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     T-167-95

Entre :

     DENNIS BLACK,

     demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge TEITELBAUM

     Le 14 septembre 1994, le demandeur Dennis Black, chauffeur de camion de son état, revenait des États-Unis où il avait reçu un " chargement " de meubles destiné au Canada. Il devait rentrer par le passage de frontière de Sarnia (Ontario), mais en cours de route, il avait reçu de son régulateur l'ordre de se dérouter sur celui du pont Ambassador entre Détroit (Michigan) et Windsor (Ontario). À l'approche du pont, le demandeur a vu qu'il y avait une longue queue de camions commerciaux attendant de passer à la douane canadienne.

     Le demandeur a expliqué, pour l'édification de la Cour, comment se fait le passage à la douane à la frontière, pour les États-Unis comme pour le Canada. Le chauffeur du camion commercial se présente devant un agent d'inspection primaire lorsque son tour arrive dans la file des camions commerciaux. Cet agent vérifie d'abord si le conducteur a une " mainlevée à la LIP " ou s'il doit aller voir un courtier en douane parce que la " documentation " n'est pas complète. La " mainlevée à la LIP " comporte un code à barres qui permet à l'agent de vérifier par balayage le manifeste, qui décrit les marchandises transportées. Cet agent d'inspection primaire autorise le conducteur à passer ou, le cas échéant, le dirige sur le secteur secondaire pour " visite ".

     Comme noté supra, le demandeur rentrait au Canada par le pont Ambassador et, s'approchant du passage de frontière, voyait une longue queue de camions attendant de passer à la douane canadienne. Il témoigne qu'il commençait à se demander pourquoi la file d'attente était si longue et pourquoi cela prenait si longtemps pour s'approcher du poste d'inspection primaire. Et que ce jour-là, il y avait quelque 50 camions dans la file des véhicules commerciaux et que cela lui prenait à peu près 40 minutes pour parvenir à ce poste. Le demandeur affirme, sans être contredit sur ce point, qu'il y avait juste un agent d'inspection primaire, " un poste ", pour s'occuper de tous les véhicules commerciaux, et que " le service était très lent ".

     Je peux parfaitement me représenter l'agacement du demandeur qui devait attendre, derrière une file d'une cinquantaine de camions, de passer devant un seul agent d'inspection primaire de la douane.

     Le demandeur témoigne qu'une fois parvenu au poste occupé par l'agent d'inspection primaire, il a remis le " manifeste " à celui-ci qui, après l'avoir examiné, a voulu savoir pourquoi le demandeur se trouvait au passage de frontière du pont Ambassador, alors que le manifeste indiquait celui de Sarnia. Le demandeur lui en a donné l'explication et l'agent a rectifié le document en conséquence.

     Selon le demandeur, l'agent lui a demandé quelle était sa nationalité, combien de temps il avait séjourné hors du pays et s'il avait quelque chose à déclarer. Le demandeur lui ayant répondu qu'il avait une bouteille de 40 onces de spiritueux, l'agent lui a dit : " C'est ton jour de veine aujourd'hui, je vais te faire payer les droits de douane dessus. "

     Comme nous le verrons infra, le demandeur n'avait pas été absent du Canada pendant 48 heures et, par conséquent, ne pouvait importer une bouteille de 40 onces de spiritueux que s'il payait les droits et taxes réglementaires, qui s'élevaient en l'occurrence à 21,66 $. La bouteille de whisky (rye) valait 25,94 $ (voir la pièce P-5).

     À ce sujet encore, je peux me représenter l'agacement du demandeur.

     Toujours selon le demandeur, informé qu'il devait payer les droits de douane, " J'ai dit parfait! Puis je lui ai dit pas étonnant que la file d'attente soit si longue. " (voir la pièce P-6, aide-mémoire établi par le demandeur, selon ses dires, vers le 15 septembre 1994). L'agent lui a répondu : " Je ne fais que mon travail, crétin " puis " si j'avais (le demandeur) suffisamment de courage, je lui (l'agent des douanes) dirais ce que je pensais réellement! " (pièce P-6).

