Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230602


Dossier : IMM-10235-22

Référence : 2023 CF 776

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 2 juin 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

BARINDER SINGH SIDHU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Section d’appel de l’immigration [la SAI] a déclaré M. Sidhu interdit de territoire. Elle a refusé de surseoir au renvoi de M. Sidhu du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. M. Sidhu a alors présenté à la SAI une demande de réouverture de son dossier, dans laquelle il alléguait que son ancien avocat avait fait preuve d’incompétence en ce qui concerne les facteurs d’ordre humanitaire, notamment en refusant de respecter ses directives visant à faire témoigner sa sœur et son épouse. La SAI a refusé de rouvrir l’affaire. M. Sidhu sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette dernière décision.

[2] Je rejetterai la demande de M. Sidhu. La SAI a raisonnablement conclu que l’ancien avocat n’a jamais refusé de faire témoigner la sœur et l’épouse de M. Sidhu. Il s’agissait plutôt d’une décision stratégique, qui avait fait l’objet d’une discussion avec M. Sidhu. La conclusion de la SAI selon laquelle l’ancien avocat n’avait pas fait preuve d’incompétence dans la manière dont il a traité les facteurs d’ordre humanitaire était en outre raisonnable. Comme cela suffit pour trancher la présente demande, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir quelle aurait été l’issue de l’affaire si ces personnes avaient été appelées à témoigner.

I. Contexte

[3] Jaswinder Kaur Sidhu a été assassinée en Inde en 2000. Le meurtre aurait été organisé par la famille de la défunte au Canada, qui désapprouvait son mariage avec un Indien. Ce crime a donné lieu à de multiples instances en Inde et au Canada, dont la présente demande de contrôle judiciaire.

[4] Le demandeur, Barinder Singh Sidhu, n’a pas participé au meurtre, mais son père a été reconnu coupable de complot en vue de commettre un meurtre par un tribunal indien en 2005, puisque son téléphone avait servi à planifier le crime.

[5] En 2008, le père de M. Sidhu, alors en libération conditionnelle, a obtenu la résidence permanente au Canada. Il avait été parrainé par sa fille, c’est-à-dire la sœur de M. Sidhu. Il a omis de déclarer la condamnation pour meurtre dans sa demande et lors de l’entrevue au point d’entrée. M. Sidhu figurait dans la demande de résidence permanente de son père à titre d’enfant à charge et a également obtenu la résidence permanente.

[6] Par la suite, la Cour suprême de l’Inde a annulé la condamnation du père de M. Sidhu, accordant à ce dernier le bénéfice du doute au motif que d’autres personnes avaient accès au téléphone qui avait prétendument servi à planifier le meurtre. Il semble que le père de M. Sidhu ait quitté le Canada.

[7] Il importe par ailleurs de mentionner que deux membres de la famille élargie de M. Sidhu, soit Surjit Singh Badesha et Malkit Kaur Sidhu, ont été extradés vers l’Inde en 2019 pour répondre à des accusations liées au meurtre, après des procédures qui ont mené jusqu’à la Cour suprême du Canada : Inde c Badesha, 2017 CSC 44, [2017] 2 RCS 127. M. Badesha est l’oncle de la victime tandis que Mme Sidhu est sa mère. Le fils de M. Badesha est l’époux de la sœur de M. Sidhu (le demandeur).

[8] En 2015, le ministre a présenté une demande visant à faire déclarer M. Sidhu interdit de territoire pour fausses déclarations. Cette demande a donné lieu à l’arrêt Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169, [2019] 4 RCF 508, par lequel la Cour d’appel fédérale ordonnait le renvoi de l’affaire à un autre commissaire de la SAI.

