Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230616


Dossier : T-1345-22

Référence : 2023 CF 853

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

BENOÎT GOSSELIN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Benoit Gosselin [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de M. Marc-André Meunier, Commissaire adjoint de la Région du Centre de la Garde côtière canadienne, soit une division du ministère des Pêches et Océans Canada [Commissaire adjoint] rendue le 3 juin 2022 dans laquelle celui-ci adopte les conclusions d’un rapport d’enquête ayant déterminé que certains actes reprochés au demandeur étaient inappropriés et constituaient du harcèlement en milieu de travail selon la définition énoncée dans la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement [la Politique].

[2] Bien que le demandeur ait pris sa retraite avant la décision du Commissaire adjoint, le demandeur demeurait, pour les fins de cette décision, un « fonctionnaire » au sens de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la Loi]. Par conséquent, le demandeur pouvait déposer un grief à l’encontre de la décision.

[3] En procédant plutôt par un pourvoi en contrôle judiciaire, le demandeur n’a pas épuisé ses recours internes. Le contrôle judiciaire est donc rejeté.

II. Le contexte

[4] Entre septembre et décembre 2020, le demandeur, qui était à l’époque gestionnaire et contremaître aux aides maritimes dans la Garde côtière canadienne, fait l’objet de huit plaintes de harcèlement faites par un membre de son équipe [le plaignant].

[5] Suite aux réponses du demandeur quant aux allégations contenues dans les plaintes, le Commissaire adjoint décide, le 28 janvier 2021, de nommer une tierce partie impartiale du Bureau de l’ombudsman de Pêches et Océans Canada, à titre de personne compétente afin de procéder à une enquête administrative sur les allégations [l’enquêteur].

[6] Entre le 28 janvier 2021 et le 20 avril 2022, l’enquêteur, M. David Proulx, interroge le demandeur et le plaignant sur chacune des allégations. L’enquêteur passe également en entrevue plusieurs témoins fournis par les deux parties. Pendant ce processus, le demandeur fournit de nombreux documents à l’enquêteur en réponse aux allégations et commente sur tous les faits recueillis par l’enquêteur. Suite à cette collecte d’information, l’enquêteur procède à une analyse afin de déterminer si les évènements qui se sont produits constituent en somme du harcèlement tel que défini par la Politique.

[7] Le 1ier octobre 2021, le demandeur reçoit un premier sommaire préliminaire des faits, de la part du Commissaire adjoint, afin de soumettre ses commentaires.

[8] Dans les commentaires qu’il transmet en réponse à ce rapport préliminaire, le demandeur critique ouvertement les compétences de l’enquêteur jugeant que le document qu’on lui a remis est d’une piètre qualité présentant non-seulement un biais en faveur du plaignant, mais contrevenant également à plusieurs principes d’équité procédurale. Le demandeur soutient également à ce moment que les exigences décrites au Guide d’enquête pour l’application de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement et la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement [le Guide d’enquête] ne sont pas respectées dans ce rapport préliminaire.

[9] Le 6 octobre 2021, l’enquêteur répond aux questions soulevées par le demandeur et lui indique de préciser ses arguments dans les commentaires portant sur le sommaire préliminaire des faits. Il indique également qu’il a validé l’exactitude des témoignages et qu’il est ouvert à communiquer avec des témoins supplémentaires. Il a aussi jugé approprié de ne pas inclure les preuves documentaires en annexe étant donné que la version des faits n’est pas réfutée par le plaignant et qu’il présume la bonne foi des participants à l’enquête tant qu’il n’y a pas de contradictions dans leurs déclarations.

[10] Le 14 octobre 2021, M. Gosselin prend sa retraite, soit un an plus tôt que prévu. Il n’est donc plus employé de la fonction publique fédérale.

[11] Le 1ier mars 2022, un deuxième sommaire des faits rédigés par l’enquêteur est soumis au demandeur pour ses commentaires. Dans ce deuxième rapport, le demandeur constate que malgré les fautes d’orthographe et certains problèmes avec les éléments retenus, toutes ses pièces justificatives qui avaient été omises dans le premier sommaire préliminaire du 1er octobre 2021 s’y trouvent. Le demandeur opine que l’issu de l’enquête semble déjà déterminée, mais que ses commentaires ont été pris en compte.

[12] Le 20 avril 2022, l’enquêteur remet son rapport final d’enquête au Commissaire adjoint dans lequel il conclut que la plainte de harcèlement est partiellement fondée. Il précise que la preuve démontre que le demandeur a harcelé le plaignant au sens de la Politique en faisant des déclarations malveillantes devant des subordonnés et des paires.

