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Date : 20230426


Dossier : IMM-2736-22

Référence : 2023 CF 610

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOSEPH OJIMA SULE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen du Nigéria âgé de 23 ans. Le 27 janvier 2018, il est entré irrégulièrement au Canada depuis les États‑Unis et a demandé l’asile principalement parce qu’il craignait d’être persécuté en raison des activités syndicales de son père dans l’État de Kogi, au Nigéria. Le 28 août 2018, alors que le demandeur attendait l’issue de sa demande d’asile, sa sœur aînée est entrée au Canada de façon irrégulière depuis les États‑Unis et a demandé l’asile pour les mêmes motifs que lui.

[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a d’abord instruit la demande d’asile de la sœur du demandeur et l’a rejetée pour des motifs de crédibilité. Toutefois, le 23 février 2021, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR a accueilli l’appel de la décision de la SPR et a conclu que la sœur du demandeur était une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[3] La SPR a instruit la demande d’asile du demandeur les 5 août et 17 septembre 2021. Dans sa demande d’asile, outre sa crainte d’être persécuté en raison des activités syndicales de son père, le demandeur invoque également sa crainte d’être persécuté par la Brigade spéciale de lutte contre le banditisme, une unité de la police fédérale nigériane, et sa crainte d’être victime du génocide perpétré contre les chrétiens au Nigéria.

[4] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur dans sa décision du 27 octobre 2021. Elle a jugé que celui‑ci n’avait pas établi que ses craintes d’être persécuté par la police nigériane et d’être victime d’un génocide contre les chrétiens étaient fondées. La SPR a cependant accordé au demandeur le bénéfice du doute quant au fait que le gouvernement de l’État de Kogi ciblait toujours les dirigeants syndicaux et leurs familles dans cet État. À cet égard, la question déterminante pour la SPR était l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Lagos.

[5] En termes simples, une PRI est un endroit, dans le pays dont le demandeur d’asile a la nationalité, où ce dernier ne serait pas exposé à un risque ou à une menace (au sens pertinent et suivant la norme applicable, selon que la demande d’asile est présentée au titre de l’article 96 ou 97 de la Loi) et où il ne serait pas déraisonnable pour lui de s’installer. Lorsqu’il existe une PRI viable, le demandeur d’asile n’a pas droit à la protection d’un autre pays. Pour réfuter la proposition selon laquelle il existe une PRI viable, le demandeur d’asile a le fardeau de démontrer qu’il serait en danger dans l’endroit proposé comme PRI ou, s’il n’y était pas en danger, qu’il serait déraisonnable en toutes circonstances qu’il s’y installe. Pour le critère général relatif à une PRI, voir les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589; et Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164.

[6] La SPR a jugé que le demandeur n’avait pas établi que le gouvernement de l’État de Kogi serait motivé à le retrouver à Lagos ni qu’il serait déraisonnable pour lui de s’y installer. Par conséquent, la SPR a rejeté la demande d’asile.

[7] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. À l’appui de son appel, il a tenté de produire onze articles de presse en tant que nouveaux éléments de preuve. Dans ses observations écrites à la SAR, le demandeur a contesté le bien-fondé des conclusions de la SPR concernant son allégation de génocide contre les chrétiens et l’existence d’une PRI viable à Lagos.

[8] La SAR a rejeté l’appel du demandeur dans une décision du 8 mars 2022. Elle avait admis certains des articles de presse présentés par le demandeur et avait refusé d’en admettre d’autres. Sur le fond de l’appel, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la crainte du demandeur d’être victime d’un génocide perpétré contre les chrétiens n’était pas fondée. Quant à la crainte de persécution du demandeur découlant des activités syndicales de son père, la SAR était également d’accord avec la SPR pour dire qu’il disposait d’une PRI viable à Lagos. La SAR a donc confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[9] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi. Il fait valoir que les conclusions de la SAR concernant l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve et l’existence d’une PRI viable à Lagos sont déraisonnables. Pour les motifs que j’expose ci‑après, je ne suis pas d’accord. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[10] Les parties conviennent, et je suis aussi de cet avis, que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Cette norme s’applique aux conclusions de la SAR quant à l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve et à l’existence d’une PRI.