[9] En novembre 2020, la SAI a fait droit à l’appel de la décision initiale de la Section de l’immigration et a conclu que M. Sidhu était interdit de territoire. Dans les présents motifs, j’appellerai cette décision la « décision d’interdiction de territoire ». La SAI a conclu que M. Sidhu était interdit de territoire aux termes de l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], parce que la présentation erronée faite par son père pouvait lui être attribuée et que, en tout état de cause, il avait une obligation de franchise et devait informer les autorités de l’immigration de la déclaration de culpabilité de son père.

[10] Ce qu’il faut souligner, c’est que la SAI a pris en considération les motifs d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 69(2) de la Loi. Elle a fait remarquer que M. Sidhu n’avait fait preuve d’aucun remords, qu’il continuait d’imputer ses problèmes à son père et que la présentation erronée était grave. Quant aux conséquences du renvoi pour les membres de la famille de M. Sidhu, la SAI a conclu que la preuve à ce sujet était mince, notamment parce que son épouse et sa sœur (qui réside à proximité) n’ont pas témoigné en sa faveur. Néanmoins, elle a jugé que l’épouse de M. Sidhu connaîtrait des difficultés, ce qui représentait un facteur légèrement favorable. Le degré d’établissement au Canada et les difficultés liées au retour en Inde étaient des facteurs considérés comme étant modérément favorables. La SAI s’est ensuite penchée sur l’intérêt supérieur de la fille de M. Sidhu, alors âgée de cinq ans. Elle a souligné que la preuve à ce sujet était très mince et mentionné que M. Sidhu avait affirmé que son épouse et sa fille resteraient au Canada. Elle a néanmoins accordé du poids à ce facteur, puisqu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant que son père reste au Canada. En fin de compte, malgré les facteurs favorables, la SAI a conclu que la situation ne justifiait pas la prise de mesures spéciales et a pris une mesure d’exclusion contre le demandeur.

[11] M. Sidhu a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’interdiction de territoire, qu’il a ensuite abandonnée. Représenté par un nouvel avocat, il a plutôt demandé à la SAI de rouvrir son dossier, parce que son ancien avocat avait fait preuve d’incompétence en plaidant sa cause. Il a allégué que son ancien avocat n’avait pas suivi ses instructions de faire témoigner sa sœur et son épouse et n’avait pas présenté une preuve suffisante relativement aux motifs d’ordre humanitaire. L’ancien avocat a été informé de ces allégations et les a démenties en fournissant un exposé détaillé de la stratégie de litige qui avait été mise en œuvre. Il a notamment nié que M. Sidhu lui ait donné instruction de faire témoigner sa sœur et son épouse.

[12] En septembre 2022, une formation différente de la SAI a rejeté la demande de réouverture de l’appel présentée par M. Sidhu. La SAI a préféré la version des événements donnée par l’ancien avocat. Elle a conclu que M. Sidhu avait eu des discussions approfondies avec son ancien avocat concernant la stratégie de litige et le caractère souhaitable des témoignages de sa sœur et de son épouse. Elle s’est également appuyée sur le fait que le commissaire précédent de la SAI avait demandé précisément à M. Sidhu d’expliquer pourquoi son épouse n’avait pas témoigné, et que la réponse de ce dernier laissait entendre qu’il préférait qu’elle ne le fasse pas. En ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire en général, la SAI a conclu que l’ancien avocat et M. Sidhu avaient discuté de la nécessité d’obtenir des éléments de preuve. En outre, la formation de la SAI qui a rendu la décision d’interdiction de territoire disposait d’une preuve abondante concernant les facteurs d’ordre humanitaire, preuve qui était analysée en détail dans les observations de l’ancien avocat. La SAI a par ailleurs rejeté l’affirmation de M. Sidhu selon laquelle son ancien avocat avait convenu avec l’avocate du ministre qu’il se concentrerait uniquement sur la « question de droit ». Elle a par conséquent conclu que M. Sidhu n’avait pas démontré que son ancien avocat avait agi de façon incompétente. De plus, la SAI a jugé que l’incompétence alléguée de l’ancien avocat n’avait eu aucune incidence sur les conclusions importantes de la formation précédente, de sorte que l’issue de l’affaire n’aurait probablement pas été différente.