[13] Le 3 juin 2022, le Commissaire adjoint avise le demandeur qu’il a conclu que les allégations susmentionnées de harcèlement sont fondées, qu’il adopte le rapport de l’enquêteur et ses recommandations, et que le dossier est clos. Le Commissaire adjoint précise avoir « révisé le rapport final y compris les analyses et recommandations de l’enquêteur » pour conclure que seules deux des huit allégations sont fondées. Étant donné que le demandeur est désormais à la retraite, aucune mesure corrective ne sera prise à son encontre.

[14] Tout au long de la procédure, le demandeur a obtenu et a été en mesure de faire des représentations sur le contenu des rapports préliminaires de l’enquêteur. Il a soulevé des problèmes procéduraux en lien avec le traitement des plaintes et de l’enquête. Notamment, le demandeur s’est plaint d’un conflit d’intérêts avec les gens responsables du traitement de la plainte, de l’incompétence de l’enquêteur, de plusieurs fautes d’orthographe, de conclusions de faits erronées ou arbitraires, et de violations à l’équité procédurale incluant une crainte raisonnable de partialité.

III. Arguments des parties

A. Arguments du demandeur

[15] Le demandeur soumet essentiellement trois arguments pour supporter son pourvoi en contrôle judiciaire, soit :

  • 1)le manque de professionnalisme et l’usurpation de pouvoir du Commissaire adjoint et de l’enquêteur;

  • 2)les manquements à l’équité procédurale durant le processus de plainte et dans la décision; ainsi que

  • 3)la déraisonnabilité de la décision.

(1) Manque de professionnalisme et usurpation des compétences

[16] Tout d’abord, le demandeur soutient qu’aucune précision concernant les compétences et l’expertise du Commissaire adjoint n’a été divulguée au demandeur pendant le processus de traitement de la plainte. Le demandeur questionne les compétences de M. Meunier puisque ses questions concernant les lois applicables et les procédures à suivre sont demeurées sans réponse. Le Commissaire adjoint ne fait également aucun suivi avec le demandeur ni n’offre de justification quant aux délais encourus contrairement à ce qui est prévu dans la Politique.

[17] De plus, le demandeur reproche au Commissaire adjoint d’avoir usurpé ses compétences en ne respectant pas plusieurs des dispositions prévues dans la Politique et dans la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement. Il estime qu’il y a eu excès de compétence de la part de celui-ci car trois des allégations avaient été préalablement réglées par des procédures de règlement interne.

[18] Le demandeur reproche également à l’enquêteur, M. Proulx, de ne pas avoir les compétences professionnelles requises pour enquêter sur la plainte de harcèlement. Il soutient que le Commissaire adjoint aurait dû offrir certaines précisions sur la procédure empruntée pour la nomination de M. Proulx. Le demandeur allègue qu’il n’a pas été en mesure d’accepter ou de refuser le choix de l’enquêteur et qu’à la réception du premier rapport préliminaire, il s’est rendu compte que M. Proulx avait fourni un document de piètre qualité qui ne respectait pas plusieurs des dispositions prévues dans la Politique.

[19] Il ajoute que M. Proulx a excédé le pouvoir qui lui était conféré dans son rôle d’enquêteur puisque le Bureau de l’ombudsman a seulement eu le mandat de réaliser des enquêtes administratives le 1ier avril 2022, et que par conséquent, le 28 janvier 2021, date à laquelle M. Proulx a été nommé à titre d’enquêteur, celui-ci n’avait pas le pouvoir de réaliser le mandat qui lui a été attribué dans le présent dossier.

[20] Le demandeur estime que le fait que le « Bureau de l’ombudsman » était impliqué lui a procuré un faux sentiment de confiance envers l’enquêteur, qui en réalité n’avait pas la compétence pour exercer son mandat d’enquête.

[21] Le demandeur reproche également à l’enquêteur d’avoir excédé ses compétences en altérant ses notes volontairement afin de corroborer le témoignage du plaignant, en faisant fi de plusieurs témoignages et preuves pertinents, en usant de raisonnements logiques erronés et en prêtant des intentions au demandeur.

(2) Atteintes à l’équité procédurale

[22] Selon le demandeur, le Commissaire adjoint aurait porté atteinte aux principes d’équité procédurale en rendant une décision fondée sur une enquête qui n’avait pas été menée conformément à la procédure prévue dans le Guide d’enquête.

[23] Il soutient que l’obligation de faire preuve d’équité procédurale est aussi précisée dans le Guide d’application du processus de résolution du harcèlement [Guide d’application].

[24] Il allègue que l’enquêteur a fait preuve de partialité en ignorant sa version des faits et en acceptant uniquement la version du plaignant. Il soutient que l’enquêteur a reconnu avoir retiré des segments de ses notes pour éviter de créer de la confusion, compromettant ainsi l’intégrité de la preuve et l’impartialité de l’enquêteur.