     Selon l'aide-mémoire du demandeur, " nous avons alors échangé quelques mots, pas de jurons ou d'obscénités, etc. " et " les choses ont mal tourné après ". Il a été dirigé sur un secteur secondaire, le " bâtiment autos ", où il a garé le camion puis est entré dans le bâtiment. Le demandeur témoigne aussi qu'au moment où il s'éloignait du poste de l'agent d'inspection primaire, celui-ci téléphonait à ses collègues du secteur secondaire pour leur dire de le fouiller et de fouiller la cabine du véhicule.

     Le demandeur témoigne qu'une fois à l'intérieur du bâtiment du secteur secondaire (le bâtiment autos), il est pris en charge par le surveillant portant le numéro matricule 10271 (Douglas Bedard). Le bâtiment autos est le secteur où le demandeur a payé les droits et taxes sur la bouteille de 40 onces de whisky (rye) qu'il importait. Le surveillant lui a dit que " deux gars allaient venir me fouiller ", et le demandeur pensait qu'il allait subir une fouille corporelle. Il fait savoir que ces agents ont fouillé la cabine de son camion et l'ont fouillé lui-même, faisant savoir qu'ils recherchaient des factures : c'est pourquoi ils ont examiné son portefeuille. Ils n'ont pas procédé à une fouille corporelle.

     S'ils ont regardé dans son portefeuille, c'était pour chercher les tickets de caisse de pièces d'automobile trouvées à bord du camion et que le demandeur avait achetées aux États-Unis. Ils ont également trouvé un poste de radio bande publique (radio B.P.) neuf à bord. Le demandeur fait savoir qu'il l'avait acheté à un autre chauffeur de camion au Canada, deux mois avant son périple de septembre 1994.

     Quoi qu'il en soit, la cabine de conduite du véhicule du demandeur a été fouillée. Ce qui signifie que la couchette où il dort pendant ses déplacements a été dérangée, que les draps ont été enlevés et mis sens dessus dessous. Ce qui signifie aussi que les deux douaniers sont montés dans la cabine chaussures aux pieds, alors que le demandeur leur a demandé de les enlever.

     Comme noté supra, les deux agents qui effectuaient la fouille ont trouvé les pièces d'automobile (un filtre à air et une canalisation d'air) ainsi que la radio B.P., mais n'ont pas trouvé les tickets de caisse y afférents.

     Quoi qu'il en soit, le demandeur s'est plaint auprès du surveillant intérimaire Bedard du comportement de l'agent d'inspection primaire (Douglas Hudson), puis est parti avec son camion pour " le bâtiment des douanes à quelque deux ou trois milles de là " pour voir un courtier en douane. Il y a également rencontré une inspectrice des douanes, Mme Rose Desjardins, à qui il a fait part de ce qui s'était passé. Elle lui a dit d'envoyer une plainte au sujet du traitement que lui avait réservé l'agent d'inspection primaire Hudson.

     Le demandeur a donc déposé une plainte. Par suite, il a reçu en décembre 1994 une lettre d'excuse (laquelle n'a pas été versée au dossier) indiquant que si l'agent en question l'avait traité de crétin, c'était quelque chose qui n'aurait pas dû se produire et dont Douanes Canada, je présume, s'excusait.

     Le demandeur s'est plaint aussi de ce que l'agent d'inspection primaire lui a dit de ne plus passer par le poste-frontière du pont Ambassador.

     Au cours de son contre-interrogatoire, le demandeur fait savoir qu'à la date de l'incident, il avait pris le passage du pont Ambassador 35 à 50 fois. Sa cabine de conduite avait été inspectée 2 ou 3 fois, et son " chargement ", " peut-être une dizaine de fois seulement ". Lors des " 2 ou 3 fois " où la cabine de conduite de son camion fut inspectée, " il était possible qu'il eût déclaré de l'alcool ".