[13] M. Sidhu sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI relativement à la réouverture du dossier.

II. Analyse

[14] M. Sidhu soutient que son ancien avocat aurait fait preuve d’incompétence de trois manières : l’ancien avocat n’a pas suivi ses instructions visant à faire témoigner sa sœur; il n’a pas suivi ses instructions visant à faire témoigner son épouse; il a omis de présenter une preuve suffisante concernant les facteurs d’ordre humanitaire. Si les deux premières allégations peuvent être analysées ensemble, je traiterai la troisième séparément.

[15] Avant d’analyser la question de savoir si le rejet des allégations par la SAI était raisonnable, je décrirai brièvement le cadre d’analyse pour l’appréciation d’allégations d’incompétence d’un avocat.

A. Le cadre d’analyse

[16] Les justiciables sont généralement liés par les actes de leur avocat. Dans des cas exceptionnels, cependant, l’incompétence de l’avocat peut donner lieu à un manquement à l’équité procédurale. En l’espèce, l’article 71 de la Loi permet à la SAI de rouvrir une affaire « sur preuve de manquement à un principe de justice naturelle », notamment les cas d’incompétence d’un avocat.

[17] Dans l’arrêt R c GDB, 2000 CSC 22, aux paragraphes 26 et 27, [2000] 1 RCS 520 [GDB], la Cour suprême du Canada a fourni les directives qui suivent en ce qui concerne l’appréciation des allégations concernant l’incompétence d’un avocat :

[...] il faut démontrer, dans un premier temps, que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté.

L’incompétence est appréciée au moyen de la norme du caractère raisonnable. Le point de départ de l’analyse est la forte présomption que la conduite de l’avocat se situe à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable. Il incombe à l’appelant de démontrer que les actes ou omissions reprochés à l’avocat ne découlaient pas de l’exercice d’un jugement professionnel raisonnable. La sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation.

[18] Le critère comporte deux volets, parfois appelés respectivement le volet « examen du travail de l’avocat » et le volet « appréciation du préjudice ».

[19] Mon collègue le juge Alan Diner a résumé ainsi ces exigences, telles qu’elles trouvent application dans les instances en matière d’immigration, dans la décision Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092 au paragraphe 11 :

1. les omissions ou les actes allégués contre la représentante constituaient de l’incompétence;

2. il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat de l’audience initiale ait été différent;

3. la représentante a été informée des allégations et a eu une possibilité raisonnable de répondre.

[20] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’expression « probabilité raisonnable », dans le second volet de ce critère, décrit avec exactitude la nature du fardeau dont le demandeur doit s’acquitter pour démontrer qu’il a subi un préjudice attribuable à l’incompétence de l’avocat. À cet égard, M. Sidhu fait valoir qu’on trouve une formulation plus exacte du critère aux paragraphes 70 à 80 de la décision Sabitu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 165. Cependant, comme je suis d’avis que la SAI a conclu de façon raisonnable que l’ancien avocat n’avait pas fait preuve d’incompétence, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question.

[21] Par contre, je dois me pencher sur la manière dont la SAI a interprété le premier volet du critère. Au paragraphe 50 de sa décision, la SAI a déclaré qu’« il n’a pas été démontré, selon la prépondérance des probabilités, [que la conduite de l’ancien avocat] est assimilable à de l’incompétence ». M. Sidhu avance qu’il s’agit d’une erreur, puisque, selon l’arrêt GDB, la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce, et non la prépondérance des probabilités. À mon avis, la SAI n’a pas commis d’erreur. Le concept de la prépondérance des probabilités se rapporte à l’évaluation d’éléments de preuve contradictoires. À titre d’exemple, la question de savoir s’il faut préférer la version des événements de l’ancien avocat à celle de M. Sidhu est une question de preuve qui doit être tranchée selon la prépondérance des probabilités. Une fois les faits établis, ils sont évalués à la lumière de ce que l’on peut raisonnablement attendre d’un avocat compte tenu des circonstances. C’est bien ce que la Cour suprême du Canada a expliqué dans l’extrait de l’arrêt GDB reproduit plus haut. Je suis convaincu que la SAI n’a pas confondu les deux concepts.