[25] Le demandeur ajoute que dans le processus de traitement de sa plainte, son droit de se faire entendre a été négligé puisqu’on l’a menacé à deux reprises de continuer le processus sans sa participation s’il refusait d’y participer activement. Comme l’enquêteur a ignoré l’ensemble des preuves documentaires fournies par le demandeur et qu’il n’a pas contacté les trois témoins identifiés par celui-ci, son droit de déposer de la preuve a également été bafoué.

[26] Le demandeur soutient aussi qu’on n’a pas respecté son droit d’être accompagné durant l’enquête étant donné un risque important de conflit d’intérêts avec le plaignant et son syndicat.

[27] Il allègue que son droit de revoir sa déclaration pour en confirmer l’exactitude tel que précisé dans le Guide d’enquête n’a pas été respecté. Finalement, il soumet que son droit à la présomption d’innocence a été bafoué étant donné que l’attitude des parties prenantes au processus semblait teintée d’un biais négatif.

(3) Déraisonnabilité de la décision

[28] Troisièmement, le demandeur soumet que la décision du Commissaire adjoint est déraisonnable étant donné qu’il a omis de justifier l’ensemble des éléments essentiels de sa décision. Le demandeur considère que l’absence de motifs laisse croire que le décideur a refusé d’exercer sa compétence en omettant de se prononcer sur les allégations de harcèlement alors qu’il a, dans le rapport final, conclu que chacun des éléments considérés était pertinent. Il soutient que la décision est également déraisonnable puisque le Commissaire adjoint ne tient pas compte de la preuve qui lui a été soumise et parce que la décision repose exclusivement sur les conclusions de l’enquêteur qui sont erronées et arbitraires; d’autant plus que l’enquêteur aurait altéré ses notes afin que les témoignages corroborent avec ses conclusions.

B. Arguments du défendeur

[29] Le Procureur général du Canada [le PGC] fait valoir que la Cour n’est pas dûment saisie de la présente demande, puisque le demandeur n’a pas épuisé les autres recours disponibles avant de demander le contrôle judiciaire. Le PGC soumet que le demandeur ne peut contourner la procédure de grief prévue à l’article 208 de la Loi et l’article 18 de la Convention collective en présentant une demande de contrôle judiciaire. Il précise, en se basant sur l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell] et sur le Guide d’enquête qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, le demandeur doit d’abord contester le résultat d’un rapport d’enquête en déposant un grief. Ne pas respecter cette procédure irait à l’encontre du principe général de non-ingérence dans les procédures administratives.

[30] Le défendeur soutient également que le critère permettant de qualifier des circonstances comme étant « exceptionnelles » et permettant l’intervention de la Cour est élevé et ne comprend généralement pas les manquements à l’équité procédurale commis avant le prononcé de la décision administrative définitive (Gupta c Canada (Procureur général), 2020 CF 952; voir aussi Harelkin c Université de Régina, [1979] 2 RCS 561 [Harelkin] aux pp 584-585 et Nosistel c Canada (Procureur général), 2018 CF 618 [Nosistel]).

[31] Il allègue que l’article 18.02 de la Convention collective du demandeur lui permet de déposer un grief à l’égard de toute disposition d’une loi ou d’un règlement ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi.

[32] Le PGC précise que les parties mécontentes d’un rapport d’enquête peuvent en contester le résultat en déposant un grief conformément à la procédure de grief prévue par l’article 18 de la Convention collective de l’employé, ou soit en vertu de l’article 208 (1) de la Loi (tel que précisé dans le Guide d’enquête).

[33] Le défendeur soutient que l’enquête a suivi les procédures de la Politique et que contrairement aux prétentions du demandeur, ni le Commissaire adjoint ni l’enquêteur n’ont violé les principes d’équité procédurale pendant le déroulement de cette affaire. Tout au long du processus d’enquête, le demandeur a fourni de nombreux documents et a été interrogé par l’enquêteur. Il a fourni un dossier complet avec ses réponses aux allégations et a eu l’occasion d’examiner et de commenter sur tous les faits récoltés avant la rédaction du rapport d’enquête final.

[34] Le défendeur soutient qu’en plus de fournir ses rapports d’enquête préliminaire pour correction et commentaire au demandeur, l’enquêteur a également fourni un résumé de ses entrevues avec les témoins dans les rapports d’enquête préliminaire.

C. Réplique du demandeur à l’audience

[35] À l’audience, le demandeur a soumis en réplique qu’il n’y avait pas de recours interne en l’espèce puisqu’il est retraité. Ainsi, selon lui, il n’est plus un « fonctionnaire » au sens de l’article 206 de la Loi, et aussi puisqu’en vertu du paragraphe 206(2), un grief n’est disponible pour les « anciens fonctionnaires » que lorsqu’il y a mesure disciplinaire portant suspension ou licenciement. Puisqu’aucune mesure disciplinaire n’a été imposée, aucun grief n’est possible selon lui en tant qu’« ancien fonctionnaire ». Enfin, l’article 208 ne s’applique pas en l’instance, puisqu’encore une fois, il est retraité. N’étant plus « fonctionnaire » au sens de la Loi, il n’a plus, selon lui, accès au processus de grief.

