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Date : 20230426


Dossier : T-485-23

Référence : 2023 CF 612

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 26 avril 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

LILIANE SQUINAS

demanderesse

et

NATION DÉNÉE DE LHOOSK’UZ, VIOLET BOYD,

ELLA STILLAS et JUNE BAPTISTE

défenderesses

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une requête datée du 19 avril 2023, présentée pour le compte de la demanderesse au titre du paragraphe 373(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, en vue d’obtenir :

a) une injonction interlocutoire suspendant les résolutions du conseil de bande de la Nation dénée de Lhoosk’uz (la Nation) datées du 8 février 2023 et du 16 février 2023 (les résolutions en cause), et ce, jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue sur le fond de la demande sous-jacente;

b) les dépens.

[2] Dans la demande sous-jacente, déposée le 10 mars 2023, la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire des résolutions en cause, des ordonnances de la nature d’un certiorari, un jugement déclaratoire et une injonction.

[3] La demande fait l’objet d’une gestion de l’instance, et une ordonnance établissant un échéancier pour les étapes restantes a été rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance, le 19 avril 2023. Un avis de requête modifié a été signifié et déposé immédiatement après en vue de la séance générale de la Cour du 25 avril 2023. Le dossier de requête de la demanderesse a été signifié et déposé le 18 avril 2023. Sur consentement, le dossier de requête des défenderesses a été signifié et déposé le 24 avril 2023.

[4] Au début de l’audience du 25 avril 2023, les défenderesses ont demandé que l’audition de la requête soit remise à une séance spéciale d’une journée au motif que l’audience avait été fixée à une date à laquelle l’avocat de leur choix n’était pas disponible et sans qu’elles aient eu la possibilité raisonnable de présenter leurs arguments. La demanderesse s’y est opposée vivement. Après avoir entendu les avocats des deux parties, la Cour a refusé d’ajourner la requête.

[5] Pour les motifs qui suivent, la requête est rejetée.

II. Le contexte

[6] Le conseil de bande de la Nation se compose de quatre conseillers et d’un chef. Les trois défenderesses nommées à titre individuel sont des conseillères ayant été élues à divers moments pour représenter des groupes familiaux au sein de la Nation, conformément au code coutumier. Le chef est élu par l’ensemble des membres de la bande. La demanderesse, Liliane Squinas, occupe le poste de chef depuis mai 2002. Il n’y a pas eu d’élection pour le poste de chef depuis ce temps.

[7] D’après l’affidavit de la défenderesse Junie Baptiste, élue à titre de conseillère de la Nation en août 2017, un quorum de trois membres du conseil est nécessaire pour qu’une résolution du conseil de bande puisse être adoptée. Mme Baptiste déclare que, le 8 février 2023, le conseil a tenu une réunion d’urgence dans le stationnement d’un magasin à Quesnel, en Colombie-Britannique. Trois conseillères étaient présentes, soit les trois défenderesses nommées à titre individuel. La réunion avait été convoquée parce qu’une personne ayant une connaissance des finances de la Nation (le dénonciateur) avait formulé de graves allégations de malversations à l’endroit de la chef Squinas et d’un employé de la Nation.

[8] À la suite de la divulgation, selon Mme Baptiste, les trois conseillères présentes ont voté en faveur de la suspension des fonctions de la chef Squinas et de l’employé concerné à titre d’administrateurs de la Nation et de ses personnes morales apparentées, ainsi que de leurs fonctions à titre de signataires autorisés sur tous les comptes bancaires, comptes de placement et cartes de crédit détenus par la Nation.

[9] Le 16 février 2023, après avoir été informées que des documents avaient peut-être été retirés du bureau du conseil de bande, les trois conseillères ont adopté une deuxième résolution du conseil de bande qui autorisait l’embauche d’un enquêteur indépendant chargé d’examiner les allégations, plaçait la chef Squinas et l’employé concerné en congé administratif payé dans l’attente des résultats de l’enquête et limitait leur accès au bureau du conseil de bande et aux dossiers de la Nation. La chef Squinas en a été informée par une lettre datée du même jour.