B. Le défaut de faire témoigner la sœur et l’épouse de M. Sidhu

[22] Les deux premières allégations d’incompétence formulées par M. Sidhu reposaient entièrement sur sa propre version des événements, selon laquelle il avait donné instruction à son ancien avocat de faire témoigner sa sœur et son épouse, ce que son avocat aurait refusé de faire. La version des événements donnée par l’ancien avocat est tout à fait différente. Selon l’ancien avocat, le choix de ne pas faire témoigner la sœur et l’épouse de M. Sidhu était une décision stratégique prise au début de l’instance, en raison du risque que le témoignage de ces personnes n’aide pas la cause de M. Sidhu et de la volonté d’éviter des répercussions négatives sur d’autres membres de la famille qui étaient parties à des instances existantes ou éventuelles. Si l’on privilégie la version des événements de l’ancien avocat, le fondement des deux premières allégations d’incompétence formulées par M. Sidhu disparaît complètement.

[23] Ainsi, pour la SAI, la question déterminante concernant ces allégations était une pure question de fait, qui ne reposait aucunement sur l’appréciation de la conduite de l’ancien avocat. À ce sujet, l’essentiel des motifs de la SAI est exposé au paragraphe 30 de la décision :

En fin de compte, je préfère les déclarations écrites de l’ancien conseil qui remontent aux véritables discussions de consultation qu’il a eues avec le demandeur – et qui n’ont pas été préparées en prévision de la présente demande – aux arguments plus récents du demandeur fondés sur son souvenir de ses discussions avec l’ancien conseil une année entière après la consultation et des mois après l’audience, ce qui lui a donné le temps de réfléchir à tête reposée aux aspects de son affaire où une stratégie différente aurait pu être utilisée, d’autant plus que le demandeur n’a pas saisi l’occasion de faire témoigner son épouse ni expliqué l’absence de cette dernière d’une manière compatible avec ses déclarations actuelles dans son affidavit lorsque la commissaire lui a posé la question directement durant la deuxième séance.

[24] Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, les conclusions de fait commandent un degré élevé de retenue. La Cour intervient uniquement « si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au paragraphe 126, [2019] 4 RCS 653.

[25] En l’espèce, après avoir examiné la preuve, les motifs de la SAI et les observations des parties, j’estime que la conclusion de la SAI selon laquelle M. Sidhu n’a jamais demandé à son ancien avocat de faire témoigner sa sœur et son épouse était raisonnable. Les prétentions de M. Sidhu relèvent davantage de la proverbiale « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au paragraphe 102), ce qui n’est pas le rôle de la Cour lors du contrôle judiciaire. J’analyserai ces prétentions en les regroupant selon ce qui semble être l’ordre le plus logique.

(1) Une stratégie illogique?

[26] M. Sidhu fait d’abord valoir qu’il était déraisonnable que la SAI admette la version des événements de l’ancien avocat, puisque celle-ci était incohérente. Il soutient qu’il n’était pas nécessaire de mener une discussion stratégique concernant les témoins éventuels avant que les motifs d’ordre humanitaire n’entrent en jeu au début de 2020. De plus, comme M. Badesha et Mme Sidhu avaient été extradés en 2019, il n’était plus impératif de tenir compte de leurs intérêts lors de l’audience concernant l’interdiction de territoire en 2020.

