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Date : 20230602

Dossier : IMM-8550-22

Référence : 2023 CF 769

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 2 juin 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE:

MILTON ANTHONY LECKY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen de la Jamaïque âgé de 35 ans, demande le contrôle judiciaire de la décision du 16 août 2022 par laquelle l’agent principal a rejeté la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada et visée au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de lever les exigences habituelles de la LIPR et d’octroyer à un étranger le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. L’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, ce qui signifie que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour qu’on puisse déterminer si la levée des exigences est justifiée dans les circonstances. Une telle dispense est considérée comme justifiée si la situation est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 28 [Kanthasamy]; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[3] La norme de contrôle applicable à la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, au para 44]. La cour de révision qui effectue un contrôle selon cette norme doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 83]. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle [voir Vavilov, au para 99]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » [voir Vavilov, au para 100].

[4] Bien que le demandeur ait avancé plusieurs motifs de révision, je suis d’avis que la question déterminante en l’espèce est l’analyse erronée de l’agent quant aux conséquences du renvoi sur la santé mentale du demandeur.

[5] Afin d’étayer sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a présenté un rapport daté du 3 août 2021 émanant d’une psychothérapeute autorisée, dans lequel cette dernière souligne que le demandeur présentait des symptômes de stress post-traumatique, d’anxiété généralisée et de dépression caractérisée associés à un traumatisme qu’il a vécu ainsi qu’au stress et aux craintes liés à l’éventualité d’un renvoi du Canada. Selon la psychothérapeute, le fait de séparer le demandeur de ses sources de soutien au Canada lui occasionnerait une importante souffrance psychologique et émotionnelle.

[6] Même après avoir souligné que l’évaluation de la psychothérapeute avait été effectuée en une seule séance de 90 minutes avec le demandeur et que le rapport comportait certaines lacunes, l’agent a accordé au rapport un poids modéré, reconnaissant qu’il avait été réalisé par une professionnelle éduquée, qualifiée et compétente dans son domaine. Par la suite, l’agent a analysé la disponibilité de traitements en santé mentale en Jamaïque et conclu, à partir de la preuve documentaire objective, que des soins psychologiques seraient à la disposition du demandeur et faciles d’accès au besoin dans son pays d’origine.

[7] L’agent a tiré la conclusion suivante au terme de son analyse relative à la santé mentale du demandeur :

[traduction]

Comme je le précise plus haut, le demandeur affirme qu’il souffre de troubles de santé mentale dus à un traumatisme et à la rupture avec sa fiancée. Hormis l’évaluation réalisée par Mme Riback en 2019, aucun document médical ou d’autre nature n’a été fourni pour corroborer les problèmes de santé mentale du demandeur ou pour décrire la gravité de son état. Rien dans la preuve documentaire dont je dispose ne laisse croire que le demandeur n’a pas cherché à obtenir des soins pour sa santé mentale ni pour tout autre problème de santé. Les observations ne permettent pas de savoir si le demandeur a reçu un traitement en santé mentale au Canada, que ce soit avant ou après l’évaluation réalisée par Mme Riback. Le demandeur ne précise pas s’il a consulté son médecin de famille, le Centre canadien pour victimes de torture ou un professionnel en santé mentale afin de recevoir des soins de santé mentale, du counseling ou des médicaments d’ordonnance. La santé mentale du demandeur est prise en compte; toutefois, pour les raisons susmentionnées, un poids négligeable lui a été accordé.

[8] À mon avis, l’agent a commis une erreur dans son analyse relative à la santé mentale du demandeur en attribuant d’abord un poids modéré au rapport de la psychothérapeute, pour ensuite accorder seulement un poids négligeable à la santé mentale du demandeur. Lorsqu’il a conclu que le poids général devait être négligeable (et non modéré, comme dans le cas du rapport), l’agent a pris en considération, entre autres, le fait que le demandeur n’avait pas entrepris de démarches pour obtenir des soins de santé mentale après avoir reçu le rapport de la psychothérapeute qui, selon l’agent, datait de 2019. Or, le rapport était daté d’août 2021, soit quelques semaines seulement avant sa remise à l’agent.

[9] Même si je suis consciente que la psychothérapeute n’a pas posé de diagnostic formel de trouble de stress post‑traumatique, d’anxiété généralisée et de dépression caractérisée chez le demandeur (n’étant pas qualifiée pour le faire), l’agent ne met pas en doute la conclusion qu’elle a formulée, c’est-à-dire que le demandeur présente des symptômes compatibles avec de tels troubles, et il ne s’interroge pas non plus sur l’absence d’un diagnostic formel. Par conséquent, et compte tenu de l’information claire donnée par la psychothérapeute quant à l’effet qu’aurait le renvoi sur la santé mentale du demandeur, je suis d’avis qu’il était déraisonnable pour l’agent de se fonder sur l’absence de soins de suivi pour conclure que la preuve présentée par le demandeur était mise à mal [voir Kanthasamy, au para 47].

[10] En raison des erreurs susmentionnées, je ne suis pas convaincue que l’agent a examiné et soupesé de manière raisonnable l’incidence du renvoi sur la santé mentale du demandeur. Ces erreurs suffisent en soi à justifier de faire droit à la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, et je n’examinerai donc pas les autres motifs de révision soulevés par le demandeur.

[11] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de l’agent sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[12] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8550-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 16 août 2022 par laquelle l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8550-22

INTITULÉ :

MILTON ANTHONY LECKY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Jared Will

POUR LE DEMANDEUR

Brad Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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