Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230616


Dossier : IMM-7901-22

Référence : 2023 CF 850

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 juin 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE:

JIYEON NA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 9 août 2022 [la décision], par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse a présentée depuis le Canada, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande sera accueillie en partie, parce que l’agent n’a pas tenu compte de la demande subsidiaire visant l’obtention d’un permis de séjour temporaire [PST] qui accompagnait la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse. Je renverrai donc la demande de PST à un autre agent pour décision. Autrement, je rejetterai le volet de la demande ayant trait à la contestation de la décision rendue relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse, puisque ses arguments à cet égard ne minent pas le caractère raisonnable de la décision.

II. Contexte

[3] La demanderesse de 34 ans est une citoyenne de la Corée du Sud. Elle est arrivée au Canada en décembre 2017 et a obtenu le statut de résident temporaire en tant que visiteuse. En novembre 2018, elle a obtenu un permis d’études pour améliorer son anglais; ce permis a été prolongé en février 2019 et a expiré le 30 novembre 2019. Pendant son séjour au Canada, la demanderesse est retournée en Corée du Sud à deux reprises pour visiter sa famille, soit en octobre et novembre 2018, puis en juillet et août 2019.

[4] À l’expiration de son permis d’études en novembre 2019, la demanderesse est restée au Canada sans statut. Bien qu’elle ait présenté une demande de permis de travail (assortie d’une étude d’impact sur le marché du travail favorable) en novembre 2019, sa demande a été rejetée le 30 mars 2020. La demanderesse a travaillé illégalement au Canada pendant la période où elle n’avait pas de statut lui permettant de le faire.

[5] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse a été reçue le 25 octobre 2021. La demanderesse a demandé qu’un PST lui soit délivré, dans l’éventualité où sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire serait rejetée.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[6] Dans le cadre de son appréciation du bien-fondé de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada et de préoccupations de cette dernière quant aux difficultés auxquelles elle serait confrontée à son retour en Corée du Sud.

[7] En ce qui concerne l’établissement, l’agent a signalé que la demanderesse avait travaillé pour subvenir à ses besoins et que ses relevés bancaires démontraient qu’elle avait de bonnes pratiques de gestion financière. En outre, l’agent a constaté que la demanderesse jouait un rôle actif au sein de son église et qu’elle avait noué de nombreuses amitiés, comme en font foi les lettres témoignant de sa bonne conduite produites par ses collègues.

[8] Cependant, l’agent a aussi indiqué que la demanderesse n’était pas restée au Canada pour des circonstances indépendantes de sa volonté, et il a conclu que les affirmations de la demanderesse quant à son degré d’établissement et d’intégration au Canada reposaient sur l’inobservation de la législation canadienne en matière d’immigration, puisqu’elle était restée ici et avait travaillé au Canada sans autorisation.

[9] En ce qui concerne les difficultés, l’agent a fait référence à l’argument de la demanderesse selon lequel elle avait coupé ses liens sociaux en Corée du Sud, où elle n’avait pas demeuré pendant près de quatre ans. Elle a précisé qu’aucun emploi ne l’attendait en Corée du Sud et qu’elle ne pouvait pas compter sur les membres de sa famille pour s’établir de nouveau dans ce pays, puisqu’ils éprouvaient des difficultés financières. Avant de venir au Canada, la demanderesse travaillait dans le restaurant de sa mère. La pandémie de COVID-19 a toutefois eu des répercussions négatives sur le restaurant. Comme ce dernier faisait faillite, la demanderesse n’aurait pas eu d’emploi de serveuse à son retour et elle aurait eu de la difficulté à se trouver du travail en Corée du Sud.

[10] L’agent a reconnu le fait que la vie de la demanderesse changerait fondamentalement et qu’elle aurait du mal à reprendre sa vie en Corée du Sud. L’agent a toutefois signalé que la demanderesse avait fait un choix conscient de quitter la Corée du Sud en 2017 et que sa décision personnelle pouvait avoir contribué directement à l’effritement de ses liens avec son pays. Même si l’agent a pris acte du fait que la demanderesse serait exposée à des difficultés économiques éventuelles en Corée du Sud en raison du taux de chômage élevé dans ce pays, il a déclaré que le processus de se réintégrer et de s’établir à nouveau au retour dans un pays aux conditions économiques moins prospères que celles ayant cours au Canada était une conséquence ordinaire du retour.

[11] À la lumière de cette analyse de l’établissement et des difficultés, l’agent a conclu que la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR n’était pas justifiée. Il ne s’est pas penché sur la demande subsidiaire de la demanderesse visant l’obtention d’un PST.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La demanderesse a soumis les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. L’agent a-t-il omis d’examiner la demande de PST de la demanderesse?