     Le demandeur déclare qu'il ne sait pas pourquoi l'agent d'inspection primaire l'a insulté (comme indiqué supra), et qu'il se sentait menacé lorsque celui-ci lui a dit qu'à l'avenir, il aurait intérêt à ne passer la frontière qu'à Sarnia.

     Depuis l'incident du 14 septembre 1994, le demandeur est passé par le poste-frontière du pont Ambassador " une dizaine de fois " sans incident.

     Il affirme qu'il ne s'est pas montré insolent envers l'agent d'inspection primaire, qu'il ne l'a pas insulté, qu'il n'a pas dit de gros mots, sauf qu'il a dit " foutaise " au surveillant Bedard parce qu'on l'avait traité de " menteur ".

     Le demandeur affirme qu'il n'a pas déclaré le filtre à air et la canalisation d'air, parce qu'il ne pensait pas que ce fût nécessaire du moment qu'ils " faisaient partie du camion " et que, si ces pièces avaient été montées, il n'aurait pas eu à les déclarer. Ces pièces étaient encore dans leur emballage d'origine.

     Pour ce qui est de la radio B.P., le demandeur fait savoir que l'un des deux agents d'inspection l'a accusé de l'avoir achetée au Tennessee (qui était le lieu de fabrication) et d'avoir menti à ce sujet.

     Le demandeur est afro-canadien. Il ne se rappelle pas s'il a dit que les douaniers ont procédé à la fouille " parce que je suis Noir ". Selon son témoignage, " j'ai dit "foutaise", je ne me rappelle pas avoir dit que tout ça se fait parce que je suis Noir. Il se peut que je l'aie dit à ce moment-là ", et, " cette fois-là, si je pensais que tout ça s'est produit parce que j'étais Noir, c'était parce que l'agent d'inspection primaire employait ces mots ".

     Le demandeur n'a cité aucun témoin. Je comprends qu'il n'ait pu produire aucun témoin sur ce qui s'est passé à la ligne de première inspection et sur la fouille subséquente. Il était seul. Il n'a cité aucun témoin pour prouver le préjudice. Nous reviendrons sur ce point.

     David MacRae est au service de la défenderesse, à titre de chef intérimaire du service des voyageurs au poste de douane du pont Ambassador depuis novembre 1994.

     Il ne sait rien de l'incident en question. Son témoignage porte uniquement sur les formalités de douane à observer à l'entrée au Canada : toute personne doit déclarer toutes marchandises (art. 11 de la Loi sur les douanes, dénommée ci-après la Loi), toutes les marchandises doivent être portées sur un " manifeste " (article 12), et toutes les " marchandises " sont susceptibles d'inspection.

     Il fait savoir que les agents permanents des douanes ont une formation de 14 semaines, dont la sensibilisation aux particularismes des minorités et aux différences culturelles, et la connaissance des droits garantis par la Charte.

     D'après son témoignage, il y a quelque 5 000 véhicules commerciaux (camions) passant par le poste de douane du pont Ambassador; " la douane en soumet régulièrement 3 p. 100 à la visite " et c'est l'agent d'inspection primaire qui décide s'il y a lieu à visite. Cette décision peut se prendre " jusqu'au moment de la mainlevée des marchandises ".

     Il veut dire par là, à mon sens, qu'un agent des douanes peut prescrire la visite à tout moment, avant que les marchandises ne sortent du poste de douane.

     Le témoin fait aussi savoir qu'il est normal d'inspecter la cabine de conduite de n'importe quel camion.

     Il déclare qu'il est déplacé d'avertir quiconque de ne pas emprunter tel ou tel passage de frontière.

     William Hudson est " l'agent d'inspection primaire " de service au moment de l'incident. Il nie tous les principaux faits articulés par le demandeur.

