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Date : 20230524

Dossier : IMM-6102-22

Référence : 2023 CF 730

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

CORNEX DUEL THOMPSON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Cornex Duel Thompson (« M. Thompson »), est un citoyen de la Jamaïque qui vit au Canada depuis 2014. L’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a ordonné à M. Thompson de se présenter en vue de son renvoi le 8 juillet 2022. M. Thompson a demandé le report de son renvoi pour les raisons suivantes : le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Jamaïque, la séparation d’avec sa famille au Canada, le soutien qu’il fournit à ses proches vieillissants au Canada et sa demande de permis de séjour temporaire (« PST ») en instance.

[2] Un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC (« l’agent ») a rejeté la demande de report de M. Thompson. Ce dernier conteste cette décision dans la présente demande de contrôle judiciaire. M. Thompson a demandé le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi vers la Jamaïque prise contre lui jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire. Le 7 juillet 2022, le juge Southcott a fait droit à sa requête en sursis, concluant que l’évaluation des risques par l’agent soulevait une question sérieuse.

[3] Le défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (« le ministre »), soutient que la demande de contrôle judiciaire de M. Thompson est théorique parce que, maintenant que le renvoi a fait l’objet d’un sursis, un agent d’exécution de la loi devra procéder à une nouvelle évaluation pour déterminer si M. Thompson peut être renvoyé. Le ministre fait également valoir, à titre subsidiaire, que la décision de l’agent de ne pas reporter le renvoi était raisonnable.

[4] Je ne suis pas d’avis que l’affaire est théorique, car il existe toujours un litige actuel entre les parties — le fondement sur lequel le report a été demandé n’a pas été résolu.

[5] Je conclus en outre que l’évaluation par l’agent du risque auquel est exposé M. Thompson était superficielle. En 2016, l’agent d’examen des risques avant renvoi (« ERAR ») a pris acte du fait que le risque ne pouvait pas être évalué de façon significative parce qu’aucune observation n’avait été présentée. L’ancien représentant de M. Thompson est maintenant radié de la profession. De plus, M. Thompson a présenté à l’agent une décision de la SPR rendue en 2019 par laquelle son épouse et sa fille ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention en raison du risque auquel elles étaient exposées en Jamaïque à cause de leur association avec lui. Compte tenu de ces circonstances, l’analyse limitée que l’agent a faite du risque auquel était exposé M. Thompson n’est pas suffisante et rend la décision déraisonnable.

[6] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

[7] Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque. Il a présenté une demande d’asile au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté par un gang associé à un parti politique jamaïcain en raison de son soutien actif d’un parti adverse. Sa demande a été déclarée irrecevable en raison d’une déclaration de culpabilité prononcée contre lui aux États-Unis. Il s’est plutôt vu offrir un ERAR. En septembre 2016, il a présenté une demande d’ERAR avec l’aide d’un consultant en immigration, qui a rempli les formulaires d’ERAR et indiqué que des observations et des éléments de preuve suivraient. Le consultant en immigration n’a pas par la suite transmis d’observations ou d’éléments de preuve au sujet du risque auquel était exposé M. Thompson en Jamaïque. La demande d’ERAR de M. Thompson a été rejetée en décembre 2016. Plus tard, M. Thompson a appris que le consultant qui l’avait représenté dans le cadre de sa demande d’ERAR avait été radié de la profession et qu’il avait fait l’objet d’accusations au criminel relativement à sa pratique en matière d’immigration.

[8] En décembre 2019, la SPR a accueilli les demandes d’asile de l’épouse et de la fille de M. Thompson. Le risque auquel elles étaient exposées en Jamaïque était fondé sur leur lien avec M. Thompson.

[9] Pendant cette période, M. Thompson a présenté un certain nombre de demandes en matière d’immigration, notamment une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, une demande de parrainage d’un époux et une demande à titre de personne à charge dans la demande de résidence permanente de son épouse. Il y a également eu des retards dans l’obtention d’un titre de voyage jamaïcain.

