Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230523


Dossier : T-226-13

Référence : 2023 CF 715

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2023

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ENTRE :

JOHN MARK JACQUES, GORDON ALBERT MEHEW et CRAIG ROBAR

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs ont engagé le présent recours collectif envisagé au nom des personnes dont les renseignements personnels étaient stockés sur une clé USB non chiffrée égarée par un employé du gouvernement du Canada en novembre 2012. Ils sollicitent maintenant par voie de requête l’autorisation de déposer l’affidavit d’un expert en cybersécurité, Nicholas Scheurkogel, fait sous serment le 31 janvier 2023, à titre de contre-preuve relativement à la requête en autorisation.

[2] La déclaration des demandeurs a été déposée en janvier 2013. Cependant, l’affaire a été mise en suspens jusqu’à la décision définitive ou au règlement dans le dossier connexe T-132-13, ce qui s’est produit en mai 2018 lorsque la Cour a rendu la décision Condon c Canada, 2018 CF 522.

[3] Les demandeurs ont signifié leur dossier relatif à la requête en autorisation le 24 novembre 2021 (trois ans et demi après le jugement final de la Cour dans Condon) et le défendeur a signifié ses documents de réponse le 30 novembre 2022.

[4] Les demandeurs affirment qu’ils ont demandé au défendeur de communiquer [traduction] « tous les documents concernant ses enquêtes internes relativement à la clé USB perdue », mais que ces demandes sont restées sans suite jusqu’au moment où le défendeur a déposé ses documents de réponse.

[5] Le défendeur rétorque que la requête des demandeurs est sans fondement et fait valoir que cette requête devrait être rejetée parce que les éléments de preuve envisagés existaient – et auraient dû être prévus – à la date du dépôt des affidavits principaux des demandeurs.

II. La contre-preuve envisagée

[6] Le rapport d’expert de Nicholas Scheurkogel, joint à l’affidavit de ce dernier, vise à répondre à une série de questions qui lui ont été posées par les avocats des demandeurs. Ces questions peuvent être classées en trois catégories.

[7] La première porte sur l’existence de politiques et de pratiques suivies au gouvernement relativement aux clés USB :

[traduction]

(1) Quelles mesures de protection auraient dû être appliquées afin d’empêcher le versement de l’information sur la clé USB?

(2) Existait-il des politiques interdisant aux employés de verser des données confidentielles sur une clé USB et/ou de le faire sans protection par mot de passe?

(3) Existait-il des politiques empêchant un employé de déplacer des données hors du lieu de travail et/ou de les emporter chez lui?

[8] La deuxième catégorie de questions concerne les enquêtes internes réalisées par le défendeur au sujet de la clé USB disparue :

[traduction]

(4) Quelles enquêtes semblent avoir été menées pour savoir si c’était bien un employé qui avait versé les données sur une clé USB?

(5) Quelles enquêtes semblent avoir été menées pour savoir ce qu’il est advenu de la clé USB?

(6) D’après votre expérience, comment interprétez-vous la conclusion tirée par le défendeur quant à ce qu’il est advenu de la clé USB? Cette conclusion est‑elle fiable? Est-elle corroborée par les faits et les pratiques en vigueur dans l’industrie relativement aux enquêtes effectuées en cas d’atteinte touchant les renseignements personnels ou la cybersécurité?

(7) Globalement, dans vos réponses à ces questions, veuillez donner votre avis sur la rigueur de l’enquête effectuée par la Couronne. Par exemple, est-elle conforme aux exigences internes du gouvernement qui régissent ce genre de données?

(8) Quels autres documents auriez-vous besoin de consulter ou quelles personnes voudriez-vous interroger afin d’analyser plus en profondeur le risque que la clé USB ait été volée ou utilisée à mauvais escient et non pas simplement égarée? Avez-vous accès à suffisamment d’informations pour tirer une conclusion sur ce qui s’est probablement produit?