     Hudson, qui avait été employé par la défenderesse au ministère des Affaires des anciens combattants, a été détaché auprès de Douanes Canada du 6 juin 1994 au 29 septembre 1994 inclusivement, pour faire fonction d'inspecteur des douanes au pont Ambassador. Il avait suivi un cours de deux semaines et avait à peu près une semaine de formation pratique.

     Il se rappelle qu'il était de service le 14 septembre 1994 à la ligne d'inspection primaire du poste du pont Ambassador. Bedard était le surveillant intérimaire de service. En tant qu'agent d'inspection primaire, Hudson avait une double fonction : vérifier d'abord si l'individu a des marchandises commerciales à déclarer et, après s'être assuré de la conformité du manifeste, vérifier ensuite si cet individu a des effets personnels à déclarer. Donc, après s'être assuré de la conformité du manifeste, il demande au conducteur quelle est sa nationalité et, si celui-ci est Canadien, il lui demande combien de temps il a séjourné à l'étranger et s'il a quelque chose à déclarer.

     Il fait savoir que si un Canadien séjourne moins de 48 heures à l'étranger, il ne peut rentrer avec de l'alcool en franchise.

     Il déclare aussi que souvent il envoie la " cargaison " à l'inspection secondaire au vu des manifestations extérieures, verbales et autres, par exemple la nervosité du conducteur, etc., qui peuvent trahir une tentative d'importation sans déclaration.

     Hudson témoigne que le 14 septembre 1994, il était de service dans un des postes d'inspection primaire de véhicules commerciaux lorsque le demandeur " arriva à hauteur du poste vers 17 h 45 ". Celui-ci lui a remis le manifeste de douane canadienne; il s'aperçoit alors que le manifeste mentionnait le passage de frontière de Sarnia. Il demande au demandeur s'il entendait " rentrer par Windsor ou par Sarnia ". Celui-ci l'informe que son régulateur lui avait dit de passer par Windsor. Hudson témoigne qu'il a vérifié le reste du document, l'a trouvé conforme, et y a " inscrit le code pour la mainlevée du chargement ".

     Après avoir réglé le côté commercial du passage en douane, Hudson a posé au demandeur les questions d'ordre personnel comme la nationalité, le lieu de résidence, la durée du séjour à l'étranger, et celui-ci lui a répondu de façon sarcastique qu'il n'avait pas été absent du Canada aussi longtemps qu'il avait attendu sur le pont (pour le passage en douane, je présume).

     Le demandeur a fait savoir qu'il avait une bouteille de spiritueux, mais n'a pas déclaré les pièces de camion. Hudson témoigne qu'à la mention du spiritueux, il a commencé à remplir une formule E-67, qui est une fiche de présentation pour le paiement des droits et taxes frappant la boisson alcoolique, tout en donnant les explications au demandeur. Selon Hudson, celui-ci lui a dit qu'au poste de Sarnia, il n'avait jamais à payer les droits et taxes, à quoi Hudson a répondu : " Aujourd'hui tu vas payer. Si les gens de Sarnia te laissaient passer, tu as eu de la veine, mais aujourd'hui, tu vas payer ".

     Ce à quoi le demandeur a répondu : " Pas étonnant que la file avance si lentement, tu fais payer tout le monde. " Selon Hudson, le demandeur a continué à maugréer, à dire des gros mots, il a dit que " tout ça c'est de la niaiserie, et que je suis un maudit trou du cul à vouloir lui faire payer pour la bouteille ". Il dit aussi que le demandeur était furieux, qu'il lui a dit : " si tu as un minimum de courage, tu dirais ce que tu penses maintenant " et l'a mis au défi de sortir du poste d'inspection. Hudson fait savoir qu'après avoir été mis au défi de sortir du poste, il a traité le demandeur de crétin par crainte des coups. Selon Hudson, celui-ci donnait tous les signes qu'il " allait m'attaquer ".

