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Date : 20230606


Dossier : IMM-8099-21

Référence : 2023 CF 794

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MEMET SALIK

FADIME SALIK

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 octobre 2021 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) dans laquelle elle a conclu que les demandeurs ont perdu leur statut de réfugié en application de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] La SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile déposée par le ministre à l’égard des demandeurs et a conclu que les demandeurs s’étaient réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye en y retournant à maintes reprises.

[3] Les demandeurs soutiennent que la SPR a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale parce qu’elle a tenu l’audience relative à la perte de l’asile sans fournir les motifs de sa décision de 2010 d’accueillir leurs demandes d’asile. Les demandeurs soutiennent également que la SPR s’est livrée à une analyse déraisonnable de l’application du critère juridique relatif à la perte de l’asile à leur situation, ce qui rend l’ensemble de la décision déraisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SPR est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

A. Demandeur

[5] Memet Salik (« M. Salik ») et son épouse, Fadime Salik (« Mme Salik »), sont des citoyens de la Türkiye. Ils ont un fils et une fille.

[6] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 7 juin 2007. Le 7 août 2007, ils ont présenté des demandes d’asile au motif qu’ils craignaient d’être persécutés par les autorités turques et des citoyens turcs en raison de leur identité alévie et kurde.

[7] Le 23 mars 2010, la SPR a accueilli les demandes d’asile des demandeurs. Les demandeurs ont obtenu leur statut de résident permanent le 13 mars 2012.

[8] Le 16 mai 2012, M. Salik a reçu un nouveau passeport turc, après quoi il est retourné cinq fois en Türkiye. M. Salik prétend être retourné en Türkiye pour les raisons suivantes : pour rendre visite à son frère Gultekin Salik (Gultekin), atteint d’une maladie en phase terminale, en juillet 2013; pour dire adieu à Gultekin et assister à ses funérailles, en novembre 2013; pour soutenir son autre frère, Ibrahim Salik (Ibrahim), dont le fils était décédé en juillet 2014; pour rendre visite à Ibrahim, atteint d’une maladie en phase terminale, en février et en mars 2015 et pour assister au mariage de sa fille, en août 2017.

[9] Mme Salik a également reçu un nouveau passeport turc et s’est rendue en Türkiye six fois par la suite. Mme Salik prétend qu’elle est retournée en Türkiye pour les raisons suivantes : pour rendre visite à sa mère, atteinte d’une maladie en phase terminale, en juillet 2012; pour dire adieu à son beau-frère, Gultekin, atteint d’une maladie en phase terminale, en novembre 2013; pour rendre visite une fois de plus à sa mère malade en février 2014; pour assister aux funérailles de son père, au début de 2015; pour rendre visite à sa belle-mère atteinte d’une maladie en phase terminale, assister à ses funérailles et exécuter ses dernières volontés, en juin et juillet 2016 et pour assister au mariage de sa fille en août 2017.

[10] En février 2019, les demandeurs ont demandé la citoyenneté canadienne. Dans leurs demandes, les demandeurs ont mentionné leurs voyages en Türkiye et un voyage au Royaume-Uni.

[11] Le 13 octobre 2020, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (le « ministre ») a présenté une demande de constat de perte de l’asile à l’égard des demandeurs au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Le ministre soutient que, après avoir obtenu le statut de résident permanent en 2012, les demandeurs ont obtenu de nouveaux passeports turcs, sont retournés à maintes reprises en Türkiye à l’aide de ces passeports et se sont donc réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans une décision datée du 8 octobre 2021, la SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre et a rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

[13] L’article 108 de la LIPR énonce les motifs pour lesquels une demande de constat de perte de l’asile peut être accueillie. Dans le cas des demandeurs, la SPR a considéré qu’une demande d’asile doit être rejetée si le demandeur se « réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité » en application de l’alinéa 108(1)a).

[14] En examinant si les demandeurs s’étaient réclamés de nouveau et volontairement de la protection au sens de l’alinéa 108(1)a), la SPR a consulté les paragraphes 118 à 125 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le « Guide du HCR »), selon lesquels il existe trois critères implicites à prendre en considération pour déterminer si la perte de l’asile a eu lieu : 1) le réfugié doit avoir agi volontairement; 2) le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité et 3) le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection. Ce critère a été tout récemment confirmé et appliqué par la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au paragraphe 18 (« Camayo »).

