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Date : 20230612


Dossier : IMM-4581-20

Référence : 2023 CF 827

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MICHEL CAROLINA ORTIZ DE LA CRUZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 septembre 2020, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande.

II. Contexte

[3] La demanderesse est citoyenne de la République dominicaine. Avant de venir au Canada, elle était victime de violence familiale grave aux mains de son ancien partenaire. Après être tombée enceinte, elle a essayé de mettre fin à la relation, mais elle craignait toujours pour sa sécurité.

[4] Laissant son enfant de cinq mois aux soins de sa mère, la demanderesse a finalement décidé de venir au Canada, pays dont sa sœur est résidente permanente.

[5] La demanderesse est arrivée au Canada en mai 2014 munie d’un permis d’études. Après son arrivée, elle a obtenu un diplôme en voyage et tourisme et elle a travaillé comme designer florale.

[6] La demanderesse a eu un deuxième enfant en janvier 2017. Elle élève seule cet enfant.

[7] La demanderesse a continué d’occuper de petits boulots jusqu’au 27 mars 2019, date à laquelle son statut de résidente temporaire a expiré.

[8] Par ailleurs, la demanderesse est partie à un litige avec son ex-conjoint au sujet de la garde de son premier enfant, qui se trouve toujours en République dominicaine.

[9] En février 2019, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, invoquant l’intérêt supérieur de son enfant de 3 ans, son établissement et les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait retourner en République dominicaine.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[10] Lors de son examen de l’établissement, l’agent a reconnu le degré d’établissement atteint par la demanderesse grâce à son travail, ses études, son bénévolat et ses amitiés au sein de la collectivité. Il a accordé un poids favorable à ces facteurs, mais il a finalement conclu que le degré d’établissement de la demanderesse n’était pas inhabituel pour une personne dans une situation semblable. Il a aussi conclu que les liens de la demanderesse avec le Canada n’étaient pas plus importants que ses liens avec la République dominicaine.

[11] L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de renseignements pour démontrer que les circonstances entourant sa période prolongée de résidence au Canada « échappaient à sa volonté » et il a accordé un poids défavorable à ce facteur.

[12] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a convenu qu’il était dans l’intérêt supérieur d’Eric de rester avec sa mère. En outre, il a reconnu qu’Eric s’était fait des amis et avait tissé des liens affectifs au Canada. Cependant, il a soutenu que le fait, pour Eric, d’accompagner sa mère en République dominicaine ne lui causerait pas de préjudice. Il a expliqué que, même si Eric risquait d’éprouver certaines difficultés à s’adapter à la vie en République dominicaine, les enfants sont [traduction] « résilients face au changement ».

[13] De plus, l’agent a noté qu’Eric avait un demi-frère et une grand-mère en République dominicaine qui pourraient être en mesure de l’aider et de le soutenir. Il a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que les conditions de vie en République dominicaine seraient [traduction] « inférieures au point de compromettre [le] bien-être [de son fils] ».

[14] Après avoir examiné les difficultés, l’agent a conclu que la demanderesse ne serait pas exposée à des difficultés économiques ni à de la discrimination fondée sur le sexe en République dominicaine, parce qu’aucun élément de preuve au dossier ne montrait qu’elle avait personnellement connu la pauvreté, le chômage ou la discrimination fondée sur le sexe pendant qu’elle vivait en République dominicaine. L’agent a déclaré que le fait d’avoir grandi en République dominicaine et d’avoir acquis des compétences au Canada aiderait la demanderesse à s’établir de nouveau en République dominicaine.

[15] Enfin, l’agent a pris acte des observations présentées par la demanderesse, selon lesquelles elle ne pourrait pas compter sur le soutien de sa mère. Cependant, il a conclu que cela pourrait encore être possible, étant donné que la demanderesse avait indiqué l’adresse de sa mère comme dernière adresse connue en République dominicaine.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[16] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable et soulève les points suivants : (i) l’analyse de l’établissement faite par l’agent ne tenait pas dûment compte de son degré d’établissement; (ii) l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants concernant la situation défavorable dans le pays, ce qui a donné lieu à une analyse erronée des difficultés; (iii) l’agent n’a pas effectué une appréciation correcte de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[17] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23). Bien qu’il existe certaines exceptions à cette présomption, elles ne s’appliquent pas dans le cas de la présente demande.

[18] Il est nécessaire de prendre en considération la décision dans son ensemble au moment d’en évaluer le caractère raisonnable. Les lacunes relevées dans la décision doivent être graves; elles ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision (Vavilov, au para 100).

[19] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que la demanderesse s’est acquittée du fardeau qui lui incombait. Comme je juge que la question déterminante est le caractère déraisonnable de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est la seule question que j’examinerai.

V. Analyse

[20] Le traitement de l’intérêt supérieur d’Eric est la question déterminante dans le présent contrôle judiciaire.

[21] La demanderesse soutient que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent contient un certain nombre d’erreurs susceptibles de contrôle. Selon le dossier et les observations présentés à la Cour, je suis d’accord et je conclus que l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été analysé avec toute l’attention et le soin requis.

[22] Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) ordonne aux agents qui examinent les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire de tenir compte de « l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[23] Les observations de la demanderesse sur cette question avancent principalement que l’agent a confondu à tort l’absence de difficultés et l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il n’a pas correctement tenu compte de l’intérêt supérieur d’Eric.

[24] Comme l’a affirmé la demanderesse, l’absence de difficultés ne peut pas se substituer validement à une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 [Singh] au para 30).