     Hudson témoigne que par conséquent, il s'est servi de l'intercom pour informer (le secteur secondaire) qu'un gros camion " allait y rentrer pour payer les droits et taxes sur une bouteille d'alcool ", que le conducteur " n'était pas très content " et que lui-même a été menacé de violence.

     À 18 heures, à la fin de son quart au poste d'inspection primaire, Hudson s'est rendu dans le secteur secondaire où Bedard l'a informé que le demandeur avait fait une plainte verbale, et lui a demandé ce qui s'était passé. À ce moment-là, le demandeur se trouvait à son véhicule qui était examiné par l'équipe de riposte graduée.

     Au cours de son contre-interrogatoire, Hudson déclare qu'il avait déjà entendu des remarques sarcastiques comme celles du demandeur, mais que " ce genre de propos ne me visent pas personnellement. Je n'y fais pas attention ". Il confirme dans son contre-interrogatoire que le demandeur s'est particulièrement fâché en apprenant qu'il devait payer les droits et taxes sur l'alcool qu'il importait au Canada " et c'est à ce moment-là que la conversation s'est envenimée, il m'a dit que le fait de l'envoyer à l'intérieur (pour payer les droits et taxes) était une niaiserie et que j'étais un maudit trou du cul de ce fait ".

     Selon Hudson, le demandeur cherchait à le provoquer à commettre des écarts de langage afin qu'il pût porter plainte.

     Le demandeur y a manifestement réussi, puisque Hudson l'a traité de crétin, mais après qu'il se fut senti menacé.

     La relation des faits par Hudson est corroborée à divers égards par Douglas Bedard, le surveillant intérimaire, et par Todd Bondy et James Tweedle, les deux membres de l'équipe de riposte graduée qui inspectaient le véhicule du demandeur.

     Bedard était de service le 14 septembre 1994 dans le secteur secondaire, pour l'inspection des automobiles et des camions. Il témoigne qu'en cas d'appel émanant d'un agent d'inspection primaire faisant savoir qu'une personne est fâchée d'avoir à payer des droits et taxes, une inspection est demandée : " Il suffit d'un appel téléphonique pour qu'il y ait visite ".

     L'un des deux agents chargés d'inspecter le véhicule du demandeur a demandé à Bedard de parler à celui-ci qui voulait formuler une plainte. Il appert que le demandeur parlait à quelqu'un dans le bureau et se plaignait de ce qu'il avait à payer des droits et taxes, qu'il n'avait pas pour habitude de payer à Sarnia. Le demandeur s'est plaint à Bedard de ce que l'agent l'avait traité de crétin et de " maudit trou du cul ".

     Selon Bedard, il a appelé Hudson et celui-ci lui a dit que le demandeur cherchait la bagarre, qu'il l'avait mis au défi de sortir du poste de contrôle, qu'il s'était montré grossier, qu'il lui avait dit réglons ça entre hommes et que, par conséquent, Hudson l'avait traité de crétin.

     Pour ce qui est de l'inspection du camion, Bedard fait savoir que le demandeur s'opposait à ce que l'agent responsable montait dans la cabine avec ses chaussures aux pieds, mais que celui-ci lui a dit que si la cabine en était salie, elle serait nettoyée.

     Selon Bedard, la visite a eu lieu, il y a eu une discussion au sujet des articles suspects, et les responsables ont décidé de ne pas faire payer les droits et taxes sur les pièces de camion et sur la radio B.P.

     Todd Bondy, l'un des deux agents chargés d'inspecter le véhicule du demandeur, déclare que celui-ci était très agité, hostile et nerveux, autant de signes qui indiquent que l'intéressé pourrait importer des marchandises sans déclaration.

     Bondy témoigne qu'à son premier contact avec le demandeur qui, entré dans le secteur secondaire, était en train de descendre de son camion, celui-ci lui a dit que l'agent d'inspection primaire était un " maudit trou du cul " et qu'il voulait se plaindre au surveillant.