[15] Les conséquences de la perte du statut de réfugié sont l’incapacité à interjeter appel de la conclusion relative à la perte d’asile à la Section d’appel de l’immigration ou à la Section d’appel des réfugiés, l’incapacité à solliciter un examen des risques avant renvoi ou à présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire durant au moins un an et l’interdiction de territoire au Canada pour une période indéterminée, ainsi que l’exécution d’une mesure de renvoi « dès que possible » en application du paragraphe 48(2) de la LIPR. À la suite des modifications apportées à la LIPR par la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17, une personne peut perdre son statut de résident permanent à la suite d’un constat de perte de l’asile.

[16] Lors de l’audience relative à la perte de l’asile qui s’est tenue devant la SPR, les demandeurs ont soutenu qu’ils étaient retournés en Türkiye en raison de situations familiales urgentes, qu’ils étaient restés cachés durant chacune de leurs visites et qu’ils ne connaissaient pas l’ampleur des conséquences du fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Bien qu’ils conviennent que leur méconnaissance de ces conséquences n’est pas une excuse, ils ont soutenu que les facteurs clés à prendre en considération comprennent les raisons de leur retour, leur comportement en Türkiye et l’attitude des autorités turques à l’égard des personnes alévies et kurdes.

[17] Pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la perte de l’asile, qui porte sur le caractère volontaire des actes des demandeurs, la SPR a évalué les prétendues raisons pour lesquelles les deux demandeurs sont allés en Türkiye, et plus particulièrement leur affirmation selon laquelle ils ont été forcés d’y retourner parce que des membres de leur famille étaient malades. Ce faisant, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que la présence des demandeurs en Türkiye était nécessaire et que personne d’autre ne pouvait s’occuper des membres malades de leur famille. La SPR a conclu que les différents voyages des demandeurs en Türkiye pour rendre visite aux membres malades de leur famille et assister à des funérailles ou à un mariage étaient volontaires.

[18] Pour ce qui est de la deuxième question, celle de savoir si les demandeurs avaient l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye, la SPR a souligné qu’une présomption réfutable de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays est créée lorsqu’un demandeur d’asile obtient un passeport de son pays d’origine (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459). La SPR a conclu que les demandeurs ont non seulement renouvelé leurs passeports turcs, mais qu'ils les ont également utilisés pour voyager à plusieurs reprises et pendant de longues périodes. La SPR a également rejeté les observations des demandeurs selon lesquelles ils ont pris diverses mesures pour rester en sécurité durant leurs voyages en Türkiye, et elle a conclu qu’ils s’étaient présentés volontairement devant les autorités turques à maintes reprises en entrant en Türkiye et en en sortant à l’aide de leurs passeports turcs, bien qu’ils prétendaient craindre les autorités turques. Par conséquent, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle ils avaient l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye.

[19] Pour ce qui est du dernier facteur, qui concerne la question de savoir si les demandeurs ont effectivement obtenu la protection de la Türkiye, la SPR a reconnu que les demandeurs se sont appuyés sur la décision Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 425 (« Din »). Dans la décision Din, la Cour a conclu que les demandeurs n’avaient pas obtenu la protection du pays de leur nationalité lorsque les éléments de preuve démontraient que l’État n’offrait pas de protection aux personnes de la religion pratiquée par les demandeurs (aux para 40-43). La SPR a conclu que l’affaire des demandeurs était différente dans les faits de ceux dans l’affaire Din, car la demande d’asile des demandeurs était fondée en partie, sur la crainte de persécution de la part des autorités de l’État turc, et, pourtant, les demandeurs se sont présentés aux autorités turques à maintes reprises et ont voyagé plusieurs fois à l’aide de leurs passeports turcs.

[20] Enfin, concluant que les trois volets du critère relatif à la perte de l’asile avaient été établis dans le cas des demandeurs, la SPR a accueilli la demande de constat de perte d’asile présentée par le ministre et a donc rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[21] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision était-elle raisonnable?