[9] La troisième catégorie de questions est liée au risque de préjudice pour les demandeurs :

[traduction]

(9) Est-ce que les résultats prétendument obtenus par le défendeur à la suite de ses enquêtes et la surveillance gratuite du crédit permettent réellement d’éliminer le risque de préjudice pour des personnes depuis l’incident?

(10) Pour ce qui est d’évaluer si des personnes ont réellement subi un préjudice, la Couronne a-t-elle inclus des données fiables dans les documents qu’elle a présentés afin de démontrer l’absence de préjudice pour les membres du groupe?

(11) Quelles enquêtes peuvent être réalisées pour qu’on puisse vérifier si le groupe est exposé à un risque réel de préjudice? La Couronne a-t-elle procédé à ce genre d’enquêtes?

(12) Quelles informations votre entreprise aurait-elle besoin de recevoir de la Couronne pour effectuer des recherches sur l’Internet ou le Web clandestin couvrant les dix dernières années, alors que la Couronne semble avoir choisi de ne pas le faire? Quels renseignements chercheriez-vous?

III. La question en litige

[10] La présente requête soulève une seule question, celle de savoir si les demandeurs devraient être autorisés à déposer l’affidavit proposé. Cependant, si elle fait droit à cette requête, la Cour devra quand même probablement réviser le calendrier établi le 25 octobre 2022.

IV. Analyse

[11] L’article 312 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 permet aux parties de déposer des affidavits complémentaires avec l’autorisation de la Cour, tandis que le paragraphe 84(2) régit le dépôt d’affidavits après le contre-interrogatoire. Soucieuse de m’assurer que ces règles donnent lieu à des interprétations similaires (Salton Appliances (1985) Corp v Salton Inc (2000), 4 CPR (4th) 491, 181 FTR 146, 2000 CarswellNat 155), j’ai examiné la jurisprudence afférente aux deux dispositions.

[12] Le critère permettant d’autoriser le dépôt d’une preuve en réplique a été énoncé dans Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 121, où la Cour d’appel fédérale a déclaré que le dépôt d’une telle preuve n’est autorisé que dans des « circonstances inhabituelles », lorsque certains principes d’équité procédurale se présentent [Amgen, au para 11]. Pour parvenir à sa décision, la Cour doit tenir compte des éléments suivants :

a. si l’élément de preuve aidera la Cour (plus particulièrement sa pertinence et sa valeur probante suffisante);

b. si l’admission de la preuve causera un préjudice grave à l’autre partie;

c. si l’élément de preuve était disponible lors du dépôt des affidavits ou s’il aurait pu être découvert en démontrant une diligence raisonnable.

[Amgen, au para 13]

[13] Les demandeurs soutiennent que l’affidavit d’expert qu’ils souhaitent déposer vise à répondre aux deux affidavits qui font partie du dossier de requête en autorisation déposé en réponse par le défendeur. Les auteurs des affidavits présentés par le défendeur expliquent essentiellement que, selon leurs enquêtes internes, la clé USB n’a jamais été volée et qu’il n’y a pas de risque de préjudice pour les membres du groupe, qui n’ont pas non plus subi de dommages à ce jour. Étant donné qu’avant de recevoir les documents de réponse des défendeurs, ils ne savaient pas qu’une enquête avait eu lieu ni qu’elle en avait été l’issue, les demandeurs font valoir qu’il leur était impossible de présenter leur témoignage d’expert plus tôt.

[14] Je suis d’accord avec les demandeurs. Tout comme eux, j’estime que le témoignage d’opinion de l’expert, M. Scheurkogel, aidera très probablement la Cour à déterminer le poids à accorder aux enquêtes du défendeur puisqu’il fournira le point de vue d’un expert d’expérience en cybersécurité indépendant dont les services sont souvent retenus par des organisations qui enquêtent sur des atteintes à la protection des données.

