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Date : 20230616


Dossier : IMM-7039-22

Référence : 2023 CF 848

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

PRASHANT MONGA

KANU MONGA

VIRAAJ MONGA

YUVRAAJ MONGA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 20 juin 2022 [la décision], par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’avaient présentée les demandeurs.

[2] Comme je l’explique en détail plus loin, la présente demande est accueillie, car je conclus que l’agent a effectué une analyse déraisonnable de l’intérêt supérieur des enfants.

II. Contexte

[3] Les demandeurs forment une famille de quatre personnes, dont deux enfants, et sont tous citoyens de l’Inde. Le demandeur principal est entré au Canada à titre de visiteur en juillet 2018, et les autres demandeurs l’ont rejoint en septembre 2018. Ils ont tous présenté une demande d’asile en novembre 2018 après avoir conclu que la situation en Inde, qui, à leurs dires, menaçait la sécurité du demandeur principal, ne s’améliorait pas.

[4] La demande d’asile des demandeurs s’articulait autour du fait qu’ils étaient exposés à la persécution de la part du Rashtriya Swayamsevak Sangh [le RSS], un groupe nationaliste hindou de droite; du parti Bharatiya Janata [le BJP], la branche politique du RSS et le parti au pouvoir en Inde; et de la police du Haryana, où ils habitaient. Les demandeurs ont affirmé qu’ils étaient exposés à la persécution de la part de ces groupes du fait des opinions politiques et de l’activisme du demandeur principal à titre de membre du parti Indian National Lok Dal [l’INLD] et de son activisme politique anti-BJP.

[5] Le demandeur principal a déclaré qu’il avait fait l’objet de pressions et de harcèlement pour qu’il mette fin à son activisme politique, que son entreprise avait été ciblée et souvent sabotée, qu’il avait été arrêté illégalement par la police et gardé en captivité pendant trois jours, durant lesquels il fut sévèrement battu et privé de nourriture, et qu’on avait menacé de s’en prendre à sa famille s’il refusait de présenter des excuses publiques et de se joindre au BJP.

[6] Les demandeurs ont ajouté que les menaces et le harcèlement envers eux s’étaient poursuivis après que le demandeur principal eut quitté leur foyer en Haryana vers New Delhi, et que la police du Haryana était allée à sa recherche à New Delhi. Selon les demandeurs, les manœuvres de harcèlement ont continué même après le départ de l’Inde du demandeur principal, et ceux qui étaient à la recherche des demandeurs en Inde ont poursuivi leurs efforts même après l’arrivée de l’ensemble des demandeurs au Canada.

[7] La demande d’asile des demandeurs a été rejetée tant par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] que par la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Bien que la SPR et la SAR aient reconnu que le demandeur était membre de l’INDL et qu’il avait été harcelé et arrêté en raison de ses opinions politiques et de son activisme, la question déterminante se rattachait à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Kolkata.

[8] À la suite du rejet de leur demande d’asile, les demandeurs ont déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande reposait sur leur établissement au Canada, les difficultés rencontrées par le demandeur principal en tant qu’activiste politique en Inde et l’intérêt supérieur des enfants.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] Dans son appréciation du bien-fondé de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a d’abord examiné la situation en Inde ainsi que les difficultés que les demandeurs y rencontreraient. Bien qu’il ait reconnu l’existence de différences sur le plan politique en Inde, l’agent a conclu que la preuve ne démontrait pas que le demandeur principal était toujours membre de l’INLD, qu’il était actuellement recherché en Inde ni qu’il continuerait d’être ciblé à son retour au pays.

[10] Les demandeurs ont soutenu qu’il leur serait difficile de s’établir à Kolkata (la PRI relevée par la SPR et la SAR) étant donné que la langue et la culture y sont différentes de celles du Haryana. Ils ont précisé qu’ils ne parlent, ne lisent ni n’écrivent le bengali, soit la langue dominante à Kolkata, et que l’anglais n’y est pas très répandu. Bien qu’il ait reconnu que le bengali est la langue dominante à Kolkata et que son apprentissage pourrait nécessiter un certain effort, l’agent a conclu que la preuve ne démontrait pas que les demandeurs ne seraient pas en mesure de suivre des cours de bengali à leur retour en Inde.