IV. Analyse

A. Le demandeur devait épuiser ses autres recours

[36] À moins de circonstances exceptionnelles, « une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif » (CB Powell au para 30). Aux paragraphes 31 à 33 de l’arrêt CB Powell, la Cour d’appel fédérale précise :

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 1993 CanLII 3430 (ON SCDC), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 1994 CanLII 3350 (BC SC), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 1995 CanLII 1305 (BC CA), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 1991 CanLII 7126 (ON SC), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les [sic] toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Je souligne.]

[37] Le principe reconnu à l’effet que la Cour ne devrait pas considérer une demande de contrôle judiciaire avant que le demandeur n’ait épuisé toutes les voies de recours des processus administratifs appropriés a été réaffirmé à de nombreuses reprises, dont récemment par cette Cour dans les décisions Association des juristes de justice c Canada (Procureur général), 2022 CF 1090 au para 44, Nosistel aux para 50-53 et par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Gupta c Canada (Procureur général), 2021 CAF 202 [Gupta CAF], Agnaou c Canada (Procureur général), 2019 CAF 264 et Bande indienne de Coldwater c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 CAF 277.

[38] La question fondamentale en l’espèce est à savoir s’il y avait en effet une voie de recours adéquate que le demandeur aurait dû d’abord emprunter. En l’espèce, le défendeur s’appuie sur l’article 18.02 de la Convention collective, ainsi que l’article 208 de la Loi, et plaide que le demandeur devait épuiser un recours interne adéquat, soit le processus de grief, avant de se pourvoir en contrôle judiciaire devant la Cour. L’article 18.02 de la Convention collective stipule :

18.02 Sous réserve de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral et conformément aux dispositions dudit article, l’employé-e peut présenter un grief contre l’employeur lorsqu’il ou elle s’estime lésé :

a. par l’interprétation ou l’application à son égard :

i. soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi; ou

ii. soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale; ou

b. par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

[39] À l’audience, le demandeur a plaidé qu’aucun autre recours n’existait puisqu’il n’était plus un « fonctionnaire » au sens de l’article 206 de la Loi, ayant pris sa retraite. De plus, en tant qu’« ancien fonctionnaire » au sens de l’article 206(2), il ne pouvait déposer un grief puisqu’aucune mesure disciplinaire n’a été imposée dans son cas. Enfin, n’étant plus un « fonctionnaire » au sens de l’article 206, il n’avait plus accès aux voies de griefs prévues aux articles 208 et 209 de la Loi.

[40] Dans son mémoire, à l’appui de son argument qu’il pouvait déposer une demande de contrôle judiciaire, le demandeur s’est appuyé sur le Guide d’enquête qui stipule :

Les parties mécontentes du rapport d’enquête peuvent en contester les résultats de différentes manières :

1. en demandant à la Cour fédérale du Canada de faire un contrôle judiciaire du processus; […]

2. en déposant un grief conformément à la procédure de griefs prévue par la convention collective de l’employé, s’il y a lieu; […]

[41] Le demandeur s’appuie aussi sur le Guide d’application qui indique que : « La décision peut également être contestée devant la Cour fédérale, qui fera porter son examen sur la question de savoir si oui ou non le processus a suivi les principes d’équité procédurale ».

[42] Enfin, toujours dans son mémoire, le demandeur s’appuie sur la décision Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1003 [Shoan] pour affirmer qu’il n’a pas besoin de faire un grief avant de se présenter en contrôle judiciaire devant la Cour. Il soutient que selon cet arrêt, la présente demande n’est pas limitée uniquement à la décision du Commissaire adjoint, mais comprend également le processus de traitement de la plainte en entier.

[43] Le demandeur plaide donc qu’il n’y a aucune interdiction de se pourvoir en contrôle judiciaire devant la Cour.

[44] Tout d’abord, bien que je sois d’accord avec le demandeur que selon la décision Shoan l’ensemble du processus de plainte fait partie de la décision du Commissaire adjoint, cette décision n’appuie pas la prétention du demandeur qu’un contrôle judiciaire est possible devant la Cour sans avoir à d’abord emprunter les voies de recours internes disponibles. Dans Shoan, il s’agissait d’un membre du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes nommé par le gouverneur en conseil. Par conséquent, la Loi ne s’y appliquait pas en raison de l’exclusion des personnes nommées par le gouverneur en conseil prévu à l’alinéa 206(1)(a) de la Loi. Puisqu’aucun recours n’était disponible pour M. Shoan en vertu de la Loi ou ailleurs, il pouvait avoir recours au contrôle judiciaire.