     Bondy a alors attendu le demandeur pour procéder à la visite. Celui-ci lui a demandé d'enlever ses chaussures, mais Bondy lui a dit qu'il ne pouvait pas pour des raisons d'hygiène et de sécurité.

     Pendant que Bondy examinait la cabine de conduite, Tweedle, l'autre agent chargé de l'inspection, lui a dit qu'il a trouvé des pièces d'automobile non déclarées au-dessous de la partie réservée à la couchette, dans un espace de rangement accessible seulement de l'extérieur. Bondy " a vu ", selon son témoignage, un poste bande publique Cobra tout neuf; il a demandé au demandeur quand il l'avait acheté. Celui-ci a répondu septembre 1993. Selon les indications portées sur le poste de radio, celui-ci était fabriqué au Tennessee (États-Unis). Le demandeur a dit à Bondy qu'il l'avait acheté à Toronto, et qu'il n'en avait pas le ticket de caisse.

     Une recherche dans le portefeuille n'a produit un ticket de caisse ni pour le poste de radio ni pour les pièces de camion.

     L'agent Tweedle témoigne que l'agent Bondy et lui-même ont examiné le camion du demandeur pour rechercher des marchandises non déclarées. Il fait savoir qu'il avait reçu un appel téléphonique de l'agent Hudson lui signalant qu'il envoyait un camion pour payer les droits et taxes sur une bouteille d'alcool déclarée et qui n'était pas admissible en franchise, et que le conducteur cherchait la bagarre puisqu'il l'avait mis au défi de sortir du poste de contrôle.

     Tweedle confirme qu'au moment où le demandeur descendait du camion, celui-ci était en train de jurer, mais il ne se rappelle quels jurons exactement. Selon Tweedle, le demandeur a dit aussi qu'on lui faisait des " tracasseries " parce qu'il était Noir.

     Tweedle témoigne qu'en inspectant le camion, il a trouvé les pièces de camion dans leur emballage américain d'origine avec la facture.

     Le dernier témoin cité par la défenderesse est Mme Violet Balardon, qui est à son service depuis quelque 26 ans, dont 15 ans à Windsor (Ontario). Elle est maintenant agent de soutien de programmes, et c'est elle qui a rédigé la réponse à la plainte, adressée au " représentant de M. Black ".

     Son témoignage est bref mais instructif. Elle déclare qu'elle a reçu les rapports sur l'incident et a répondu à la plainte de M. Black, reconnaissant que " l'échange à l'inspection primaire était moins que parfait " et s'excusant pour le comportement de l'agent d'inspection primaire.

     Elle dit qu'elle n'a pas reçu de réponse à sa lettre.

ANALYSE

     Je tiens à faire remarquer en tout premier lieu que cette affaire n'aurait pas dû passer en jugement devant la Cour.

     Pour ce qui est des dommages-intérêts, le demandeur n'a pu faire la preuve, au sens juridique du terme, d'aucun préjudice. Il a bien soutenu qu'en raison de cet incident, il pensait avoir perdu deux ou trois heures de travail. Il affirme que son temps de travail vaut à peu près 100 $ l'heure. À part cette assertion faite sous serment, la Cour n'a été saisie d'aucune autre preuve ou témoignage établissant que son temps de travail vaut en fait 100 $ l'heure et qu'au mieux, il a droit de 200 $ à 300 $ pour manque à gagner.

     Je suis disposé à accepter ce témoignage, lequel n'établit cependant pas que le manque à gagner fût imputable à quelque activité illégale de la part d'un employé quelconque de la défenderesse.

     L'article 11 de la Loi sur les douanes (la Loi) prévoit, sauf les exceptions non applicables en l'espèce, que toute personne arrivant au Canada doit se présenter " aussitôt " au bureau de douane. L'article 12 prévoit que toutes les marchandises doivent être déclarées.

