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Date : 20230612


Dossier : IMM-6020-22

Référence : 2023 CF 834

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

EMMANUEL IFEANYI OKORO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 31 mai 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] La SPR et la SAR ont conclu que le demandeur manquait de crédibilité et ont rejeté sa demande d’asile.

[3] Pour les motifs exposés ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui affirme craindre pour sa vie en raison de sa bisexualité. Il affirme que la police nigériane l’a arrêté et détenu pendant quatre jours en juillet 2017, car les autorités auraient trouvé du contenu explicite de nature homosexuelle sur son téléphone.

[5] Après cet événement, le demandeur a déménagé en Afrique du Sud, où il a entamé une relation avec un homme. À ce moment, le nouveau partenaire du demandeur fréquentait une femme tout en étant en relation avec ce dernier.

[6] Le demandeur affirme avoir été attaqué par un groupe d’individus en décembre 2018 à l’instigation de la petite amie de son partenaire. Le demandeur a affirmé que c’était la raison pour laquelle il s’est rendu aux États‑Unis en janvier 2019.

[7] Il est resté neuf mois aux États‑Unis avant de se rendre au Canada en octobre 2019, où il a présenté une demande d’asile.

[8] L’audience devant la SPR a eu lieu le 21 mai 2021. La SPR a conclu qu’il y avait plusieurs contradictions dans la preuve, lesquelles nuisaient à la crédibilité du demandeur quant à son orientation sexuelle.

[9] En appel devant la SAR, le demandeur a voulu présenter de nouveaux éléments de preuve.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] D’abord, la SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur, car elle a jugé que l’information qu’ils contenaient était soit normalement accessible avant que la SPR ne rende sa décision, soit non pertinente dans le cadre de l’appel.

[11] La SAR a aussi conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans l’appréciation de la crédibilité du demandeur. Bien que la SPR ait accordé trop d’importance aux incohérences mineures dans la preuve, la SAR a conclu que sa propre appréciation de la preuve avait révélé de nombreuses autres incohérences, de sorte qu’elle a pu confirmer les conclusions de la SPR relativement à la crédibilité du demandeur.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[12] Le demandeur soutient que la SAR a commis des erreurs dans l’appréciation et dans l’analyse de sa crédibilité, ainsi que dans sa décision de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve qu’il avait présentés.

[13] Les parties conviennent, et je souscris à leur position, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle a été établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[14] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable : Vavilov, aux para 75, 100.

[15] Pour que la cour de révision intervienne, elle doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas […] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » : Vavilov, au para 100.

[16] Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable est centré sur la décision rendue par le décideur administratif, qui doit la justifier avec transparence et intelligibilité : Vavilov, aux para 86, 99. La cour de révision doit connaître les contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, aux para 90, 99. Pour que celle‑ci intervienne, les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles : Vavilov, au para 100.

V. Analyse

A. Nouveaux éléments de preuve

[17] Six mois après avoir déposé son mémoire d’appel auprès de la SAR, le demandeur a présenté trois lettres d’appui et une partie de sa demande de divorce à titre de nouveaux éléments de preuve.

[18] La première lettre, datée du 9 mars 2022, provenait du Centre canadien pour les victimes de torture [la lettre du CCVT]. Dans cette lettre, il était indiqué que le demandeur avait été un client du CCVT pendant deux semaines et qu’il avait mentionné que son orientation sexuelle l’exposait à un danger au Nigéria.

[19] La deuxième lettre, datée du 4 mars 2022, avait été rédigée par Mohamed Necib. Ce dernier y mentionnait qu’il connaissait le demandeur depuis deux ans et savait que celui‑ci était bisexuel. Il précisait que le demandeur et lui avaient eu des relations sexuelles à plusieurs reprises depuis juin 2021.

[20] La troisième lettre, datée du 8 mars 2022, provenait de Jennifer El‑Aou. Elle y décrivait sa relation d’amitié avec le demandeur et précisait qu’elle était au courant de sa bisexualité. Elle y mentionnait également que le demandeur l’avait informée du fait qu’il n’avait plus de relations sexuelles avec son épouse.

[21] La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas été en mesure d’expliquer pourquoi les lettres de M. Necib et de Mme El‑Aou n’avaient pas pu être présentées plus tôt. Comme ces derniers connaissaient l’orientation sexuelle du demandeur avant que l’audience devant la SPR n’ait lieu, la SAR a jugé que les lettres auraient pu être présentées lors de l’instance devant la SPR ou du dépôt du mémoire d’appel.