  2. Y a-t-il eu un manquement à l’équité procédurale?

[22] La norme de contrôle de la décision de la SPR applicable est la norme de la décision raisonnable, selon les paragraphes 16-17 de l’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (« Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée ») aux para 37-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[23] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13, 75, 85). La cour de révision doit décider si la décision faisant l’objet du contrôle, qui comprend à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision qui est raisonnable dans son ensemble est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier présenté au décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes qui sont visées par celle-ci (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[24] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle souffre de lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes l’intervention de la Cour. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[25] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. La cour appelée à statuer sur une question d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54).

IV. Analyse

[26] Les demandeurs soutiennent que la SPR a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale parce qu’elle a tenu l’audience relative à la perte de l’asile sans leur fournir les motifs écrits de sa décision de 2010 par laquelle elle a accueilli leurs demandes d’asile.

[27] Les demandeurs soutiennent également que la SPR a appliqué de façon déraisonnable le critère juridique relatif à la perte de l’asile à leur situation puisqu’elle n’a pas examiné adéquatement la question de savoir si l’État turc avait effectivement accordé aux demandeurs la protection diplomatique et qu’elle a conclu de façon erronée que la situation des demandeurs ne constituait pas des circonstances exceptionnelles suffisantes pour réfuter la présomption selon laquelle ils avaient l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. L’analyse qui suit portera d’abord sur le deuxième facteur, comme il est formulé dans le critère à trois volets relatif à la perte de l’asile énoncé dans l’arrêt Camayo.

[28] À mon avis, l’observation des demandeurs selon laquelle ils ont été privés de leur droit à l’équité procédurale est sans fondement. J’estime également que les demandeurs n’ont pas soulevé d’erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation par la SPR de la demande de constat de perte de l’asile.

A. Équité procédurale

[29] Les demandeurs soutiennent que la SPR a manqué à l’équité procédurale parce qu’elle a tenu une audience relative à la perte de l’asile sans leur fournir les motifs écrits de sa décision de 2010 par laquelle elle a accueilli leurs demandes d’asile. Les demandeurs soutiennent que ces motifs sont essentiels au déroulement équitable de l’instance relative à la perte de l’asile étant donné que l’évaluation par la SPR de leurs demandes d’asile est ce qui lui permet d’établir si les trois volets du critère relatif à la perte de l’asile ont été remplis. Les demandeurs soutiennent que, sans ces motifs, la SPR a évalué la demande de constat de perte de l’asile dans un vide factuel, ce qui a rendu sa dernière décision déraisonnable.

[30] Le défendeur soutient que les allégations des demandeurs à l’égard d’un manquement à l’équité procédurale sont sans fondement. Le défendeur affirme que l’agent de gestion des cas de la SPR avait informé les demandeurs qu’il n’y avait aucun motif associé à la décision rendue par la SPR en 2010 concernant leurs demandes d’asile parce qu’il s’agissait d’une décision favorable, et qu’au moment où la décision a été rendue, le protocole n’exigeait pas de motifs écrits pour une décision favorable. Le défendeur soutient également que les demandeurs n’ont pas soulevé ce prétendu manquement à l’équité procédurale à « la première occasion » (Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461 aux para 220-221).

[31] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’allégation des demandeurs selon laquelle la SPR a manqué à l’équité procédurale est sans fondement. L’agent de gestion des cas de la SPR a clairement informé les demandeurs qu’il n’y avait aucun motif écrit pour la décision de 2010 et a expliqué pourquoi il n’y avait aucun motif. Les demandeurs n’ont pas expliqué en quoi le fait que ces motifs n’existaient pas avait porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale pendant l’instance relative à la perte de l’asile devant la SPR, surtout que le rôle de la SPR à l’égard de la demande de constat de perte de l’asile était d’appliquer le critère juridique à trois volets aux éléments de preuve dont elle disposait, et non pas d’évaluer de nouveau ou de revoir la demande d’asile présentée en 2010.