[11] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[12] Je me penche d’abord sur les conclusions de la SAR concernant les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur. La SAR a admis trois articles de presse portant sur les répercussions de la pandémie de COVID‑19 au Nigéria. Elle a refusé d’admettre deux autres articles traitant de la pandémie parce que ceux‑ci étaient antérieurs à la décision de la SPR et que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il n’avait pas pu les présenter à la SPR avant que cette dernière ne rende sa décision. Pour le même motif, la SAR a également refusé d’admettre un article portant sur des événements survenus dans le nord‑est du Nigéria. Ces conclusions ont trait à six des articles présentés par le demandeur. Dans sa décision, la SAR ne dit toutefois rien au sujet des cinq autres articles. Le demandeur allègue que le fait que la SAR n’a pas traité des autres articles rend la décision déraisonnable.

[13] Je ne suis pas de cet avis. Il ne fait aucun doute que la SAR aurait dû traiter des cinq autres articles. À proprement parler, ce silence signifie qu’aucune conclusion n’a été tirée quant à leur admissibilité. Je suis néanmoins convaincu que le fait que la SAR n’ait rien dit sur ces articles ne compromet pas l’intelligibilité globale de la décision. Premièrement, l’inadmissibilité de ces cinq articles en tant que nouveaux éléments de preuve est la seule conclusion raisonnable que l’on peut tirer et, deuxièmement, le raisonnement qui sous‑tend cette conclusion se dégage du dossier dans son ensemble (y compris des articles eux‑mêmes).

[14] Trois des articles sont antérieurs à la décision de la SPR, et le dossier ne permet pas d’expliquer pourquoi le demandeur ne les a pas présentés à la SPR. Ces articles ne satisfont manifestement pas aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi. Les deux autres articles, l’un traitant de la violence fondée sur la religion au Nigéria et l’autre faisant état d’appels au gouvernement nigérian afin que celui‑ci finance davantage les services de santé mentale, sont postérieurs à la décision de la SPR. Cependant, aucun motif raisonnable ne permet de conclure qu’ils satisfont au critère énoncé dans l’arrêt Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh], aux paragraphes 38 à 47. Plus précisément, il n’y a aucun motif raisonnable de conclure que les articles sont importants dans le sens où ils auraient pu influer sur l’appréciation globale faite par la SAR de la décision rendue par la SPR (Singh, au para 47). On ne peut raisonnablement croire que l’article concernant la violence fondée sur la religion au Nigéria aurait été susceptible d’influer sur l’appréciation, par la SAR, de la conclusion de la SPR selon laquelle la crainte du demandeur d’être persécuté en raison de sa religion n’était pas fondée. De même, on ne peut raisonnablement croire que l’article concernant les services de santé mentale au Nigéria aurait été susceptible d’influer sur l’appréciation, par la SAR, de la conclusion de la SPR selon laquelle il n’était pas déraisonnable pour le demandeur de s’installer à Lagos.

[15] Bref, le fait que la SAR n’a pas traité de l’admissibilité de cinq articles représente une lacune dans la décision, mais je suis convaincu qu’il s’agit d’une erreur mineure qui est, au plus, accessoire par rapport au fond de la décision. Cette erreur ne justifie pas l’intervention de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire : voir Vavilov, au para 100.

[16] En ce qui a trait au fond de la décision de la SAR, le demandeur ne conteste pas la conclusion portant que sa crainte d’être persécuté en raison de sa religion n’était pas fondée. Sa demande de contrôle judiciaire porte essentiellement sur le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger compte tenu des activités syndicales de son père. Comme je l’explique ci‑après, je ne suis pas convaincu que cette conclusion est déraisonnable.

[17] Il est compréhensible que le demandeur insiste considérablement sur les issues différentes de sa demande d’asile et de celle de sa sœur, puisqu’ils avaient tous deux fondé leur demande sur la crainte d’être persécutés en raison des activités syndicales de leur père. Le demandeur ne conteste pas le fait que chaque demande d’asile doit être tranchée selon les faits qui lui sont propres. Il n’affirme pas non plus que la SAR est liée par la décision d’un autre tribunal dans une autre affaire, même lorsque celle-ci concerne un membre de la même famille. Le demandeur soutient cependant que le rejet de son appel par la SAR est déraisonnable si l’on tient compte du fait qu’un autre tribunal a accueilli l’appel de sa sœur et que les deux affaires se ressemblent.