[27] Les notes d’ouverture de dossier rédigées par l’ancien avocat révèlent toutefois que ces préoccupations avaient déjà fait l’objet d’une discussion en 2016. D’autres notes indiquent que cette discussion s’est poursuivie en 2019, dans le contexte de la préparation à l’audience concernant l’interdiction de territoire. S’il est vrai que l’extradition avait eu lieu en 2019, les témoignages de la sœur et de l’épouse de M. Sidhu pouvaient nuire aux membres de la famille d’une autre manière. Dans sa réponse aux allégations d’incompétence, l’ancien avocat fournit des explications à ce sujet, qu’il n’est pas nécessaire d’exposer en détail ici. L’ancien avocat a également expliqué qu’il y avait d’autres raisons pour lesquelles il avait été décidé de ne pas faire témoigner la sœur et l’épouse de M. Sidhu.

[28] Ainsi, la description par l’ancien avocat de la stratégie qu’il avait adoptée n’avait rien d’anachronique, d’incohérent ou d’illogique.

(2) Le témoignage de Mme Verma

[29] M. Sidhu a par ailleurs soulevé plusieurs questions concernant Mme Verma, une amie qui avait témoigné en sa faveur lors de l’enquête.

[30] À ce sujet, l’ancien avocat a déclaré que M. Sidhu lui avait dit que son épouse et Mme Verma ne devaient pas se trouver dans la même pièce, sans s’expliquer davantage. L’ancien avocat avait alors supposé l’existence d’une relation. Alors que Mme Verma avait déclaré dans son témoignage qu’elle connaissait l’épouse de M. Sidhu et qu’elle lui rendait régulièrement visite, l’épouse avait affirmé à l’ancien avocat qu’elle ne connaissait pas Mme Verma. L’ancien avocat a conclu que le témoignage de l’épouse contredirait probablement celui de Mme Verma, ce qui n’aiderait pas la cause de M. Sidhu. La SAI a retenu cette explication.

[31] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, M. Sidhu conteste divers aspects du récit de l’ancien avocat au motif que ce récit serait incohérent ou que l’ancien avocat aurait dû agir différemment. Par exemple, il soutient qu’il est illogique que l’ancien avocat ait demandé une salle d’audience plus grande pour permettre à l’épouse de M. Sidhu et aux membres de sa famille d’être présents si l’épouse ne pouvait pas se trouver dans la même pièce que Mme Verma. Il fait également valoir que, dans l’éventualité d’une incompatibilité entre son épouse et Mme Verma, il aurait été préférable de faire témoigner son épouse plutôt que Mme Verma. En réalité, ces arguments ont été présentés à la SAI, qui a tout de même privilégié la version des événements de l’ancien avocat.

[32] Je ne puis conclure que ces objections rendent la version des événements de l’ancien avocat invraisemblable au point qu’il était déraisonnable de la part de la SAI de l’admettre. Il peut se produire beaucoup de choses lors de l’audition de témoins. L’avocat doit parfois s’adapter rapidement d’une manière qui, avec le recul, peut paraître illogique, mais qui était tout de même raisonnable dans les circonstances. En outre, dans son affidavit déposé dans le cadre de la demande de réouverture du dossier, l’épouse de M. Sidhu n’explique pas pourquoi elle a dit à l’ancien avocat qu’elle ne connaissait pas Mme Verma et ne dit pas explicitement si elle connaît ou non cette dernière.

(3) L’affidavit de l’épouse

[33] L’épouse de M. Sidhu a présenté un affidavit à l’appui de la demande de réouverture du dossier devant la SAI. Dans sa décision, la SAI n’a pas mentionné directement cet élément de preuve. M. Sidhu soutient que la SAI n’a ainsi pas tenu compte d’éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions, ce qui va à l’encontre de la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF).

[34] Dans son affidavit, l’épouse de M. Sidhu reprend essentiellement la version des événements de son époux. Elle y explique également la preuve qu’elle aurait pu fournir si elle avait été appelée à témoigner. Dans la mesure où cet affidavit ne fait que reprendre la preuve présentée par M. Sidhu, la SAI n’était pas tenue de le mentionner dans les motifs de sa décision.