[32] Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs n’ont soulevé cette allégation concernant un manquement à l’équité procédurale que devant la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, et qu’ils n’en ont jamais fait mention à la SPR ni ne l’ont soulevée en tant qu’objection. La Cour n’est pas en mesure de remettre en question l’équité procédurale de l’instance de la SPR relative à la demande de constat de perte de l’asile pour une prétendue omission qui aurait été commise plusieurs mois avant l’audience, alors que la SPR n’a pas eu l’occasion de répondre à la prétendue erreur ou d’y remédier. Pour ces motifs, j’estime que l’allégation des demandeurs à l’égard d’un manquement à l’équité procédurale est sans fondement.

B. Caractère raisonnable

(1) La question de savoir si les demandeurs avaient l’intention de se réclamer de nouveau de la protection

[33] Les demandeurs contestent le caractère raisonnable des conclusions de la SPR voulant qu’ils n’aient pas réfuté la présomption selon laquelle ils se sont réclamés de nouveau de la protection de leur pays parce qu’ils se sont présentés devant les autorités turques à maintes reprises et parce qu’ils sont restés en Türkiye pendant de longues périodes. Les demandeurs s’appuient sur la décision Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074 de la Cour pour soutenir l’affirmation selon laquelle M. Salik croyait que son statut de résident permanent le protégeait pendant qu’il se trouvait en Türkiye, comme il l’a déclaré devant la SPR. Les demandeurs soulignent que M. Salik avait consulté un avocat avant chaque voyage en Türkiye, et que celui-ci l’avait informé qu’il serait en sécurité durant son séjour là-bas.

[34] Les demandeurs soutiennent également que la SPR a déraisonnablement conclu que les circonstances familiales atténuantes pour lesquelles ils sont allés en Türkiye ne constituaient pas des circonstances exceptionnelles suffisantes pour réfuter la présomption de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Les demandeurs invoquent la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Antoine, 2020 CF 370 (« Antoine »), dans laquelle la Cour a jugé que la SPR avait conclu de façon raisonnable que la raison pour laquelle le demandeur s’était rendu dans son pays d’origine, c’est-à-dire pour rendre visite à un parent malade, constituait une circonstance exceptionnelle (aux para 24-26, 35).

[35] Les demandeurs soutiennent que, tout comme dans la décision Antoine, ils ont été forcés de se rendre en Türkiye pour des raisons familiales, ils n’y sont pas retournés pour se réinstaller et ils craignaient toujours d’attirer l’attention non désirée de civils ou des autorités. Les demandeurs affirment que la SPR a également commis une erreur en concluant que les visites rendues à leurs parents malades ne constituaient pas des circonstances exceptionnelles au motif que d’autres membres de la famille auraient pu s’occuper d’eux et que la SPR a interprété à tort leur conduite en fonction des valeurs canadiennes (Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 au para 12). Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas tenu compte des précautions qu’ils ont prises durant leurs séjours en Türkiye et qu’elle a plutôt accordé une importance démesurée à la durée de leurs séjours. Les demandeurs affirment que le Guide du HCR ne devrait pas être interprété d’une manière trop restrictive, qui nuirait à la protection offerte aux demandeurs d’asile.

[36] Le défendeur soutient que la SPR a appliqué adéquatement la jurisprudence et les facteurs juridiques afin d’évaluer l’intention des demandeurs de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye et, ce faisant, qu’elle a raisonnablement conclu que, à la lumière des explications données par les demandeurs, leur situation ne constituait pas des circonstances exceptionnelles. Le défendeur fait valoir que les observations des demandeurs à cet égard se résument en grande partie à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de réévaluer le critère juridique, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 125). Le défendeur affirme que la SPR a appliqué adéquatement la jurisprudence, selon laquelle une demande de passeport et l’utilisation de ce passeport pour voyager dans le pays de nationalité créent une présomption selon laquelle le demandeur d’asile a sollicité et obtenu la protection de ce pays, et il incombe au demandeur d’asile de fournir suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter cette présomption.

[37] Le défendeur soutient que, contrairement à l’affirmation des demandeurs selon laquelle le fait de s’occuper d’un membre malade de la famille est une justification valide pour leur voyage, le Guide du HCR indique que le fait de rendre visite à « un parent âgé ou souffrant » avec un titre de voyage, « sans passeport national » ne permet pas toujours de conclure qu’une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays, mais qu’il faut ultimement juger une situation de façon individuelle. Le défendeur note que la SPR a raisonnablement évalué la situation des demandeurs et qu’elle a conclu qu’ils avaient renouvelé leurs passeports turcs et que leurs voyages n’avaient pas uniquement pour but de rendre visite à des parents malades.