     Selon le paragraphe 98(1) de la Loi, un agent des douanes peut fouiller toute personne dans un délai justifiable suivant son arrivée au Canada, et selon le paragraphe 99(1), il peut visiter toutes marchandises importées et en ouvrir tous colis.

     Le paragraphe 98(1) porte :

     S'il la soupçonne, pour des motifs raisonnables, de dissimuler sur elle ou près d'elle tout objet d'infraction, effective ou éventuelle, à la présente loi, tout objet permettant d'établir une pareille infraction ou toute marchandise d'importation ou d'exportation prohibée, contrôlée ou réglementée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, l'agent peut fouiller :         
         a) toute personne arrivée au Canada, dans un délai justifiable suivant son arrivée; "         

     L'alinéa 99(1)a) porte :

     (1) L'agent peut :         
         a) tant qu'il n'y pas dédouanement, visiter toutes marchandises importées et en ouvrir ou faire ouvrir tous colis ou contenants, ainsi qu'en prélever des échantillons en quantités raisonnables; "         

     Ainsi donc, le surcroît de temps qu'ont pris les employés de la défenderesse pour donner libre passage au demandeur et aux marchandises qu'il importait tenait à la fouille du véhicule et à la recherche des factures, dont celle de la radio B.P.

     Ce " surcroît " de temps s'explique par les mesures que la Loi habilitait les employés de la défenderesse à prendre s'ils avaient raisonnablement lieu de soupçonner le demandeur d'introduire des marchandises non déclarées au Canada.

     Les témoins cités par la défenderesse ont expliqué dans quelles circonstances et de quelle façon ils jugent qu'une personne est peut-être en train d'importer des marchandises en fraude. Entre autres exemples, celui de la personne qui ergote, qui évite votre regard, ou qui affiche une certaine nervosité.

     Il ressort des témoignages que le demandeur était fort ergoteur lorsqu'il se présenta devant l'agent d'inspection primaire. Son attitude peut s'expliquer non pas par le fait qu'il importait des marchandises non déclarées, bien que les agents en aient trouvé, mais par le fait qu'il avait fait la queue 40 à 50 minutes avant de parvenir à cet agent, pour se faire dire qu'il aurait à payer les droits et taxes sur la bouteille de spiritueux qu'il importait au Canada.

     Je conclus que l'agent d'inspection primaire avait des raisons d'envoyer le demandeur payer les droits et taxes sur la bouteille de spiritueux et de faire " fouiller " son véhicule pour découvrir des marchandises non déclarées.

     Le demandeur n'a donc pas perdu de temps en raison d'agissements illégaux d'employés de la défenderesse.


     Voici les conclusions figurant au paragraphe 15 de sa déclaration :

     [TRADUCTION]

     15. Le demandeur conclut à ce qui suit contre la défenderesse :         
         a) dommages-intérêts généraux de 75 000 $;         
         b) dommages-intérêts spéciaux de 10 000 $;         
         c) jugement déclarant que les agissements des employés de la défenderesse portent atteinte à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés;         
         d) jugement déclarant que les agissements des employés de la défenderesse portent atteinte aux droits que le demandeur tient de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés;         
         e) toute réparation conforme au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés;         
         f) ses frais et dépens de l'action;         
         g) toute autre réparation que l'honorable Cour jugera indiqué d'accorder.         

     Le demandeur n'a produit aucune preuve de préjudice de nature générale ou spéciale.

     Il fait cependant valoir que l'agent de douanes l'a insulté en le traitant de " crétin ".

     Il est hors de doute que l'agent d'inspection primaire n'aurait pas dû employer ce terme. Ce n'est pas une excuse que de dire qu'il l'a employé parce que le demandeur l'a provoqué au combat.

     Quoi qu'il en soit, traiter quelqu'un de " crétin " peut être insultant et blessant, mais cela ne justifie pas nécessairement une réparation pécuniaire. Il faudrait que le demandeur fasse la preuve d'un préjudice matériel résultant de " l'atteinte à son amour-propre ".