[18] Je ne suis pas d’accord. Il ne fait aucun doute que la situation du demandeur et celle de sa sœur présentent des traits communs substantiels. Par conséquent, pour que la décision soit raisonnable, elle doit expliquer de manière raisonnée et intelligible les motifs pour lesquels l’issue de la demande d’asile du demandeur diffère de celle de la demande d’asile de sa sœur (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296 aux para 17‑18). Je suis convaincu qu’une telle explication existe. Concernant la question centrale de savoir si le demandeur et sa sœur avaient une crainte fondée de persécution dans l’État de Kogi en raison des activités syndicales de leur père, les deux tribunaux de la SAR ont conclu par l’affirmative. Cependant, dans le cas du demandeur, la question déterminante était l’existence d’une PRI à Lagos. La SAR a présenté des motifs détaillés appuyant ses conclusions portant que le demandeur disposait d’une PRI viable dans cette ville. En revanche, dans le cas de la sœur du demandeur, la SAR a jugé, sans étayer ses conclusions, que celle‑ci ne disposait pas d’une PRI et a simplement déclaré ce qui suit : « Comme les autorités de l’État de Kogi sont l’agent de persécution, j’estime que l’appelante ne recevrait aucune protection de l’État et qu’elle ne dispose d’aucune PRI viable au Nigéria. »

[19] Le demandeur invoque la décision Omar v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 1355 [Omar], pour appuyer son argument selon lequel la décision de la SAR est déraisonnable compte tenu de la conclusion favorable qu’elle a tirée à l’égard de sa sœur. À mon avis, l’affaire Omar, qui portait sur le caractère raisonnable d’issues différentes pour des parents et leur enfant mineur, n’est pas comparable à l’espèce. Les trames factuelles dans l’affaire du demandeur et celle de sa sœur sont certes étroitement liées, mais je ne peux souscrire à l’argument du demandeur portant que la nature de ce lien est telle que les deux affaires ne peuvent tout simplement pas connaître d’issues différentes.

[20] Le demandeur conteste également le caractère raisonnable des conclusions de la SAR en lien avec les deux volets du critère relatif à une PRI. Je ne suis pas convaincu que ces conclusions sont déraisonnables.

[21] En ce qui concerne la question de savoir si le demandeur serait à l’abri de la persécution à Lagos, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas établi que ses agents de persécution seraient motivés à le retrouver à cet endroit. Sur cette question, le fardeau de la preuve incombait au demandeur. D’après le dossier à la disposition de la SAR, il n’était pas déraisonnable pour celle‑ci de conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté de ce fardeau. Rien n’indiquait que les agents de persécution seraient motivés à le poursuivre à Lagos.

[22] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à une PRI, la SAR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s’installer à Lagos compte tenu de l’ensemble des circonstances. Le demandeur fait valoir que cette conclusion est déraisonnable en raison des éléments de preuve indiquant qu’il ne serait pas en mesure d’obtenir les services de santé mentale et les autres services dont il a besoin à cet endroit.

[23] Je ne suis pas de cet avis. La preuve concernant les services de santé mentale dont le demandeur avait besoin au moment où la SAR a rendu sa décision était très faible. Elle était constituée d’un ancien rapport rédigé par un psychothérapeute indiquant que le demandeur souffrait de dépression, que celui‑ci avait besoin de soins immédiats et que douze séances de psychothérapie étaient recommandées. Près d’un an et demi s’était écoulé entre l’évaluation du psychothérapeute et l’examen de l’appel du demandeur par la SAR, et rien n’indiquait si ce dernier avait suivi la recommandation du psychothérapeute ni même s’il souffrait encore de dépression. Rien n’indiquait non plus si le demandeur dépendait toujours de l’aide de sa sœur. D’après le dossier à la disposition de la SAR, il était loisible à celle‑ci de conclure que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait déraisonnable pour lui de s’installer à Lagos parce qu’il serait incapable d’obtenir les services de santé mentale ou les autres services dont il avait besoin.

[24] La SAR a également examiné la situation générale à Lagos, notamment la façon dont la ville avait été touchée par la pandémie de COVID‑19. Le demandeur ne m’a pas convaincu que l’évaluation réalisée par la SAR de ces éléments de preuve était déraisonnable. Même si je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il n’était pas opportun pour la SAR de renvoyer au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, la conclusion fondamentale de la SAR selon laquelle le demandeur n’avait pas établi qu’il serait déraisonnable pour lui de s’installer à Lagos est fondée. Par ses observations, le demandeur cherche en fait à ce que je soupèse à nouveau la preuve et que je tire ma propre conclusion sur la question de savoir s’il serait déraisonnable pour lui de s’installer à Lagos. Comme je le mentionne plus haut, ce n’est pas le rôle de la cour de révision chargée d’effectuer un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.

[25] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[26] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale aux fins de certification au titre de l’alinéa 74d) de la Loi, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2736-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2736-22

 

INTITULÉ :

JOSEPH OJIMA SULE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew Newman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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