[38] Le défendeur soutient également que l’observation des demandeurs selon laquelle la SPR n’a pas tenu compte de leur milieu culturel ou de leurs valeurs culturelles différentes est sans fondement. Le défendeur fait valoir que la SPR a reconnu que les demandeurs avaient voyagé pour des raisons dictées « par leurs désirs », et non par nécessité, et qu’elle a évalué la preuve dont elle disposait, comme elle le devait. Le défendeur affirme que le caractère raisonnable de l’évaluation globale faite par la SPR ne peut être remis en question au motif que les demandeurs n’ont pas accepté l’interprétation de la preuve privilégiée par la SPR.

[39] À mon avis, la SPR a effectué une évaluation approfondie du critère juridique relatif à la perte de l’asile, y compris la question de l’intention des demandeurs de se réclamer de nouveau de la protection de leur pays et la présomption de l’intention créée par les actes des demandeurs, et elle a raisonnablement appliqué ce critère aux éléments de preuve des demandeurs. Les motifs de la SPR témoignent d’une analyse rationnelle qui est justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, aux para 99, 102). Quant à la question contestée de savoir si la SPR a raisonnablement évalué si la demande d’asile des demandeurs était fondée sur des circonstances exceptionnelles, je souligne l’application par la Cour des facteurs pertinents dans la décision Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224 (Tung). Ces facteurs sont tout particulièrement pertinents dans le cas d’un demandeur d’asile qui retourne dans son pays de nationalité pour rendre visite à un parent malade et à l’égard de la norme de preuve auquel doit satisfaire le demandeur d’asile pour établir l’existence de circonstances exceptionnelles et pour réfuter la présomption de son intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. La décision Tung indique ce qui suit aux paragraphes 41 à 43 :

[41] C’est le critère qu’a appliqué la SPR lorsqu’elle s’est penchée sur l’argument avancé par la demanderesse qui prétendait que son retour en Chine était nécessaire afin de pouvoir s’occuper de sa mère, qui était malade, et conforter son mari, qui était détenu. La SPR a cependant estimé qu’il n’y avait, dans le dossier, rien qui confirme la nécessité de la présence de la demanderesse en Chine, car en son absence, d’autres membres de la famille pouvaient la remplacer. La SPR a conclu que ces voyages en Chine n’étaient pas nécessaires et qu’ils ont été effectués volontairement. Ayant conclu que les voyages effectués en Chine par la demanderesse l’avaient été volontairement, la SPR a estimé que cela mettait en doute la crainte subjective qu’elle affirmait éprouver.

[42] Dans Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459, le juge O’Reilly précise, au paragraphe 42, la répartition du fardeau de la preuve en l’occurrence :

Il incombe au ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la personne s’est réclamée à nouveau de la protection de son pays d’origine. Pour ce faire, il est loisible au ministre de se fonder sur cette présomption en établissant que le réfugié a obtenu ou renouvelé un passeport de son pays d’origine. Une fois que cela a été établi, il incombe au réfugié de montrer qu’il ne cherchait pas réellement à se réclamer de la protection de son pays d’origine. Comme il ressort du Guide du HCR, s’il existe une preuve qu’un réfugié a obtenu ou renouvelé un passeport « il sera présumé, en l’absence d’éléments de preuve contraires, avoir voulu se réclamer à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité » (paragraphe 121).

[43] En l’espèce, la demanderesse a demandé et s’est fait délivrer deux passeports chinois après s’être vu reconnaître au Canada le statut de réfugié. Munie de ses passeports chinois, elle a fait de multiples allers et retours entre le Canada et la Chine. La présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays d’origine est particulièrement forte lorsqu’un réfugié ou une réfugiée rentre dans son pays de nationalité munie d’un passeport délivré par ce pays (Kuoch, aux par.28 et 29)

[Non souligné dans l’original.]