[45] Ensuite, la définition du terme « fonctionnaire » à l’article 206 de la Loi est d’une portée plus large que ne l’indique le demandeur. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Santawirya, 2019 CAF 248, la Cour d’appel fédérale a récemment examiné la question et conclu que la portée du terme « fonctionnaire » est large et comprend toute personne qui n’est plus à l’emploi de la fonction publique si les faits à l’origine du grief se sont produits alors que la personne était toujours employée :

[11] L’article 208 de la LRTSPF habilite un « fonctionnaire » à déposer un grief. Il ressort cependant de la jurisprudence que le champ du terme « fonctionnaire » est plus large que la définition énoncée au paragraphe 206(1) de cette loi, laquelle restreint le terme « fonctionnaire » à une « personne employée dans la fonction publique ». Si les faits à l’origine du grief se sont produits pendant qu’une personne était fonctionnaire, cette personne a le droit de déposer un grief, même si son emploi s’est terminé par la suite. Il existe de nombreux exemples de l’application de ce principe dans la jurisprudence, qui remonte à près d’une cinquantaine d’années (La Reine c. Lavoie, [1978] 1 CF 778 (C.A.), p. 783; Salie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 122 aux para. 60 et 61; Price c. Canada (Procureur général), 2016 CF 649 au para. 24).

[…]

[19] La jurisprudence concernant l’interprétation du terme « fonctionnaire » au sens de la LRTSPF exige l’existence d’un lien entre les faits à l’origine du grief et la qualité de fonctionnaire. Dans l’arrêt Lavoie, la Cour d’appel fédérale soutient que « toute personne se sentant lésée à titre d’“employé” » a le droit de déposer un grief (p. 783; souligné dans l’original). Il ressort du contexte que la Cour a formulé une telle affirmation pour éviter qu’une personne ayant un motif de grief au cours de son emploi soit privée du droit de déposer un grief par suite d’une mise en disponibilité ou d’un départ à la retraite (p. 783).

[20] Suivant l’arrêt Lavoie, si les faits sont survenus pendant que la personne s’estimant lésée était fonctionnaire, la Commission est compétente, que la personne le fût toujours ou non lorsqu’elle a déposé un grief. Si les faits ne sont pas survenus pendant que la personne s’estimant lésée était fonctionnaire, alors la Commission n’est pas compétente. Le rôle de la Commission consiste à déterminer le fondement factuel du grief et à décider si les faits substantiels étaient suffisants au moment où la personne s’estimant lésée était fonctionnaire.

[Italiques dans l’original. Je souligne.]

[46] Enfin, tel que l’indique Christopher Rootham dans Labour and employment law in the Federal Public Service (Toronto: Irwin law, 2007) aux pp 283-284, une personne retraitée peut demeurer un « fonctionnaire » au sens de la Loi et déposer un grief :

7) Rights of Former Employees to File Grievances

Under the PSSRA, there was some controversy (at the outset) over whether former employees had the necessary standing to file grievances. Notwithstanding the absurdity of arguing that an employee who was dismissed (Allegedly without just cause) did not have the standing to file a grievance because she was a former employee, this was precisely the position taken by the employer in Canada (Treasury Board) v. Lavoie. The Federal Court of Appeal concluded that a former employee does have the standing to present a grievance against her dismissal, based on the language of PSSRA, stating:

In my view, the introductory words of section 90(1) of the Public Service Staff Relations Act must be read as including any person who feels himself to be aggrieved as an “employee”. Otherwise a person who, while an “employee” had a grievance – e.g. in respect of classification or salary – would be deprived of the right to grieve by a termination of employment – e.g. by a lay-off. It would take very clear words to convince me that this result could have been intended.

The Federal Court has subsequently confirmed that there is no legal impediment to a bargaining agent negotiating benefits for its members that continue to apply after a member is no longer part of the bargaining unit, and that former employees are entitled to enjoy retroactive benefits that would have accrued during their employment, unless there are “very clear words” denying those former employees that retroactive entitlement.

The PSLRA now specifically addresses the standing of former employees. Section 206(2) of the PSLRA reads:

(2) Every reference in this Part to an “employee” includes a former employee for the purposes of any provisions of this Part respecting grievances with respect to

(a) any disciplinary action resulting in suspension, or any termination of employment, under paragraph 12(1)(c), (d) or (e) of the Financial Administration Act; or

(b) in the case of a separate agency, any disciplinary action resulting in suspension, or any termination of employment, under paragraph 12(2)(c) or (d) of the Financial Administration Act or under any provision of any Act of Parliament, or any regulation, order or other instrument made under the authority of an Act of Parliament, respecting the powers or functions of the separate agency

It is possible that subsection 206(2) actually limits the rights of former employees to bring grievances to the situations enumerated therein; however, the better view is that section 208 is broad enough to encompass grievances by former employees concerning all matters that occurred while they were employees. It is inconceivable that the PSLRA would permit collective agreements to contain retroactive benefits, while at the same time prohibiting former employees from enforcing their right to those retroactive benefits that would have accrued while they were still employed.

