeur a fait un autre suivi à ce sujet auprès des « organismes partenaires ».

[16] Le 17 janvier 2022, le défendeur a reçu la confirmation que le dossier du demandeur serait traité en priorité.

[17] Le délai de traitement indiqué sur le site Web d’IRCC pour les demandes de résidence permanente au titre de cette catégorie est de 12 mois à partir de leur présentation.

[18] À ce jour, la demande du demandeur est en traitement depuis 51 mois.

[19] L’épouse et les deux enfants du demandeur vivent au Canada. Il n’a jamais rencontré sa plus jeune fille, Haniya, qui a maintenant quatre ans.

[20] Le défendeur indique qu’en janvier 2023, après l’introduction de la présente demande de contrôle judiciaire, la vérification des antécédents de sécurité a donné lieu à un [traduction] « résultat défavorable », sans aucun autre renseignement sur les raisons de ce résultat ou les prochaines étapes du processus.

III. Question en litige et norme de contrôle

[21] L’unique question en litige est celle de savoir si le demandeur a satisfait au critère relatif à la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

[22] En matière de recours en mandamus, la Cour n’est pas tenue de se prononcer sur la norme de contrôle indiquée : Callaghan c Canada (Directeur général des élections), 2010 CF 43 au para 64.

IV. Analyse

[23] Le critère juridique à appliquer pour déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance de mandamus est énoncé dans la décision Kalachnikov c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 777, renvoyant à l’arrêt Apotex Inc c Canada (Procureur général) (CA), 1993 CanLII 3004 (CAF), [1994] 1 CF 742, confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt [1994] 3 RCS 1100 :

  1. Il existe une obligation légale d’agir à caractère public;

  2. L’obligation doit exister envers le demandeur;

  3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

    • a)le demandeur a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à l’obligation;

    • b)il y a eu une demande préalable d’exécution de l’obligation, une période raisonnable pour se conformer à la demande et un refus postérieur qui peut être exprès ou tacite;

  4. Le demandeur n’a aucun autre recours;

  5. La « balance des inconvénients » joue en faveur du demandeur (Apotex Inc c Canada (PG), 1993 CanLII 3004 (CAF), [1994] 1 CF 742 (CA), conf par 1994 CanLII 47 (CSC), [1994] 3 RCS 1100, Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 9097 (CF), [1999] 2 CF 33 (1re inst) [Conille]).

[24] Au paragraphe 23 de la décision Conille, la juge Tremblay-Lamer a énoncé trois conditions à remplir pour qu’un délai soit jugé déraisonnable :

1) Le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2) Le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables;

3) L’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

[25] Le demandeur soutient qu’il a fourni au défendeur tous les renseignements demandés en temps opportun, qu’il n’est pas responsable du délai en cause et que le défendeur n’a pas justifié le délai de façon satisfaisante. Par conséquent, le demandeur prétend qu’il satisfait à toutes les conditions énoncées dans la décision Apotex pour l’octroi d’une ordonnance de mandamus.

[26] Le défendeur ne conteste pas qu’il existe une obligation d’agir envers le demandeur, que le demandeur n’a aucun autre recours et que rien n’empêche d’obtenir la réparation demandée.

[27] Le défendeur conteste seulement l’affirmation du demandeur selon laquelle le délai est déraisonnable.

[28] À mon avis, les deux premières conditions du critère de la décision Conille sont manifestement remplies.

[29] En ce qui concerne la première condition, la Cour a conclu que le délai initial estimatif du défendeur peut être utilisé pour évaluer ce qui constitue un délai raisonnable : Mersad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 543 au para 17. Selon le demandeur, le délai moyen de traitement des demandes au titre de cette catégorie est de 12 mois. Le défendeur n’a pas soutenu le contraire. Au moment de l’audition de la présente demande, le demandeur aura attendu 54 mois, soit près de quatre fois le délai moyen. Je conclus donc que le délai en question est plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie.

[30] Pour ce qui est de la deuxième condition du critère de la décision Conille, rien n’indique que le demandeur est de quelque façon responsable du délai. Il a satisfait aux exigences procédurales de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés en fournissant les documents justificatifs nécessaires et en acquittant les frais de traitement exigés. Il a également répondu rapidement à IRCC à chaque étape du processus en fournissant tous les renseignements et documents demandés dans les délais impartis.

[31] La question déterminante est donc de savoir si le défendeur a justifié de façon satisfaisante le délai de traitement de la demande de résidence permanente du demandeur. Pour les motifs qui suivent, je n’en suis pas convaincue.

[32] Le défendeur invoque les paragraphes 14 et 15 de la décision Carrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 891 [Carrero], et le paragraphe 26 de la décision Jaber c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1185 [Jaber], pour faire valoir que la vérification des antécédents et les considérations de sécurité constituent des exigences nécessaires et importantes de la LIPR et justifient les longs délais de traitement des demandes de résidence permanente.

[33] Certes, la nécessité de mener des enquêtes de sécurité peut expliquer de façon satisfaisante les longs délais de traitement. Cependant, je ne suis pas convaincue que ce soit le cas en l’espèce.

[34] Les faits des décisions que le défendeur invoque sont différents. Dans l’affaire Carrero, par exemple, les délais étaient attribuables aux réserves soulevées en raison du service militaire du demandeur au Venezuela et de sa possible participation au coup d’État qui avait eu lieu en 1992. En l’espèce, rien dans la preuve ne porte à croire que le demandeur est soupçonné d’avoir participé à des crimes de guerre ou à des activités criminelles.