[22] En ce qui concerne la lettre du CCVT et la demande de divorce, la SAR a conclu qu’elles n’étaient pas pertinentes dans le cadre de la procédure d’appel. La lettre du CCVT constitue un élément de preuve intéressé, car elle indique seulement que le demandeur a fait une déclaration au CCVT sur son orientation sexuelle, et la demande de divorce ne contribue pas à démontrer l’orientation sexuelle du demandeur.

[23] Je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en refusant d’admettre les documents en tant que nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le demandeur n’a relevé aucune lacune importante dans la décision sur cette question. Puisque la lettre de M. Necib concerne des faits qui se sont produits après l’audience devant la SPR, ces faits auraient pu être communiqués lorsque le demandeur a interjeté appel devant la SAR. En effet, M. Necib a expliqué dans sa lettre que le demandeur et lui ont commencé à avoir des relations sexuelles en juin 2021, mais l’appel n’a été mis en état que le 29 septembre 2021. Par conséquent, il était raisonnable de la part de la SAR de refuser d’admettre cet élément de preuve au motif qu’il aurait pu être présenté lors de l’instance devant la SPR ou du dépôt du mémoire d’appel.

[24] Compte tenu de l’expertise considérable de la SAR en matière d’appréciation de la preuve dans les affaires d’immigration, la Cour doit faire preuve d’une grande retenue à son égard : Grillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 801 au para 34. Il importe de souligner que « [l]e rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit » : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh] au para 54. En l’espèce, il semble que les documents présentés par le demandeur visaient à compléter son dossier et à tenter de dissiper les doutes exprimés par la SPR.

[25] Comme la Cour l’a fait remarquer dans la décision Vijayakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1160 au paragraphe 15, « [l]es éléments de preuve qui se limitent à corroborer des faits ou à contredire les conclusions de la SPR ne correspondent pas à la définition de “nouveaux éléments de preuve” pour l’application du paragraphe 110(4) de la LIPR (Singh, aux paragraphes 35, 50 et 51) ».

B. Caractère raisonnable des conclusions de la SAR quant à la crédibilité du demandeur

[26] Le demandeur fait valoir plusieurs arguments pour démontrer que la décision est déraisonnable. Je juge cependant que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité du demandeur sont déterminantes dans la présente affaire.

[27] Il ressort de la décision de la SAR que celle‑ci a procédé à son propre examen de la preuve. La SAR a renvoyé à de nombreux passages tirés du témoignage du demandeur et des déclarations de ses amis pour faire ressortir les incohérences entre leur version respective des événements. Elle a notamment relevé des incohérences concernant le départ du demandeur pour les États‑Unis, ses relations avec d’anciens partenaires, son arrestation par la police nigériane et le contenu du rapport médical traitant de la brutalité policière dont il aurait été victime pendant qu’il était détenu au Nigéria.

[28] Le demandeur n’a pas démontré que la décision comportait des lacunes graves qui permettraient à la Cour d’intervenir. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada, « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la SAR n’a pas procédé [traduction] « à une analyse microscopique ni à un choix sélectif des éléments de preuve » : mémoire du demandeur, au para 41. Le demandeur tente d’amener la Cour à apprécier à nouveau la preuve et à chercher les erreurs, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre du contrôle judiciaire : Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 122.

[29] Afin d’expliquer certaines des lacunes relatives aux conclusions en matière de crédibilité, le demandeur renvoie aux directives portant sur l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre et fait valoir que la SAR n’en a pas tenu compte. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la jurisprudence n’exige pas que les directives soient explicitement mentionnées, pour autant qu’elles soient respectées et que la preuve soit traitée avec sensibilité : Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 730 au para 29.

[30] En l’espèce, le demandeur n’a pas démontré en quoi la SAR n’a pas respecté l’esprit des directives. Contrairement aux prétentions du demandeur, la SAR a pris en compte le trouble de stress post‑traumatique de ce dernier, mais a jugé que ce diagnostic ne suffisait pas à justifier les incohérences entre son témoignage et les éléments de preuve documentaire.

[31] La SPR et la SAR sont les « mieux placée[s] pour évaluer la crédibilité d’un demandeur, puisqu’elle[s] [ont] l’avantage d’entendre son témoignage » (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani] au para 22), et elles ont « le droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité d’un demandeur en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la rationalité » (Lawani, au para 26). C’est précisément ce qu’a fait la SAR dans les circonstances.

VI. Conclusion

[32] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[33] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et je conviens que les faits en l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6020-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6020-22

 

INTITULÉ :

EMMANUEL IFEANYI OKORO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Ugochukwu Ojukwu

POUR LE DEMANDEUR

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Ugo Ojukwu

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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