[10] La requête de la demanderesse est appuyée par deux affidavits de la chef Squinas. Dans le premier affidavit, souscrit le 4 avril 2023, entre autres choses, la chef Squinas décrit les coutumes de la bande pour ce qui est des élections et des réunions, y compris l’obligation de donner un préavis. Elle identifie les procès-verbaux des réunions au cours desquelles les deux résolutions en cause ont été adoptées et déclare que, depuis la réception de la lettre datée du 16 février 2023, elle n’a pas été informée de l’état d’avancement de l’enquête.

[11] Dans son deuxième affidavit, souscrit le 18 avril 2023, la chef Squinas déclare qu’elle a été informée de la nature des allégations formulées à son endroit, mais que l’enquêteur ne l’a pas encore interrogée ni invitée à fournir des renseignements. La chef Squinas affirme qu’il est essentiel qu’elle se rende à Victoria, en Colombie-Britannique, le 27 avril 2023, en sa qualité de chef, pour recevoir une offre de Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada ainsi que pour rencontrer trois ministres du Cabinet provincial pour discuter des négociations de réconciliation. Elle affirme que ces deux rencontres sont le fruit de plus de cinq années de travail intensif.

[12] Les défenderesses s’appuient sur les affidavits de Junie Baptiste et de l’enquêteur indépendant, James Blatchford. Mme Baptiste décrit les événements qui ont mené à l’adoption des résolutions en cause et la façon dont la Nation est administrée depuis février 2023. Elle conteste la preuve déposée par la chef Squinas au sujet des coutumes de la Nation en ce qui a trait à la convocation de réunions du chef et du conseil et à la suspension ou à la destitution des représentants élus. Elle soutient qu’elle est en mesure de mener à bien les activités de la Nation, y compris de participer aux rencontres avec les représentants gouvernementaux, et qu’aucun membre du conseil n’était au courant des rencontres mentionnées dans le deuxième affidavit de la chef Squinas. Cependant, depuis en avoir pris connaissance, elle a demandé au négociateur chargé des communications et des initiatives stratégiques de la Nation de reporter les deux rencontres. Elle affirme que, s’il n’est pas possible de les reporter, un membre du conseil y assistera au nom de la Nation.

[13] Mme Baptiste décrit également une pétition qui a été mise en circulation au sein de la bande pour exiger la démission de la chef Squinas ou sa destitution dans l’attente d’une nouvelle élection. Une copie de la pétition censée montrer les signatures d’une majorité d’électeurs de la bande est jointe à son affidavit en tant que pièce.

[14] L’affidavit de James Blatchford décrit l’expérience qu’il a cumulée depuis 1981 en tant qu’enquêteur en matière de fraude et juricomptable, ainsi que l’enquête qu’il a été chargé d’entreprendre en février 2023 sur les allégations de malversations concernant les fonds de la Nation. Il déclare avoir mené un entretien approfondi avec le dénonciateur et avoir recueilli et analysé divers documents. Il fait mention du rapport préliminaire qu’il a remis au conseil, caviardé pour protéger l’identité du dénonciateur. Parmi les travaux qu’il lui reste à entreprendre, il mentionne d’éventuels entretiens avec la chef Squinas et l’employé de la bande concerné. Cependant, selon lui, il serait prématuré de mener ces entretiens tant qu’il n’aura pas rassemblé tous les autres éléments de preuve. À son avis, le fait d’empêcher une personne faisant l’objet d’une enquête d’avoir accès aux dossiers administratifs et financiers en cause est courant et constitue une pratique exemplaire lorsqu’on se retrouve en présence d’allégations de malversations.