     Quant à savoir ce qui s'est réellement passé ce 14 septembre, voici ce qui se dégage des témoignages : le demandeur s'agaçait d'avoir à faire longtemps la queue pour passer la frontière; il avait à attendre 40 à 50 minutes, ce qui était excessif à son avis. Parvenu au poste occupé par M. Hudson, il se fait demander par celui-ci combien de temps il avait séjourné à l'extérieur du Canada. Sa réponse, " pas aussi longtemps que j'ai fait la queue ", indique clairement qu'il était fâché de perdre tant de temps. Informé par l'agent d'inspection primaire que du fait qu'il n'avait pas séjourné à l'extérieur du pays (Canada) assez longtemps, il ne pouvait importer un spiritueux à moins de payer les droits et taxes y afférents, M. Black est devenu plus fâché encore, d'où l'incident en question.

     Après cet incident au poste d'inspection primaire, l'agent qui l'occupait a appelé les agents du secteur secondaire pour les informer que le demandeur devait s'y rendre pour payer les droits et taxes sur une bouteille de spiritueux, et qu'à son avis, il y avait lieu de fouiller le véhicule pour voir s'il n'y avait pas de marchandises non déclarées.

     Ce qui a été fait. Et, à mon avis, c'est ce qui a rendu le demandeur furieux.

     Je ne sais qui a injurié qui, sauf que c'est probablement le demandeur qui a commencé puisqu'il ressort des témoignages que lorsqu'il est descendu de son camion, il a employé le gros mot rapporté plus haut pour parler de l'agent d'inspection primaire.

     Le litige tout entier repose sur ce qui s'est passé. La Cour a été saisie de la version du demandeur et de celle de la défenderesse, présentée par les employés de cette dernière.

     La charge de la preuve incombe au demandeur. À part le fait qu'il s'est fait traiter de " crétin ", les témoignages se contredisent sur la question de savoir qui a insulté qui.

     Il n'y a aucune preuve de discrimination raciale, à part l'assertion faite par le demandeur que l'incident s'explique par le fait qu'il est afro-canadien. Les témoins de la défenderesse réfutent cette assertion en ce que la question de race ne se posait pas.


     Vu les faits de la cause, le demandeur doit être débouté de son action.

     Comme noté supra, je ne vois pas pourquoi cette affaire est passée en jugement. Si la raison en est une question de principe tendant à montrer qu'un employé de la défenderesse n'avait aucune raison de traiter le demandeur de " crétin " et n'aurait pas dû le faire, il faut se rappeler qu'avant que l'action ne fût intentée, la défenderesse a envoyé une lettre pour s'excuser en reconnaissant que l'agent en question n'aurait pas dû employer ce mot. Le demandeur n'a subi aucun préjudice par suite de cet incident. Le temps qu'il y a perdu s'explique par une fouille légale et valide, effectuée en application de la Loi. En fait, le demandeur importait illégalement des marchandises non déclarées au Canada. Il n'a produit aucune preuve qu'il ait subi un préjudice quelconque par suite de l'incident. Je ne vois toujours pas le pourquoi de ce procès qui a duré une journée et demie, a fait déplacer beaucoup de témoins et a occasionné des frais appréciables.

     L'action du demandeur est rejetée avec dépens.

     Signé : Max M. Teitelbaum

     ________________________________

     Juge

OTTAWA,

le 29 mai 1996

Traduction certifiée conforme      ________________________________

     F. Blais, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :          T-167-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Dennis Black

                         c.

                         Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      5 et 6 mai 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE TEITELBAUM

LE :                          29 mai 1997

ONT COMPARU :

S. Ehrlich                          pour le demandeur

P. Christopher Parke                  pour la défenderesse

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Codina & Pukitis                  pour le demandeur

Toronto (Ontario)

George Thomson                  pour la défenderesse

Sous-procureur général du Canada

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