C. Le défaut de produire une preuve suffisante concernant les motifs d’ordre humanitaire

[35] La dernière allégation d’incompétence formulée par M. Sidhu est quelque peu différente des deux précédentes. La SAI ne pouvait rejeter cette allégation du seul fait qu’elle préférait la version des événements de l’ancien avocat à celle de M. Sidhu. Elle devait plutôt évaluer, en examinant l’ensemble du dossier, si la représentation offerte par l’ancien avocat de M. Sidhu avait un niveau de gravité suffisamment élevé pour être qualifiée d’incompétence. La SAI a fait cette analyse et conclu que M. Sidhu n’avait pas démontré que son ancien avocat avait agi de façon incompétente quant à la preuve relative aux motifs d’ordre humanitaire.

[36] À mon avis, la décision de la SAI est raisonnable. Elle a mené un examen approfondi du déroulement de l’audience concernant l’interdiction de territoire, en se fondant sur le dossier, la décision d’interdiction de territoire et les explications fournies par l’ancien avocat.

[37] Pour contester les conclusions de la SAI, M. Sidhu s’appuie sur certains extraits de la décision d’interdiction de territoire et sur la transcription de sa conversation avec une technicienne juridique travaillant pour son ancien avocat. J’analyserai successivement ces prétentions.

(1) Les remarques sur l’insuffisance de la preuve qui figurent dans la décision d’interdiction de territoire

[38] Dans la décision d’interdiction de territoire, la SAI a signalé à plusieurs reprises le fait que l’épouse et la sœur de M. Sidhu n’avaient pas fourni de preuve, sauf au moyen d’un affidavit relativement à un point précis. Par exemple, au paragraphe 68 de cette décision, la SAI a indiqué qu’il serait « raisonnable de s’attendre à ce qu’une épouse préoccupée par le sort de son mari participe d’une façon ou d’une autre à cette dernière étape du processus d’appel ». Puis, au paragraphe 82, elle a souligné que la « preuve contient très peu d’éléments relatifs à la fille de [M. Sidhu] et à sa situation ».

[39] Ces commentaires peuvent susciter des préoccupations à deux égards. D’abord, ils peuvent être invoqués comme preuve de l’incompétence de l’ancien avocat — au titre du volet « examen du travail de l’avocat » du critère. Ils pourraient également tendre à démontrer que l’incompétence, si elle a été établie, aurait pu avoir une incidence sur l’issue de l’affaire — ce qui correspond au volet « appréciation du préjudice » du critère.

[40] Quant au volet « examen du travail de l’avocat », c’est-à-dire l’incompétence alléguée de l’ancien avocat, ces commentaires sont inextricablement liés à la décision stratégique de ne pas faire témoigner la sœur de M. Sidhu et, surtout, son épouse. À cet égard, la SAI a conclu, au paragraphe 23 de sa décision, que « la conduite de l’ancien conseil se situe dans l’éventail des pratiques raisonnables dans les circonstances de l’affaire ». M. Sidhu n’a pas cherché à contester cette conclusion, si ce n’est en faisant valoir que son ancien avocat n’avait pas respecté ses instructions explicites. Il n’a pas soutenu que la décision stratégique de ne pas faire témoigner sa sœur et son épouse était déraisonnable ou était attribuable à l’incompétence de l’avocat. Il a plutôt prétendu qu’une telle décision stratégique n’avait jamais été prise.

[41] En mettant l’accent sur certains aspect de la décision d’interdiction de territoire, M. Sidhu semble en fait alléguer que le défaut de faire témoigner sa sœur et son épouse lui a causé un préjudice. Même si c’était effectivement le cas, cela ne démontre pas que la décision de ne pas les faire témoigner constitue un cas d’incompétence. Toute décision stratégique est susceptible d’avoir une incidence sur l’issue et commande de soupeser les risques et les avantages. Lorsque le risque se concrétise, la décision stratégique ne devient pas déraisonnable ni un cas d’incompétence. Comme la Cour suprême l’a énoncé dans l’arrêt GDB, la sagesse rétrospective n’a pas sa place dans l’appréciation de l’incompétence. Ainsi, les conclusions de la SAI dans sa décision concernant la réouverture du dossier sont raisonnables.