[15] L’affidavit souscrit par un assistant juridique travaillant au cabinet de l’avocat des défenderesses identifie une série de pièces, y compris de la correspondance entre les avocats au sujet de l’échéancier en vue de l’audition de la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

III. La question en litige

[16] La seule question en litige est de savoir si la Cour doit accorder une injonction interlocutoire pour suspendre les deux résolutions en cause.

IV. Analyse

[17] Les parties et la Cour conviennent que le critère en trois étapes établi dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RSC 311 [RJR-MacDonald], s’applique en l’espèce. Pour accorder une injonction interlocutoire, la Cour doit être convaincue qu’il existe une question sérieuse à juger, que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée et que la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la demanderesse.

[18] Les défenderesses soutiennent qu’une norme plus rigoureuse s’applique au premier volet du critère, celui de la question sérieuse, puisque la présente requête, si elle est accueillie, aurait pour effet d’accorder la réparation demandée dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Par conséquent, les défenderesses font valoir qu’au lieu de se satisfaire du simple critère de la question sérieuse, la Cour doit examiner de près le bien-fondé de la demande. La demanderesse conteste l’application de cette norme plus rigoureuse, mais fait valoir que, d’une façon ou d’une autre, il existe une question sérieuse.

[19] J’estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si la norme plus rigoureuse s’applique en l’espèce. Compte tenu des contraintes de temps dans lesquelles la présente requête a été entendue et des événements qui pourraient ou non se produire en fonction de son issue, la Cour ne peut pas mener un examen prolongé du fond de l’affaire et ne dispose pas des éléments de preuve requis pour le faire : RJR-MacDonald, au para 50. La demanderesse pourrait faire valoir qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas été informée de la réunion d’urgence convoquée le 8 février 2023 et des procédures ultérieures. Toutefois, le degré d’équité procédurale requis varie selon les circonstances. Compte tenu de la preuve présentée en l’espèce, les défenderesses avaient des motifs valables de prendre des mesures à la lumière des renseignements fournis par le dénonciateur. Comme l’affirme M. Blatchford dans son affidavit, le fait d’imposer des restrictions à la demanderesse en ce qui concerne l’accès aux dossiers financiers et aux comptes de la Nation ainsi qu’à leur contrôle est conforme aux pratiques judiciaires exemplaires en cas d’allégations de malversations.

[20] La demanderesse n’a pas produit une preuve suffisante pour établir que le conseil a agi sans autorité ou en violation des coutumes de la Nation lorsqu’il a adopté les résolutions en cause. Elle ne présente que son point de vue sur les coutumes de la Nation, et celui-ci n’est étayé par aucune preuve corroborante de la part d’Aînés ou d’autres membres de la collectivité. De plus, Mme Baptiste conteste ce point de vue.

[21] Je suis d’avis que la présente affaire peut être distinguée de l’affaire Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 479 [Prince], invoquée par la demanderesse. Dans cette affaire, des allégations de mauvaise gestion de contrats liés à des taux de rémunération avaient été formulées contre les demandeurs, des conseillers de bande. Il n’y avait toutefois rien dans les faits qui laissait entendre que les demandeurs exerçaient un contrôle sur les finances et les dossiers de la bande, comme c’est le cas en l’espèce.

[22] En ce qui concerne la deuxième étape du critère applicable à l’octroi d’une injonction, je ne suis pas convaincu que la demanderesse a établi qu’elle, ou par extension la Nation, subirait un préjudice irréparable si la requête n’était pas accordée. Comme la Cour l’a affirmé au paragraphe 35 de la décision Solomon c Première Nation de Garden River, 2018 FC 1284, le demandeur doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures et qui démontre qu’un préjudice irréparable sera subi si l’injonction n’est pas accordée. J’estime que la preuve de la demanderesse concernant le préjudice que pourrait lui causer sa suspension n’est que pure conjecture. Il en va de même de la preuve portant sur les deux rencontres [traduction] « essentielles » avec des représentants gouvernementaux à Victoria, qui devaient avoir lieu cette semaine, soit le 27 avril. Il n’y a aucune preuve que la Nation est mal gérée depuis le 16 février 2023. De plus, l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle est la seule qui puisse représenter la bande à ces rencontres est intéressée et peu convaincante.