[25] Après avoir examiné l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et les conclusions tirées par l’agent, je suis convaincue que ce dernier a adopté une approche considérablement axée sur les difficultés. C’est ce qui ressort des nombreuses fois où l’agent a fait mention d’une absence de difficultés dans le contexte de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[26] Premièrement, l’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu qu’un retour en République dominicaine aurait [traduction] « un effet préjudiciable » sur l’intérêt supérieur de l’enfant en l’espèce et que les difficultés initiales que l’enfant pourrait éprouver pour s’adapter seraient atténuées par la résilience inhérente à son jeune âge.

[27] L’agent a ensuite reconnu l’écart entre le niveau de vie au Canada et celui en République dominicaine et il a déclaré que [traduction] « la demanderesse n’[avait] pas démontré que les conditions de vie en République dominicaine [étaient] à ce point mauvaises qu’elles compromettraient directement l’intérêt supérieur de l’enfant ».

[28] Enfin, sous la rubrique « Conclusion », l’agent a résumé ainsi les conclusions de son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[traduction]

Je suis réceptif, attentif et sensible à la situation et à l’intérêt supérieur d’Eric. Je reconnais qu’il est heureux et à l’aise au Canada et que la demanderesse ne croit pas qu’il aura la même qualité de vie en République dominicaine. Toutefois, d’après les éléments de preuve qui m’ont été présentés, je ne puis admettre que la qualité de vie qu’aurait Eric en République dominicaine serait inférieure au point de compromettre son bien-être. Je reconnais qu’au départ, Eric pourrait éprouver des difficultés à s’adapter à la vie en République dominicaine sur les plans social et économique, et je compatis à sa situation. Cependant, je ne suis pas d’avis que ces difficultés initiales compromettraient directement l’intérêt supérieur de cet enfant.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Le défendeur rétorque que [traduction] « le contexte importe ». Il ajoute que l’agent s’est contenté de répondre aux observations soulevées par la demanderesse, qui portaient pour la plupart sur les difficultés auxquelles son enfant serait exposé en République dominicaine, et qu’il s’est autrement livré à une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant telle qu’elle est définie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61.

[30] Je suis toutefois persuadée que l’analyse erronée de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par l’agent reflète celle dont il est question dans la décision Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 848, dans laquelle l’agent a remplacé l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant par une analyse des difficultés et n’a pas tenu compte de facteurs d’ordre humanitaire au sens plus élargi. Madame la juge Pallotta a dit ce qui suit :

[...] Bien qu’une analyse des difficultés puisse faire partie d’une analyse de l’[intérêt supérieur de l’enfant], elle ne peut toutefois pas la remplacer : Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 au para 21, citant Singh, au para 30, et Patousia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 876 aux para 53 à 56. Dans un contrôle judiciaire, la Cour devrait être convaincue que le décideur a tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33 Je ne suis pas convaincue que l’agent l’a fait en l’espèce quand il a pris en compte l’intérêt supérieur des enfants.

[31] Comme dans la décision Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 [Osun], l’agent en l’espèce a fait une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant si étroitement liée à une analyse des difficultés qu’il est pratiquement impossible pour la Cour de les distinguer, ce qui compromet la transparence de la décision dans son ensemble.

[32] Dans la décision Osun, le juge Diner a résumé brièvement l’importance de faire la distinction entre les difficultés et d’autres facteurs dans une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[23] Cela ne veut pas dire pour autant que la présence ou l’absence de difficultés en cas de départ du Canada et de retour au pays d’origine ne peut occuper une place centrale dans l’analyse de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En fait, il s’agit souvent de l’un des principaux facteurs à prendre en considération dans une telle analyse. Il faut cependant, au moment de l’intégrer dans cet ensemble, distinguer chacun des éléments, et éviter de le déguiser ou de le confondre avec d’autres – en particulier lorsqu’il s’agit de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ainsi que l’écrivait la juge Abella au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy, comme « “[l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés”, la notion de “difficultés inhabituelles et injustifiées” ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant à l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Hawthorne, par. 9 ». Il faut une distinction plus nette pour permettre à la cour de révision d’établir si le décideur a raisonnablement pris en considération tous les facteurs applicables.

[33] L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est aussi minée par d’autres erreurs.

[34] Je juge que l’agent a commis une erreur en supposant que les difficultés auxquelles Eric serait exposé seraient atténuées du seul fait de son jeune âge (Singh, au para 31; Edo-Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1084 aux para 27-29).

[35] De plus, au lieu d’expliquer en quoi le renvoi vers la République dominicaine était dans l’intérêt supérieur d’Eric, l’agent a supposé que son demi-frère, âgé de six ans, et sa grand-mère pourraient être en mesure [traduction] « de le soutenir et de l’aider à surmonter les obstacles linguistiques, sociaux et affectifs connexes qu’il pourrait rencontrer dans le cadre de son intégration dans sa nouvelle collectivité ».

[36] Aucun élément de preuve au dossier ne donnait à penser que la mère de la demanderesse ou son fils de six ans seraient en mesure de fournir à Eric un soutien matériel. Au contraire, selon les observations présentées à l’agent, la mère de la demanderesse vit dans une petite maison et serait incapable d’accueillir la demanderesse et Eric.

[37] Comme ces erreurs sont suffisantes pour exiger l’annulation de la décision et le renvoi de la demande pour nouvelle décision, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions relatives à l’établissement de la demanderesse au Canada et aux difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait retourner en République dominicaine.

VI. Conclusion

[38] Pour tous les motifs qui précèdent, la décision sera annulée et la demande sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[39] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée par les parties aux fins de certification, et les faits de l’affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4581-20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4581-20

 

INTITULÉ :

MICHEL CAROLINA ORTIZ DE LA CRUZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Aishah Nofal

 

Pour la demanderesse

 

Brad Bechard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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