[42] Comme je l’ai déjà expliqué, puisque je peux trancher l’affaire en me fondant sur le volet « examen du travail de l’avocat », je n’ai pas besoin d’aller plus loin ni d’examiner la question de savoir si la conclusion de la SAI, selon laquelle le défaut de faire témoigner la sœur et l’épouse de M. Sidhu n’avait eu aucune incidence sur l’issue, était raisonnable.

(2) La conversation avec la technicienne juridique

[43] M. Sidhu conteste également la façon dont la SAI a traité l’enregistrement de sa conversation avec la technicienne juridique qui épaulait son ancien avocat. Il a fourni à la SAI une transcription de la conversation, mais non l’enregistrement lui-même. Il alléguait que la technicienne juridique avait reconnu que l’ancien avocat s’était entendu avec l’avocate du ministre pour ne pas soulever les considérations d’ordre humanitaire et se concentrer plutôt sur la « question de droit ».

[44] La SAI n’a accordé que peu d’importance à cette preuve, pour plusieurs raisons. Premièrement, il se peut que la technicienne juridique n’ait pas bien compris la stratégie et n’ait pas été au courant de toutes les conversations pertinentes. Deuxièmement, l’enregistrement original n’a pas été fourni et la technicienne juridique n’a pas admis que la transcription était exacte. Troisièmement, selon le dossier, l’ancien avocat ne s’est pas concentré uniquement sur une « question de droit », car il a soulevé des motifs d’ordre humanitaire. Quatrièmement, l’allégation qu’une entente avait été conclue est incendiaire et s’appuie sur preuve très mince.

[45] À mon avis, la troisième raison invoquée par la SAI est déterminante. Quelle qu’ait été la teneur de cette conversation, il est simplement faux d’affirmer que l’ancien avocat s’est concentré uniquement sur l’interdiction de territoire de M. Sidhu — si c’est bien ce qu’on entend par la « question de droit » en cause — au détriment des motifs d’ordre humanitaire.

[46] En ce qui concerne l’entente alléguée, d’après la transcription de la conversation, il s’agissait d’une proposition qui ne s’est jamais concrétisée.

[47] Par conséquent, il importe peu que la SAI ait commis une erreur en écartant la transcription au motif que l’enregistrement n’avait pas été fourni ou parce que la technicienne juridique n’en avait pas expressément admis l’exactitude. Il importe peu, en outre, que la SAI ait mentionné à tort que l’audience de novembre 2019 était la dernière séance au lieu de la première séance de l’audience concernant l’interdiction de territoire. Par conséquent, rien dans la transcription de cette conversation n’entache le caractère raisonnable de la décision de la SAI.

III. Décision

[48] M. Sidhu n’a pas démontré que la conclusion principale de la SAI, selon laquelle son ancien avocat n’avait pas fait preuve d’incompétence, était déraisonnable. En termes simples, en présentant une demande de réouverture de l’affaire devant la SAI, M. Sidhu essaie tout bonnement de revenir sur une décision stratégique prise lors de l’audience concernant l’interdiction de territoire. Il ne s’agit pas d’un cas d’incompétence de l’avocat.

[49] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[50] Les parties ont présenté des observations concernant la certification d’une question concernant le deuxième volet du critère, soit celui relatif à l’incidence sur l’issue de l’affaire. Comme la question proposée n’est pas déterminante, je refuse de la certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-10235-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-10235-22

 

INTITULÉ :

BARINDER SINGH SIDHU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 2 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Harry Virk

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mary Murray

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Liberty Law Corporation

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.