[40] À la lumière de cette jurisprudence, j’estime que la SPR a effectué une analyse raisonnable des facteurs pertinents à prendre en considération et qu’elle a appliqué de manière raisonnable ces facteurs aux éléments de preuve et aux actes des demandeurs. Les demandeurs ont entamé le processus de renouvellement de leurs passeports turcs après être devenus résidents permanents du Canada, ont utilisé ces passeports pour faire de nombreux voyages en Türkiye à partir du Canada et ont explicitement déclaré que ces voyages n’avaient pas seulement pour but de rendre visite à des parents malades. Les demandeurs ont déclaré que, outre pour rendre visite à des parents malades ou s’occuper d’eux, ils sont allés en Türkiye pour assister à des funérailles et au mariage de leur fille en 2017, et que M. Salik s’est rendu en Türkiye en 2014 pour apporter un [traduction] « soutien émotionnel » à son frère, dont le fils était tout récemment décédé. Malgré leur crainte de persécution de la part des autorités turques, laquelle était au cœur de leurs demandes d’asile, les demandeurs se sont présentés à maintes reprises devant les autorités turques; ils ont obtenu des passeports nationaux et les ont utilisés pour se rendre en Türkiye pour de longues périodes. Dans la décision Tung (au para 41), la Cour a conclu qu’il était raisonnable pour la SPR d’évaluer tous ces éléments de preuve de manière cumulative et de conclure que les actes des demandeurs mettaient en doute leur crainte subjective de persécution en Türkiye et que les demandeurs n’avaient donc pas réfuté la présomption de leur intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye.

[41] Je ne souscris pas non plus à l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’a pas tenu compte de leur milieu culturel. Je ne suis pas non plus d’avis que l’évaluation approfondie faite par la SPR du dossier des demandeurs permet de soutenir l’allégation selon laquelle la SPR avait fait une interprétation indûment restrictive de la situation des demandeurs, y compris leurs valeurs culturelles, ou qu’elle n’avait pas fait preuve d’empathie à l’égard de leur situation. Les demandeurs n’ont fourni pour ainsi dire aucun élément de preuve pour soutenir cette sérieuse affirmation.

(2) La question de savoir si les demandeurs ont effectivement obtenu une protection

[42] Les demandeurs soutiennent que la SPR a déraisonnablement évalué la dernière question du critère à trois volets relatif à la perte de l’asile : la question de savoir si les demandeurs se sont effectivement réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye. Les demandeurs affirment que la SPR a omis de prendre en considération s’ils avaient effectivement obtenu la « protection diplomatique » de la Türkiye et, par la suite, s’il était même possible pour la Türkiye d’offrir une protection aux demandeurs puisqu’ils ont des citoyens alévis et kurdes de la Türkiye et que cette raison suffit à elle seule pour réfuter la présomption d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Les demandeurs soutiennent que l’État turc demeure hostile à l’égard des personnes alévies et kurdes, qui continuent d’être victimes de discrimination, selon le cartable national de documentation sur la Türkiye, et que la question de savoir s’ils se sont réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye devrait être examinée à la lumière de ces éléments de preuve objectifs.

[43] Le défendeur affirme que, dans leurs observations, les demandeurs interprètent mal le critère juridique relatif à la perte de l’asile et que la question de savoir si une protection serait offerte aux personnes alévies n’a aucun fondement dans la loi. Le défendeur soutient également que l’observation des demandeurs, selon laquelle leurs identités alévie et kurde suffisent pour contester la conclusion selon laquelle ils se sont réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye, va à l’encontre du critère applicable, lequel vise à déterminer si les demandeurs se sont réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye du fait qu’ils ont obtenu de nouveaux passeports turcs et sont retournés à maintes reprises dans leur pays d’origine, à l’égard duquel ils ont présenté une demande d’asile.

[44] Je suis d’accord avec le défendeur. Je souligne d’abord que la SPR n’est pas tenue d’effectuer une analyse des risques lorsqu’elle évalue si une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays. Autrement dit, la SPR n’a pas commis d’erreur en n’évaluant pas si les demandeurs seraient exposés à un risque de persécution en Türkiye en raison de leurs identités alévie et kurde. Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 884 (Ahmed), « la question de savoir si un demandeur serait exposé à un risque dans son pays de nationalité n’est pas un facteur pertinent dans une audience relative à la perte de l’asile » (au para 59, renvoyant aux décisions Al-Habib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 545 au para 14; Chokheli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 800 au para 65).