[Citations omises. Je souligne.]

[47] Puisqu’il n’est pas contesté que les faits à l’origine du rapport d’enquête se sont produits pendant que le demandeur était fonctionnaire, j’en conclus donc que le demandeur est toujours un « fonctionnaire » pour les fins de l’article 208 de la Loi et qu’il existe un recours interne adéquat, soit la procédure de grief prévue à l’article 18.02 de la Convention collective. Le fait que le demandeur ait quitté son emploi et pris sa retraite ne saurait lui permettre de s’esquiver de la procédure prescrite (voir Martell v AG of Canada & Ors, 2016 PECA 8 au para 22).

[48] Il en découle donc que l’argument du demandeur à savoir qu’en vertu de l’article 206(2), il ne peut en tant qu’« ancien fonctionnaire » déposer un grief puisqu’il n’a pas été suspendu ou licencié, n’est pas pertinent. Le demandeur est toujours un « fonctionnaire » au sens de l’article 206(1) pour les fins de son droit de déposer un grief au sujet des faits existants alors qu’il était toujours un employé.

[49] Quant à l’argument du demandeur soulevé à l’audience sur le fait qu’il n’a pas accès à l’arbitrage en vertu de l’article 209, la question n’est pas non plus pertinente en l’espèce. Le demandeur pourra se pourvoir en contrôle judiciaire lorsqu’il n’y aura plus de recours adéquat. Dans la mesure où l’arbitrage n’est pas un recours disponible pour le demandeur, il pourra alors demander le contrôle judiciaire devant cette Cour à la suite de la décision « définitive et obligatoire » sur le grief au « dernier palier de la procédure applicable », en vertu de l’article 214 de la Loi (Renaud c Canada (Procureur général), 2013 CF 18 [Renaud] aux para 24-27). Un grief en vertu de l’article 208 représente un recours adéquat même si le grief n’est pas éligible à l’arbitrage aux termes de l’article 209, et la Cour fédérale aura compétence pour instruire une demande de contrôle judiciaire lorsque la décision sera rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs (Gupta CAF aux para 1-2, 5-6; Chickoski c Canada (Procureur général), 2016 CF 1043).

[50] D’ici là, pour les fins de l’article 208, le demandeur est toujours un « fonctionnaire » et il peut déposer son grief.

[51] La décision Price c Canada (Procureur général), 2016 CF 649 [Price] aux paragraphes 6 à 12 illustre d’ailleurs ces deux aspects. Dans Price, le demandeur a pris sa retraite en juin 2011, et a néanmoins déposé un grief en août 2011 en vertu de l’article 208 de la Loi (même s’il avait pris sa retraite) au sujet de la dernière cote de rendement octroyée alors qu’il était employé. Le grief n’était pas dans le champ d’application de l’article 209 – il n’était donc pas éligible à l’arbitrage. Puisqu’il s’était rendu au « dernier palier de la procédure de grief » sans succès, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie par la Cour en raison d’une violation à l’équité procédurale (Price c Canada (Procureur général), 2015 CF 696; voir aussi Renaud; Nosistel aux para 41-43). Le demandeur en l’espèce peut donc se prévaloir de son droit de faire un grief et, une fois ce processus mené à son comble, il pourra se pourvoir en contrôle judiciaire devant cette Cour, si nécessaire.

B. La demande ne présente pas une « circonstance exceptionnelle » permettant à la Cour d’entendre le contrôle judiciaire

[52] La Cour conserve toujours la compétence d’entendre un contrôle judiciaire, nonobstant qu’il y ait un recours interne disponible, lorsque la demande présente une « circonstance exceptionnelle ». Or, le critère permettant de qualifier une circonstance « d’exceptionnelle » est élevé et ne comprend généralement pas les manquements à l’équité procédurale commis avant le prononcé de la décision administrative, ni la déraisonnabilité de la décision elle-même.

[53] En l’espèce, le demandeur allègue trois types d’erreurs, soient (a) le manque de professionnalisme, l’incompétence et l’usurpation de pouvoir du Commissaire adjoint et de l’enquêteur; (b) une violation de l’équité procédurale et une crainte de partialité; et (c) des conclusions de faits arbitraires et la déraisonnabilité de la décision.