[11] Au sujet des difficultés qu’ils éprouveraient, les demandeurs ont ensuite avancé l’argument selon lequel le demandeur principal serait incapable d’obtenir davantage qu’un maigre revenu à Kolkata. L’agent a toutefois jugé que la preuve dont il disposait ne démontrait pas comment les demandeurs en étaient arrivés à cette conclusion et que, si aucune possibilité d’emploi n’attendait actuellement le demandeur principal en Inde, la preuve ne permettait pas d’établir que ce dernier serait incapable d’obtenir un emploi convenable à son retour. Après avoir examiné les antécédents professionnels du demandeur principal et de sa femme, tant en Inde qu’au Canada, l’agent a jugé qu’en l’absence de preuve contraire, il était raisonnable de conclure qu’ils seraient en mesure de mettre à profit leurs compétences et leur expérience de travail pour se trouver un emploi à Kolkata.

[12] L’agent a en outre indiqué que, ensemble, le demandeur principal et sa femme avaient un total de trois parents et cinq frères ou sœurs habitant en Inde, ce qui l’a amené à conclure que, même si aucun d’eux ne résidait à Kolkata, rien dans la preuve présentée ne portait à croire que ces membres de leur famille ne pourraient ou ne voudraient aider les demandeurs à leur retour en Inde, ne serait-ce que sur le plan affectif. L’agent a également fait remarquer qu’aucun élément de preuve n’indiquait que les demandeurs ne seraient pas en mesure d’obtenir l’aide d’un organisme communautaire afin de les accompagner dans leurs démarches de réintégration.

[13] En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a d’abord examiné la prétention des demandeurs selon laquelle les enfants seraient contraints de fréquenter une école publique en Inde, car les demandeurs n’auraient pas les moyens de payer pour une école privée, et l’éducation qu’ils recevraient dans le réseau public serait de mauvaise qualité. L’agent a constaté que l’un des articles présentés par les demandeurs traitait de la qualité de l’enseignement primaire en Inde, mais a souligné qu’au moins un, et possiblement deux, des demandeurs mineurs (âgés respectivement de 17 et 13 ans) serait en âge de fréquenter un établissement d’enseignement secondaire. Par conséquent, l’agent a conclu que la preuve ne démontrait pas qu’ils ne seraient pas en mesure d’obtenir une éducation secondaire adéquate en Inde.

[14] Il a reconnu que la langue d’enseignement dans les écoles de Kolkata est le bengali, langue que les enfants ne parlent pas. Cela étant dit, il a conclu que rien dans la preuve présentée ne donnait à penser que les enfants ne seraient pas en mesure de suivre des cours de bengali pour les aider à s’adapter.

[15] Les demandeurs ont en outre soutenu que les enfants souffriraient d’un isolement social important à Kolkata, car il leur serait difficile de former des groupes sociaux en raison de la barrière linguistique, et que la situation aurait des effets néfastes sur leur santé mentale et physique. L’agent a cependant jugé que la preuve ne permettait pas de savoir comment les demandeurs en étaient arrivés à ces conclusions sans se fonder sur de simples conjectures.

[16] Enfin, toujours au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent s’est penché sur l’argument avancé par l’aîné, lequel reposait sur son souhait de devenir plombier, et a jugé que la preuve ne permettait pas d’établir que celui-ci devait suivre sa formation et devenir plombier au Canada et que, en l’absence de preuve contraire, il était raisonnable de conclure que l’enfant pourrait obtenir la formation nécessaire et ainsi devenir plombier en Inde.

[17] Le dernier facteur analysé par l’agent était celui relatif à l’établissement. Comme les demandeurs avaient habité au Canada pendant plus de trois ans, il a fait remarquer qu’il était attendu qu’ils aient atteint un certain degré d’établissement au cours de cette période. Toutefois, il a conclu qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils seraient incapables de s’établir à nouveau en Inde.

[18] Dans l’ensemble, l’agent a jugé que la situation des demandeurs ne justifiait pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

IV. Questions en litige

[19] Les demandeurs ont fait valoir que la présente demande de contrôle judiciaire soulevait les questions suivantes (ce qui suit n’est pas la formulation exacte utilisée par les demandeurs) :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur du fait qu’il n’a pas apprécié de manière raisonnable l’intérêt supérieur des enfants?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse des difficultés?

  3. L’agent a-t-il déraisonnablement omis de tenir compte du degré d’établissement des demandeurs?

[20] L’ensemble de ces questions remettent en doute le caractère raisonnable de la décision, et les parties conviennent (et je suis d’accord) que la norme de contrôle qui doit s’y appliquer est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V. Analyse

[21] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’analyse effectuée par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants, notamment en ce qui concerne la preuve et les observations à l’égard du fait que les demandeurs mineurs ne parlent pas le bengali, soit la langue principalement parlée à Kolkata, lieu de la PRI.