[35] Dans la décision Jaber, le défendeur a fait valoir que le nombre de documents, la complexité du dossier ainsi que le comportement du demandeur avaient contribué au délai. Aucun argument de la sorte n’a été avancé en l’espèce. En effet, le défendeur n’a fourni aucune précision dans ses affidavits concernant les réserves ou les questions en matière de sécurité qui justifiaient le délai, le cas échéant.

[36] Le défendeur s’appuie sur une déclaration générale selon laquelle l’enquête de sécurité est toujours en cours et qu’un tel processus peut prendre des mois, voire des années. La Cour a déclaré à maintes reprises qu’en soi, une telle explication est insuffisante : Kanthasamyiyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1248 aux para 49-50, renvoyant à Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 [Abdolkhaleghi] au para 26.

[37] Plus particulièrement, dans la décision Abdolkhaleghi, la juge Tremblay-Lamer a précisé qu’une déclaration générale selon laquelle des vérifications de sécurité sont en cours ne constitue pas en soi une explication valable, et que « [c]e qui constitue une explication valable dépend, naturellement, de la complexité relative des considérations de sécurité dans chaque cas ».

[38] Le défendeur n’a pas expliqué ce qui, le cas échéant, rend le dossier du demandeur relativement plus complexe ni les considérations de sécurité qui ont contribué au délai. Au contraire, selon les observations du défendeur, même ce dernier ne semble pas en connaître la source. Je souligne que le défendeur a fait deux suivis, soit le 14 décembre 2021 et le 14 janvier 2022, auprès des organismes partenaires afin d’obtenir des renseignements. Même s’il a reçu la confirmation en janvier 2022 que la demande serait traitée en priorité, le défendeur [traduction] « n’a pu donner d’échéancier » ni de renseignements sur les causes du délai de traitement ou sur les réserves en matière de sécurité, le cas échéant.

[39] Le défendeur soutien que le [traduction] « résultat défavorable » obtenu en janvier 2023 justifie d’autres délais, car « des étapes supplémentaires [seront nécessaires] pour déterminer si le demandeur est interdit de territoire au Canada ».

[40] Sans plus de renseignements sur les réserves ayant donné lieu au résultat « défavorable » ou sur la question de savoir s’il est interdit de territoire, la situation du demandeur reste essentiellement la même. Il demeure dans l’incertitude, sans savoir ce qui a retardé le traitement de sa demande de résidence permanente pendant des années. Il est toujours séparé de son épouse et de ses enfants et ne sait pas du tout quelles seront les prochaines étapes du processus.

[41] Pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas convaincue que le défendeur a justifié le délai de façon satisfaisante. Par conséquent, la balance des inconvénients joue incontestablement en faveur du demandeur.

V. Ordonnance sollicitée

[42] Le demandeur demande qu’IRCC traite sa demande de résidence permanente dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.

[43] Le défendeur n’a présenté aucune observation sur la manière dont la Cour devrait traiter l’ordonnance. Je prends acte que le défendeur a fait trois suivis pendant la vérification des antécédents de sécurité et a obtenu, le 17 janvier 2022, que le dossier du demandeur soit traité en priorité.

[44] Je reconnais également qu’après l’audience, une entrevue avec le demandeur devait avoir lieu le 9 mai 2023 et que le défendeur a déclaré [traduction] « qu’à moins que l’entrevue du demandeur ne fasse ressortir un autre motif d’interdiction de territoire, un délai raisonnable pour rendre une décision sur la demande de résidence permanente en cours du demandeur serait de 60 à 90 jours à compter de la date de son entrevue ».

[45] Aucune décision n’a encore été prise, et la Cour n’a reçu aucune nouvelle à la suite de l’entrevue du demandeur, si elle a eu lieu comme prévu. Il semble qu’une ordonnance de la Cour assortie d’un délai ferme pour trancher la demande de résidence permanente du demandeur soit désormais nécessaire.

VI. Conclusion

[46] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le délai de traitement de la demande de résidence permanente par IRCC était déraisonnable. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire et j’ordonnerai à IRCC de trancher la demande de résidence permanente du demandeur dans les 90 jours suivant le 9 mai 2023.

[47] Après l’audience, le demandeur a réclamé des dépens de 6 500 $ en raison de la durée du délai. Le défendeur s’y oppose puisqu’aucune mention de dépens n’a été faite auparavant et qu’aucune observation orale ou écrite n’a été présentée à la Cour à l’audience. Le défendeur souligne également qu’il a, de façon autonome, fait trois suivis pendant la vérification des antécédents de sécurité et qu’il a obtenu, le 17 janvier 2022, que le dossier soit traité en priorité. Toutefois, comme je l’ai fait observer, le traitement prioritaire n’a pas produit les résultats escomptés pour le demandeur.

[48] Après examen de l’affaire, j’adjugerai au demandeur des dépens de 2 500 $, tout compris, payables dans les 30 jours suivant la date du présent jugement et de ses motifs.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2836-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La présente demande est accueillie.

  2. La Cour ordonne au défendeur de trancher la demande de résidence permanente du demandeur dans les 90 jours suivant le 9 mai 2023.

  3. Des dépens de 2 500 $, tout compris, sont payables au demandeur dans les 30 jours suivant la date du présent jugement et de ses motifs.

« E. Susan Elliott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2836-22

 

INTITULÉ :

ZULMEI SAMIDEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Lev Abramovich

 

Pour le demandeur

 

Nicholad Dodokin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Abramovich & Tchern P.C.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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