[54] Dans la décision Nosistel, la Cour explique le genre de circonstances qui peuvent être qualifiées « d’exceptionnelles » :

[53] Je reconnais que ce principe de l’épuisement des recours admet certaines exceptions. Toutefois, les situations autorisant à mettre de côté cette règle générale ont une portée étroite étant donné le seuil élevé du critère permettant de qualifier une circonstance d’exceptionnelle (CB Powell au para 33). Les circonstances exceptionnelles peuvent surgir dans les très rares décisions où une cour accorde un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant ou une fois que le processus administratif est entamé. À l’opposé, des préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris ou de partialité « ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces » (CB Powell au para 33). Aucune exception permettant d’écarter l’exigence d’épuisement des recours n’existe ici.

[Je souligne.]

[55] L’une des questions principales du demandeur est à l’effet que la procédure, et notamment les conflits d’intérêts des membres du syndicat et la compétence de l’enquêteur, suscitent une crainte raisonnable de partialité. Là encore, la décision Nosistel nous indique qu’il ne s’agit pas de « circonstances exceptionnelles » donnant ouverture à un contrôle judiciaire, avant d’avoir d’abord épuisé les recours internes adéquats disponibles :

[68] Je ne suis pas non plus convaincu que le manque de confiance et les craintes de partialité évoquées par Mme Nosistel à l’égard du SCC suffisent pour ne pas retourner l’affaire au décideur administratif. Dans Vaughan, la Cour suprême a servi une mise en garde contre le recours aux tribunaux pour court-circuiter la procédure de griefs sans renvoi à l’arbitrage qui y est prévue. Elle a également statué que l’absence de recours devant un décideur indépendant sous le régime de l’ancien article 91 (l’actuel article 208 de la LRTFP) est insuffisante en soi pour justifier l’intervention des tribunaux, autre que dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[69] De plus, de manière générale, les actes de procédures déposés par Mme Nosistel ne permettent pas d’établir les faits substantiels sur lesquels elle fonde ses multiples allégations de partialité et de mauvaise foi de la part du SCC. La preuve m’apparaît aussi insuffisante pour soutenir l’argument voulant que presque tous les dirigeants du SCC seraient en conflit d’intérêts ou de mauvaise foi vis-à-vis Mme Nosistel. On ne peut pas présumer qu’il existe un conflit d’intérêts dans un contexte de traitement de griefs : la Cour suprême a ouvertement rejeté la thèse voulant qu’il existe un « préjugé institutionnel » dans la mise en œuvre des procédures de règlement des griefs en vertu de la LRTFP par des hauts fonctionnaires, peu importe le ministère ou l’organisme (Vaughan au para 37).

[70] Il aurait fallu que Mme Nosistel présente des faits qui révèlent un problème de conflit plus particulier et individualisé (comme dans les cas de dénonciateur) pour que d’autres considérations entrent en jeu (Vaughan au para 37). Bien que les Griefs de Mme Nosistel aient fait l’objet d’un traitement inadéquat au sein du SCC, les allégations de partialité, de conflit d’intérêts et de mauvaise foi que tente de faire valoir Mme Nosistel demeurent vagues et imprécises, et se rapportent tant à ses anciens collègues au sein du SCC qu’aux décideurs en l’espèce. Je dois constater que toutes ces questions soulevées par Mme Nosistel sont de nature essentiellement factuelle, et ses allégations de partialité n’autorisent pas, à ce stade, à discréditer tout le processus de règlement des griefs au point de convaincre la Cour de ne pas retourner l’affaire au SCC.

[56] Tel qu’indiqué dans l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, l’article 214 de la Loi démontre une intention du législateur que les conflits en milieu de travail se règlent par la procédure de règlement des griefs et que la Cour fédérale ne devrait pas contourner la procédure exclusive de règlement des griefs prévus à l’article 208 à la légère (Gupta CAF au para 13).

[57] Dans l’arrêt Gupta CAF aux paragraphes 7 à 8, la Cour d’appel fédérale a récemment noté que les manquements à l’équité procédurale commis avant le prononcé de la décision administrative ne constituaient pas une « circonstance exceptionnelle » permettant à un justiciable d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant d’avoir épuisé les recours internes prévus. La Cour d’appel précise que ce principe s’applique notamment lorsque la violation à l’équité procédurale alléguée est commise dans le cadre d’une enquête qui mène à une décision de gestion qui pourrait faire l’objet d’un grief (voir aussi Harelkin aux pp 584-585; CB Powell au para 33; Nosistel aux para 41-44, 50-53; McCarthy c Canada (Procureur général), 2020 CF 930 au para 35).

[58] En l’espèce, la preuve n’est pas suffisante afin de démontrer que les conflits d’intérêts ou les allégations de partialité sont tels qu’ils discréditent tout le processus de grief, au point de convaincre la Cour de permettre au demandeur de présenter sa demande de contrôle judiciaire, au lieu de retourner l’affaire au décideur administratif.