[22] Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, l’analyse faite par l’agent de l’incidence de la barrière linguistique sur l’éducation des demandeurs mineurs se limite au paragraphe suivant :

[traduction]
Les demandeurs ont indiqué que la langue d’enseignement dans les écoles de Kolkata est le bengali, langue que les enfants ne parlent pas. Bien que cette affirmation puisse être vraie, rien dans la preuve présentée ne donne à penser que les enfants ne seraient pas en mesure de suivre des cours de bengali pour les aider à s’adapter.

[23] Les demandeurs ont soutenu que ce raisonnement n’était pas intelligible, puisqu’il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que des enfants qui ne connaissent pas la langue soient capables d’obtenir de bons résultats dans cette langue dans leurs études secondaires et postsecondaires (les enfants étant âgés de 13 et 17 ans à la date du dépôt de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire) simplement parce qu’ils ont suivi un cours d’introduction au bengali. Les demandeurs ont ajouté qu’il faudrait, vraisemblablement, que les enfants étudient longtemps en bengali pour être en mesure d’obtenir de bons résultats dans des cours secondaires ou postsecondaires dans cette langue.

[24] Comme la Cour l’a souligné dans la décision Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1259, l’incapacité des enfants à parler la langue du pays de retour est un facteur décisif dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, car elle aurait une incidence sur la capacité des enfants à apprendre une nouvelle langue, un nouveau système scolaire et une nouvelle culture (au para 27, citant Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1008 au para 21). L’agent a toutefois ignoré l’incidence de ce facteur sur l’éducation des demandeurs mineurs parce que les demandeurs n’avaient présenté aucun élément de preuve démontrant qu’ils ne seraient pas en mesure de suivre des cours de bengali. Le raisonnement de l’agent semble être que l’accès à des cours de langue suffirait à atténuer les répercussions de ce facteur de telle sorte qu’il n’était pas nécessaire de l’examiner plus en détail. Je suis d’avis que l’argument des demandeurs voulant que ce raisonnement ne soit pas réaliste est convaincant et, par conséquent, je conviens avec les demandeurs que le traitement fait par l’agent de ce facteur n’est pas intelligible.

[25] Je considère également comme problématique l’analyse, menée par l’agent, de l’incidence de la langue sur la capacité des enfants à s’intégrer socialement à Kolkata. Les demandeurs ont fait valoir que les enfants souffriraient d’un isolement social important à Kolkata, car il leur serait difficile de former des groupes sociaux en raison de la barrière linguistique. Le raisonnement ayant mené l’agent à rejeter cette prétention est le suivant :

[traduction]
[...] [L]a preuve présentée ne permet pas de savoir comment les demandeurs en sont arrivés à cette conclusion sans se fonder sur de simples conjectures. Certes, il est possible que les enfants n’aient actuellement aucun ami à Kolkata, mais la preuve présentée ne permet pas d’établir qu’ils seront isolés, incapables de se faire des amis, incapables de se joindre à des équipes sportives ou à des groupes communautaires dans le but de nouer des relations, ou que leur intérêt supérieur sera compromis.

[26] Cependant, à l’appui de leur argument, les demandeurs ont fourni une étude concluant notamment que la maîtrise de la langue constitue l’un des principaux déterminants d’une intégration sociale réussie. La conclusion de l’agent, selon laquelle aucun élément de preuve présenté par les demandeurs – autre que des conjectures – ne permettait d’étayer leur prétention voulant que la barrière linguistique à laquelle devront faire face les enfants entraîne un isolement social important, me porte à croire qu’il n’a pas tenu compte de cette étude, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle (voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, 1998 CanLII 8667 (CF)).

[27] Si les considérations relatives à l’intérêt supérieur des enfants ne dictent pas le résultat d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elles sont toutefois suffisamment importantes pour que l’évaluation erronée de l’incidence de la barrière linguistique à laquelle devront faire face les enfants (barrière qui, comme je l’ai mentionné, constitue pour sa part un facteur décisif dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants) rende la décision déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est infirmée et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Il n’est donc pas nécessaire que la Cour se penche sur les autres arguments avancés par les demandeurs pour contester la décision.

[28] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7039-22

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est infirmée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

 

« Richard F. Southcott »

 

Juge

 


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7039-22

INTITULÉ :

PRASHANT MONGA, KANU MONGA, VIRAAJ MONGA et YUVRAAJ MONGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 16 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

David Orman

POUR LES DEMANDEURS

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orman Immigration Law

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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