[45] Cela dit, je prends acte de l’argument des demandeurs selon lequel la conclusion qu’ils ont l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de leur pays est, dans leur cas, minée par les éléments de preuve selon lesquels ils n’ont pas droit à une véritable protection en tant que couple alévi et kurde. Dans la décision Ahmed de la Cour, le demandeur a formulé une observation semblable et s’est appuyé sur la décision Din, dans laquelle la Cour a conclu que la SPR avait déraisonnablement laissé de côté les éléments de preuve « selon lesquels le demandeur ne pouvait pas obtenir la protection du Pakistan en tant qu’ahmadi » (Ahmed, au para 54, renvoyant à la décision Din, au para 34). Dans la décision Ahmed, toutefois, la Cour a conclu ce qui suit :

[55] J’estime que la décision Din se distingue de l’espèce quant aux faits. Dans la décision Din, la Cour a conclu que la SPR n’avait pas pris en compte les nombreux éléments de preuve présentés par le demandeur quant aux précautions qu’il avait prises au Pakistan et la question de savoir si ces éléments infirmaient ou confirmaient qu’il avait effectivement obtenu une protection. En l’espèce, la SPR a bel et bien pris en compte l’ensemble des éléments de preuve présentés et des arguments avancés par le demandeur. Même si le demandeur a affirmé qu’il s’était caché pendant ses séjours au Pakistan, ainsi que le fait remarquer le défendeur, les éléments de preuve montrent, à tout le moins, qu’il s’est marié, qu’il a rendu visite à sa mère à l’hôpital et qu’il a eu des interactions avec sa famille et avec la police. Le défendeur soutient que la SPR a tout simplement estimé que les circonstances dans lesquelles se trouvait le demandeur étaient insuffisantes pour réfuter la présomption selon laquelle il s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan. C’est aussi mon avis.

[56] Citant l’arrêt Camayo (CAF), le demandeur soutient que les mesures qu’il a prises, qui mettent en lumière son manque de confiance dans la protection de l’État et sa crainte subjective, n’auraient pas dû être écartées ou traitées comme des facteurs défavorables. Toutefois, comme le prétend le défendeur, et je souscris à sa position, les mesures prises par le demandeur concordent avec la conclusion de la SPR selon laquelle celui-ci « acceptait la protection du Pakistan et [...] comptait dessus ».

[Non souligné dans l’original.]

[46] À mon avis, le raisonnement énoncé dans la décision Ahmed peut s’appliquer à la situation des demandeurs. Le rôle de la SPR, dans le cadre de l’évaluation de la demande relative à la perte de l’asile, était de déterminer selon les éléments de preuve présentés si les demandeurs s’étaient réclamés de nouveau de la protection de la Türkiye. Il était donc loisible à la SPR de conclure que les actes des demandeurs avaient créé une présomption selon laquelle ils avaient eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de leur pays, qu’ils n’ont pas réfutée à l’aide de suffisamment d’éléments de preuve, et que leurs actes ont mis en doute leur crainte subjective des autorités turques. Comme il est indiqué dans la décision Ahmed, la SPR « a bel et bien pris en compte l’ensemble des éléments de preuve et des arguments avancés [par les demandeurs] » et a conclu de façon raisonnable que la situation des demandeurs, y compris leurs voyages en Türkiye pour des raisons autres qu’une visite à des parents malades, notamment pour assister au mariage de leur fille, ne suffisait pas pour réfuter la présomption du caractère raisonnable de la décision. Par conséquent, je conclus que la SPR a raisonnablement évalué la question de savoir si les demandeurs voulaient effectivement se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye.

V. Conclusion

[47] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. La SPR a effectué une évaluation justifiée, transparente et intelligible du critère juridique relatif à la perte de l’asile, tel qu’il s’applique à la situation des demandeurs, qui cadre avec les éléments de preuve et la jurisprudence (Vavilov, au para 99). Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8099-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8099-21

 

INTITULÉ :

MEMET SALIK ET FADIME SALIK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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