[15] Dans Sweet c Canada, 2022 FC 1228, le juge Richard Southcott a été saisi d’une requête, présentée à l’audience relative à l’autorisation, visant la suppression d’un témoignage d’expert déposé en réplique aux documents dans lesquels le gouvernement du Canada faisait état des résultats de son enquête. Il a rejeté la requête et formulé l’observation suivante :


 

[traduction]

[53] Les documents déposés par le défendeur en réponse à la requête en autorisation décrivent les mesures prises en février et en mars 2021 comme étant la preuve des gestes posés proactivement par l’ARC pour limiter et éliminer l’incident de cybersécurité. Ces éléments de preuve ont donc trait à une question qui est soulevée en défense, et il est approprié pour le demandeur de répliquer en présentant des éléments de preuve sur ce qu’il considère comme des conséquences défavorables de ces gestes et de faire le lien avec des mesures prises à la suite des atteintes à la sécurité des données de 2020. Par conséquent, je suis d’avis que les paragraphes du deuxième affidavit d’Emery et les pièces afférentes, présentées en réplique aux paragraphes 66 à 71 de l’affidavit de Rae, sont admissibles.

[16] Quant à l’argument d selon lequel le contenu de l’affidavit en cause ne relève pas du domaine de compétence de l’expert et ne possède aucune force probante, je laisse à la Cour chargée de statuer sur le fond de la requête en autorisation le soin de se prononcer à ce sujet.

[17] En dernier lieu, l’admission de la contre-preuve n’entraîne qu’un préjudice limité, voire aucun, car les avocats du défendeur peuvent contre-interroger l’expert des demandeurs sur son témoignage et/ou le défendeur sera autorisé à présenter sa propre preuve d’expert s’il le souhaite. Cette démarche peut évidemment perturber le calendrier dont les parties ont convenu, mais tout délai supplémentaire sera relativement limité par rapport aux retards déjà subis dans la présente affaire, comme j’en fais état plus haut.

[18] Bien que la requête des demandeurs ait été accueillie, la preuve présentée par le défendeur montre que ce dernier a été amené à croire que les contre-interrogatoires se dérouleraient pendant la semaine du 16 janvier 2023, moyennant un léger remaniement du calendrier préétabli. Toutefois, sans préavis, les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve le 18 janvier 2023, ce qui a exigé l’ajournement de tous les contre-interrogatoires déjà prévus. Pour cette raison, des dépens seront adjugés en faveur du défendeur.

V. Conclusion

[19] Pour la raison exposée ci-dessus, la requête des demandeurs est accueillie et l’affidavit de Nicholas Scheurkogel peut être déposé en contre-preuve.

[20] Le défendeur est également autorisé à déposer un affidavit de réplique, et les parties doivent se rencontrer puis proposer à la Cour un calendrier modifié, à l’intérieur d’un délai de deux semaines suivant la date de la présente ordonnance.

[21] Des dépens de 1 500 $ sont adjugés au défendeur.


ORDONNANCE dans le dossier T-226-13

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La requête des demandeurs est accueillie.

  2. L’affidavit de Nicolas Scheurkogel ainsi que le rapport d’expert qui y est joint peuvent être déposés en contre-preuve.

  3. Le défendeur est autorisé à déposer une réplique.

  4. Les parties doivent se rencontrer et proposer à la Cour, dans un délai de deux semaines suivant la date de la présente ordonnance, un calendrier modifié des étapes de procédure restantes relativement à la requête en autorisation des demandeurs.

  5. Des dépens de 1 500 $ sont adjugés au défendeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-226-13

 

INTITULÉ :

JOHN MARK JACQUES, GORDON ALBERT MEHEW ET CRAIG ROBAR c SA MAJESTÉ LE ROI

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) SOUS LE RÉGIME DES ARTICLES 312 ET 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 23 MAI 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Theodore P. Charney

Caleb Edwards

Rebecca R. Loeb

Harvey T. Strosberg

Lucina P. Brasil

Siobhan McConnell

Bob Buckingham

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sean Stynes

Sarah Rajguru

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Charney Lawyers PC

Toronto (Ontario)

Strosberg Sasso Sutts LLP

Windsor (Ontario)

Branch MacMaster LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Bob Buckingham

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.