[23] Comme le fait valoir la demanderesse, la Cour a reconnu que l’atteinte à la réputation d’un représentant élu de la bande, ou la perturbation de la gouvernance de la bande, entraînée par des allégations de malversations peut constituer une forme de préjudice irréparable : Bande indienne de Lower Nicola c Le Conseil, 2012 CF 103 au para 35. Il n’y a, cependant, pas de présomption à cet effet. Employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable ne suffira pas. La partie requérante doit démontrer qu’un préjudice sera effectivement subi et qu’il ne pourra pas faire l’objet d’une réparation par la suite : Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 aux para 48-51. La demanderesse n’a pas démontré que c’est le cas en l’espèce.

[24] Je note que, le 6 avril 2023, la demanderesse était prête à accepter un échéancier selon lequel sa demande de contrôle judiciaire serait entendue du 24 au 26 mai 2023, sans suspension provisoire des résolutions en cause. Cet échéancier proposé n’a finalement pas été accepté par les défenderesses, qui estimaient qu’il ne leur laissait pas suffisamment de temps pour se préparer, y compris pour le contre-interrogatoire de la demanderesse. L’échéancier a été révisé par l’ordonnance du 20 avril 2023 de la juge responsable de la gestion de l’instance. Cependant, le fait que la demanderesse était disposée à accepter que la demande soit entendue plus tôt témoigne de la faiblesse de son argument concernant le préjudice qui résulterait de son incapacité à représenter la bande lors des rencontres prévues à Victoria, puisque les résolutions seraient demeurées en vigueur jusqu’à ce que la demande soit tranchée. En outre, il n’y a aucune preuve concrète que le report des réunions nuirait à la position de négociation de la Nation dans les dossiers devant les deux paliers de gouvernement.

[25] Même si ma conclusion concernant le préjudice irréparable suffit pour trancher la présente requête, je ne suis pas non plus convaincu que la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la demanderesse. Cette évaluation doit tenir compte des intérêts de la Nation. Hormis les affirmations vagues et générales de la demanderesse, rien n’indique que sa suspension nuira à la gouvernance de la bande. En fait, il existe des éléments de preuve contraires. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de la présente affaire, il me semble que l’enquête doit être menée à terme et que les résultats doivent être communiqués au conseil et aux membres de la Nation.

V. Conclusion

[26] Pour les motifs qui précèdent, la requête est rejetée. La demanderesse ne m’a pas convaincu qu’il convient d’accorder une injonction provisoire en attendant l’audition de la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Qu’il existe ou une question sérieuse à juger selon la norme ordinaire ou selon la norme plus rigoureuse, la demanderesse n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice irréparable si les résolutions en cause étaient maintenues jusqu’à ce que la demande sous-jacente soit tranchée. Dans ces circonstances, la prépondérance des inconvénients favorise le maintien du statu quo en attendant la décision sur le fond.

[27] Étant donné que les défenderesses ont eu entièrement gain de cause et qu’elles ont demandé les dépens, je les leur accorde. Puisque les parties n’ont pas présenté d’observations quant au montant des dépens, j’estime qu’un montant fixe de 1 500 $, débours compris, est approprié.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-485-23

LA COUR ORDONNE :

1. La requête est rejetée.

2. Les défenderesses ont droit aux dépens fixés à 1 500 $, débours et taxes compris.

Blank

« Richard G. Mosley »

Blank

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DoSSIER :

T-485-23

 

 

INTITULÉ :

LILIANE SQUINAS c NATION DÉNÉE DE LHOOSK’UZ VIOLET BOYD, ELLA STILLAS et JUNE BAPTISTE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE mosley

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

Kate R. Phipps

POUR LA DEMANDERESSE

Benjamin Clarke

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arvay Finlay LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour LA DEMANDERESSE

Poulus Ensom LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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