[10] À la fin d’avril 2022, l’ASFC a appelé M. Thompson pour une entrevue afin de prendre les dispositions nécessaires à son renvoi. M. Thompson a demandé que le renvoi ne soit pas prévu avant la cérémonie de remise des diplômes universitaires de sa fille. Cette demande a été accordée. M. Thompson a ensuite présenté une autre demande visant à faire reporter le renvoi en se fondant sur l’aide qu’il apportait à ses proches vieillissants au Canada. Cette demande a été refusée.

[11] M. Thompson a présenté une autre demande de report de renvoi, en faisant valoir principalement que le risque auquel il serait exposé en cas de renvoi n’avait pas fait l’objet d’une évaluation sur le fond. M. Thompson a également soulevé le fait qu’il venait de présenter une demande de PST et a souligné les répercussions de sa séparation d’avec sa famille au Canada. L’agent a rejeté cette demande le 27 juin 2022. C’est cette décision que M. Thompson conteste dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[12] M. Thompson a ensuite demandé le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui, qui est prévue le 7 juillet 2023. La requête en sursis a été accueillie par le juge Southcott le 7 juillet 2022 (Thompson c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (7 juillet 2022), Ottawa IMM-6102-22 (CF), 2022 CanLII 59045).

III. La question préliminaire — le caractère théorique

[13] Le ministre a fait valoir que le présent contrôle judiciaire est théorique parce que la date prévue pour le renvoi est maintenant passée. Dans l’arrêt Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron], la Cour d’appel fédérale a conclu que la demande de contrôle judiciaire d’une décision relative au report n’est pas théorique simplement parce que la date prévue pour le renvoi est passée. La principale question est celle de la véritable nature du litige entre les parties, et la Cour d’appel fédérale a précisé que « c’est la survenance des faits au sujet desquels le demandeur réclamait le report de son renvoi » qui rend une demande de contrôle judiciaire théorique (Baron, au para 37). Le ministre n’a pas tenu compte de ce principe énoncé dans l’arrêt Baron ni de la jurisprudence de la Cour traitant du caractère théorique dans le contexte d’une demande de report (voir Sosic c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2022 CF 13 aux para 17-25; Adesemowo c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2018 CF 249 aux para 36-47; Sanhueza c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2023 CF 646 aux para 15-18).

[14] M. Thompson a demandé un report au motif qu’il disposait d’éléments de preuve qui n’avaient pas été examinés concernant le risque auquel il serait exposé advenant son retour dans son pays et qu’il avait une demande de PST en instance. La preuve dont je dispose ne donne pas à penser que l’une ou l’autre de ces questions a été réglée. Il reste un litige actuel entre les parties et, par conséquent, la question n’est pas théorique (Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342).

IV. Analyse

[15] Le paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, prévoit que les mesures de renvoi exécutoires visant les étrangers doivent être « exécutée[s] dès que possible ». Ce libellé a été interprété comme signifiant que les agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC chargés d’organiser le renvoi des personnes faisant l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité pour reporter le renvoi (Baron, au para 51; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 54).

[16] La question déterminante dans le cadre du contrôle judiciaire est l’évaluation par l’agent du risque auquel est exposé M. Thompson, que le juge Southcott a jugé être une question sérieuse à l’étape de la requête en sursis. Les parties conviennent, tout comme moi, que je devrais procéder au contrôle de la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a énoncé qu’une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Les décideurs administratifs doivent veiller à ce que leur exercice de tout pouvoir public soit « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

[17] M. Thompson n’a pas eu accès à une audience devant la SPR; il s’est plutôt vu offrir un ERAR en 2016. Il a expliqué à l’agent examinant la demande de renvoi que le risque auquel il serait exposé advenant son retour en Jamaïque n’avait pas été évalué sur le fond pendant l’ERAR parce que le consultant en immigration qui le représentait à ce moment-là n’avait pas présenté d’observations de fond en son nom. Ce consultant a depuis été radié de la profession. L’agent d’ERAR a confirmé l’absence d’observations dans sa décision, où il a souligné qu’il [traduction] « ne [pouvait] pas procéder à une évaluation significative du risque » :

[traduction]
En date de la présente décision, soit le 4 novembre 2016, le demandeur n’a présenté aucune observation concernant cet ERAR. Le demandeur ne mentionne pas qu’il craint un risque particulier s’il retourne en Jamaïque. Par conséquent, je conclus que je ne peux pas procéder à une évaluation significative du risque dans le cas du demandeur.