[59] Notons à cet effet que l’enquêteur était une tierce partie impartiale du Bureau de l’ombudsman de Pêches et Océans Canada. Bien que le demandeur n’a pu avoir recours à un représentant syndical, en raison d’une apparence selon lui d’un conflit, il n’en demeure pas moins que celui-ci a été en mesure de faire valoir sa preuve et ses arguments à l’enquêteur. S’il y a eu violation de l’équité procédurale en l’espèce, la circonstance n’est pas exceptionnelle au point de trancher la question en contrôle judiciaire. Le demandeur sera en mesure de faire cet argument s’il dépose son grief.

[60] Enfin, le demandeur demande un contrôle judiciaire puisque le mandat de l’enquêteur n’était pas valide (le Bureau de l’ombudsman n’avait pas le pouvoir de faire des enquêtes), que l’enquêteur était incompétent, et qu’il a tiré des conclusions de faits arbitraires. Selon moi, il s’agit là de questions substantives quant à la raisonnabilité de la décision qui doivent être débattues lors du grief. Il ne s’agit pas en l’espèce de « circonstances exceptionnelles » qui donnent ouverture à un contrôle judiciaire sans d’abord avoir épuisé les recours internes adéquats disponibles.

[61] Ainsi, comme en l’espèce les manquements allégués ont eu lieu lors du processus d’enquête et de la décision, le demandeur doit déposer un grief et faire valoir ses arguments à cette étape.

[62] Bien que la Cour ait un pouvoir discrétionnaire d’accepter d’entendre la demande de contrôle judiciaire, la question est à savoir si les faits sont suffisamment exceptionnels pour justifier une intervention de la Cour à ce stage. En l’espèce, M. Gosselin ne m’a pas convaincu que la doctrine de l’épuisement des recours n’avait pas d’application, ou que les faits à l’étude lui permettent de se pourvoir en contrôle judiciaire avant d’avoir épuisé les recours existants.

[63] M. Gosselin n’a présenté aucune preuve du caractère inadéquat du processus de grief dans son cas. Son argument repose plutôt sur le fait qu’étant retraité, il n’a tout simplement pas accès à la procédure de grief. Or, cette position est erronée. Conséquemment, et malgré le fait que le demandeur est désormais à la retraite, il doit quand même soumettre un grief avant de faire une demande en contrôle judiciaire, étant donné que les faits allégués se sont produits alors qu’il était à l’emploi de la fonction publique fédérale.

[64] De fait, la procédure de grief lui offre un recours adéquat et approprié. Ni le fait que le demandeur soit retraité, ni le conflit d’intérêts allégué de certains membres du syndicat, ne démontrent une prédisposition négative de l’employeur rendant inadéquat le recours interne proposé. Les circonstances ne sont tout simplement pas suffisamment exceptionnelles pour justifier l’intervention de la Cour.

[65] Enfin, le demandeur soutient que les délais encourus depuis le début des procédures sont exagérés. Il précise qu’en date du 3 juin 2022, plus de 618 jours s’étaient écoulés depuis le début de l’enquête. Selon le mandat confié à l’enquêteur, son rapport final aurait dû avoir été déposé depuis plus d’un an, soit le 31 mai 2021. Le demandeur appuie son argument sur l’exigence 6.1.1 de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement qui stipule que l’enquêteur doit notamment s’assurer que le processus de traitement des plaintes de harcèlement se déroule sans délai.

[66] Selon moi, le délai allégué n’est pas un fait suffisamment exceptionnel pour justifier l’intervention de la Cour à ce stage. Tel que précisé dans Gupta CAF, certains litiges prennent plus de cinq ans ou même dix ans. En l’espèce, similairement à Gupta CAF, une période d’environ deux ans et demi n’est pas « anormalement long[ue] compte tenu de la nécessité de mener une enquête et du caractère détaillé des observations faites par l’appelant à l’enquêteur » (Gupta CAF au para 11).

V. Conclusion

[67] En l’espèce, le demandeur a accès à la procédure de grief et doit avoir recours à cette voie adéquate avant de demander à la Cour de procéder au contrôle judiciaire. De plus, aucun fait n’est suffisamment exceptionnel pour justifier de contourner la règle normale requérant au demandeur d’épuiser les recours internes disponibles, soit en l’instance la procédure de griefs (Gupta CAF aux para 13-14).

[68] Enfin, dans son Mémoire des faits et du droit, le défendeur réclame des dépens. Cependant, aucun argument à l’appui n’a été présenté pour les justifier, ni quant au montant réclamé. Dans les circonstances de cette demande, où une question importante a été portée à la Cour, la Cour exerce sa discrétion de n’accorder aucun dépens contre de demandeur.


JUGEMENT au dossier T-1345-22

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

T-1345-22

 

INTITULÉ:

BENOÎT GOSSELIN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

QUÉBEC, QUÉBEC

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 25 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE Régimbald

 

DATE DES MOTIFS:

LE 16 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS:

M. Benoît Gosselin

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Daniel Côté-Finch

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.