  2. L’agent a-t-il mal apprécié les considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse?

[13] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable à ces questions est la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V. Analyse

A. L’agent a-t-il omis d’examiner la demande de PST de la demanderesse?

[14] Le défendeur reconnaît que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a omis d’examiner la demande de PST. Par conséquent, bien que le défendeur estime que l’analyse que contient la décision relativement aux considérations d’ordre humanitaire est raisonnable, il reconnaît que la demande de PST devrait être renvoyée pour être tranchée. Comme le fait remarquer le défendeur, la Cour a abordé une situation semblable dans la décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 754 [Li] aux para 10, 11.

[15] Par conséquent, je ferai droit à ce volet de la demande de contrôle judiciaire et je renverrai la demande de PST qui n’a pas été tranchée à un autre agent pour qu’il prenne une décision. À l’instar de la décision Li (voir le para 11), il est toutefois nécessaire d’examiner le caractère raisonnable de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire dans la décision.

B. L’agent a-t-il mal apprécié les considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse?

[16] Bien que le mémoire des faits et du droit de la demanderesse expose des arguments relatifs à l’appréciation de son degré d’établissement faite par l’agent, l’avocate de la demanderesse a aussi abordé, dans ses observations orales, l’analyse des difficultés que l’agent avait effectuée. Dans les deux volets de son argumentation, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur, parce qu’il a mis l’accent sur ses antécédents défavorables en matière d’immigration (notamment le temps qu’elle avait passé au Canada sans statut, le fait qu’elle n’avait pas quitté le Canada à la fin de son séjour autorisé et le fait qu’elle avait travaillé sans autorisation), retenant contre elle son statut en matière d’immigration et l’utilisant pour écarter à tort les considérations d’ordre humanitaire favorables de l’établissement et des difficultés. La demanderesse affirme que l’agent n’a pas réalisé l’exercice nécessaire de pondération des facteurs favorables par rapport à son inobservation de la loi.

[17] Pour étayer sa position, la demanderesse renvoie la Cour au paragraphe 22 de la décision Toussaint c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1146 [Toussaint]; cette décision a établi que, dans cette affaire, l’agent chargé d’examiner les considérations d’ordre humanitaire avait accordé une attention déraisonnable et un poids excessif au mépris dont la demanderesse. avait fait preuve envers les lois sur l’immigration. De même, dans la décision Uddin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 314, la Cour a conclu au paragraphe 50 qu’un agent n’avait pas expliqué pourquoi les antécédents défavorables de la demanderesse en matière d’immigration l’emportaient sur les considérations d’ordre humanitaire favorables.

[18] Je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle ces décisions dépendent des faits qui leur sont propres. Comme en a pris note la Cour dans la décision Toussaint, il n’est pas inapproprié pour l’agent qui se livre à l’exercice de pondération d’attribuer un poids défavorable au travail et au séjour non autorisés d’un demandeur au Canada (au para 22). En effet, comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’’arrêt Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2002 CAF 125 au para 19, il est loisible de prendre en considération le fait que le demandeur ne s’est pas conformé à la législation, notamment que les considérations d’ordre humanitaire dont il se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

[19] C’est précisément le type d’analyse à laquelle l’agent s’est livré en l’espèce, signalant que le mépris dont la demanderesse a fait preuve envers la législation canadienne en matière d’immigration a contribué à la fois à son établissement au Canada et à la rupture de ses liens avec la Corée du Sud, qui causerait des difficultés à son retour.

[20] Je prends note aussi de l’observation de la demanderesse selon laquelle l’agent aurait dû tenir compte du fait que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont généralement présentées par des demandeurs qui n’ont pas respecté les lois. Encore une fois, je ne relève aucune erreur dans l’analyse de l’agent. La Cour s’est penchée sur des arguments semblables dans la décision Campbell-Service c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1050 aux para 14-16. Le fait que le paragraphe 25(1) de la LIPR dispose que des personnes seront dépourvues de statut ne rend pas cette considération non pertinente. Au contraire, il est raisonnable pour un agent de tenir compte de ce facteur et de lui attribuer un poids défavorable lorsque le particulier a choisi de son propre chef de rester au Canada sans statut.

[21] Selon mon interprétation de la décision, l’agent avait conscience des éléments de preuve en faveur de la demanderesse concernant son établissement au Canada et les difficultés associées à son retour en Corée du Sud. Cependant, après avoir pris en compte les conséquences défavorables du mépris dont la demanderesse avait fait preuve envers la législation canadienne en matière d’immigration et du fait que sa décision de rester au Canada sans statut avait contribué à son établissement et à ses difficultés, l’agent a conclu que les facteurs favorables n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense. Cette analyse représente le type d’exercice de mise en balance que l’agent était tenu d’effectuer, et je ne vois aucune raison de conclure que la décision est déraisonnable.

[22] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-7901-22

LA COUR STATUE :

  1. La question non réglée de la demande de permis de séjour temporaire de la demanderesse est renvoyée à un autre agent pour décision;

  2. Autrement, la présente demande est rejetée;

  3. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7901-22

INTITULÉ :

JIYEON NA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :


LE 16 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Sandra Dzever

Pour la demanderesse

Bradley Gotkin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Ronen Kurzfeld

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.