[18] M. Thompson a présenté à l’agent examinant la demande de renvoi la décision de la SPR rendue en 2019, par laquelle les demandes d’asile de son épouse et de sa fille ont été accueillies au motif que celles-ci avaient été ciblées par des membres de gangs en remplacement de M. Thompson après son départ de la Jamaïque. L’agent a tenu compte de cet argument, mais a conclu que celui-ci n’exigeait pas que le risque auquel serait exposé de M. Thompson soit évalué avant son renvoi.

[19] L’agent a conclu que, puisque la décision de la SPR reposait sur des faits survenus en 2015 et en 2016, M. Thompson n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’il était exposé à un risque à ce moment-là. Cette analyse ne tient pas compte du fait que les décisions rendues à l’égard de demandes d’asile sont fondées sur un risque prospectif, même si des faits particuliers survenus dans le passé sont pris en considération (Natynczyk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 914 au para 71). De plus, l’analyse ne traite pas de la question principale soulevée par la présente demande; le risque auquel est exposé M. Thompson n’a pas été véritablement pris en considération avant son renvoi. La seule fois où le risque aurait été évalué, le décideur a mentionné qu’il ne pouvait pas procéder à une évaluation significative parce qu’aucune observation n’avait été présentée par le représentant du demandeur. Au paragraphe 22 de l’arrêt Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 [Atawnah], la Cour d’appel fédérale a confirmé ce qui suit :

[…] le risque que l’agent d’exécution devait examiner ne se limitait pas à un « nouveau » risque, c’est-à-dire un risque soulevé après une décision relative à la demande d’asile ou après une autre instance. Les risques que l’agent d’exécution est tenu de prendre en compte comprennent les risques qui n’ont jamais été examinés par un décideur compétent.

[20] Le risque auquel est exposé M. Thompson, surtout depuis la conclusion de la SPR en 2019 au sujet des membres de sa famille, n’a jamais été évalué par un « décideur compétent ». Comme l’a mentionné le juge Grammond au paragraphe 15 de la décision Thuo c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2019 CF 48 : « le principe de base, comme l’énonce la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Atawnah, est qu’il faut que quelqu’un évalue effectivement les risques auxquels est exposée la personne que l’on veut renvoyer du Canada » (voir aussi Abdulrahman c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2018 CF 842 au para 13). L’analyse limitée que l’agent a faite du risque auquel était exposé M. Thompson est particulièrement flagrante en l’espèce, étant donné que le fondement même de la décision favorable de la SPR rendue en 2019 concernant les membres de la famille de M. Thompson était leur association avec lui.

[21] Le ministre a fait valoir, sans renvoyer à aucun élément de preuve provenant du dossier ou des motifs de l’agent, que les résultats d’une élection tenue en 2020 en Jamaïque étaient pertinents quant à la question de savoir si M. Thompson est toujours exposé à un risque. Il ne s’agit pas d’un élément que je peux examiner et il n’est pas applicable aux questions en litige dans le cadre du contrôle judiciaire. L’agent n’a fait aucune mention de l’élection de 2020. Le fondement de sa décision n’était pas le rejet de la demande de report. De plus, je souligne qu’à l’étape de la demande de report, l’agent chargé du renvoi examine si des éléments de preuve suffisants pour démontrer un risque ont été présentés pour justifier un report jusqu’à ce qu’une évaluation complète puisse être faite (Atawnah, au para 20).

[22] L’évaluation par l’agent du risque auquel M. Thompson serait exposé s’il devait retourner en Jamaïque était déraisonnable et est donc annulée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 27 juin 2022 par laquelle la demande de report de M. Thompson a été rejetée est annulée.

  3. Si M. Thompson doit être renvoyé du Canada, il recevra un préavis d’au moins 28 jours de la date de son renvoi.

  4. Si M. Thompson décide de présenter une autre demande de report de renvoi, celle-ci sera examinée par un autre agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC.

  5. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

Blanc

« Lobat Sadrehashemi »

Blanc

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6102-22

 

INTITULÉ :

CORNEX DUEL THOMPSON c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

Pour le demandeur

 

Michael Butterfield

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BELLISSIMO LAW GROUP PC

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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