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Date : 20230501


Dossier : IMM-3452-22

Référence : 2023 CF 630

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MUTIAT OJUOLAPE BISIRIYU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 avril 2022 (la Décision) par laquelle un agent d’immigration du Haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, (l’agent) a rejeté la demande de visa de résident temporaire (VRT) de la demanderesse.

[2] La demanderesse demande à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il procède à un nouvel examen.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie.

II. Le contexte

[4] La demanderesse est une citoyenne du Nigéria.

[5] En février 2022, la demanderesse a présenté une demande de VRT pour rendre visite à son fils, Hakeem Bisiriyu, et à la famille de celui‑ci au Canada, du 4 avril 2022 au 30 avril 2022.

[6] Dans le résumé de sa demande, la demanderesse affirme avoir économisé 4 000 dollars canadiens pour son séjour au Canada et précise que son fils et son épouse financent également son voyage. Elle dit être une travailleuse autonome dans le domaine de [traduction] « la vente » depuis 1984. Enfin, dans le résumé de sa demande, la demanderesse soutient avoir présenté deux demandes de visa pour rendre visite à son fils et à sa famille, et qu’elles ont été toutes les deux rejetées [traduction] « à la discrétion du consulat ». La demanderesse est veuve, mais a deux filles (et des petits-enfants) qui résident également au Nigéria.

[7] Le fils de la demanderesse a fourni une lettre d’explication, datée du 10 février 2022, indiquant que sa mère est propriétaire d’une entreprise au Nigéria et qu’elle a l’intention de retourner exploiter son entreprise à la fin de son voyage d’environ un mois au Canada. Outre son entreprise, la demanderesse est propriétaire d’un terrain et d’une maison. Il est également mentionné dans la lettre que la demanderesse est en bonne santé et qu’elle ne comptera ni sur les fonds publics, ni sur les soins de santé, ni sur les prestations du gouvernement pendant son court séjour au Canada.

[8] La demanderesse a joint une preuve de fonds à sa demande de VRT, ainsi qu’une lettre d’Amazon, qui sert de preuve de l’emploi de son fils auprès de l’entreprise.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] Le 12 avril 2022, l’agent du Haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, a rejeté la demande de VRT de la demanderesse.

[10] L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de son séjour, comme l’exige le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, à l’alinéa 179b).

[11] L’agent a invoqué quatre motifs de refus : 1) les biens personnels et la situation financière de la demanderesse; 2) ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence; 3) l’objet de sa visite; 4) ses antécédents de voyage.

[12] Dans les notes qu’il a rédigées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), l’agent expose en détail les motifs de refus énumérés ci‑dessus. Il est d’avis que la demanderesse n’a pas démontré un établissement suffisant pour que la visite proposée constitue une dépense raisonnable. Il a estimé que la preuve de fonds de la demanderesse était insuffisante.

[13] L’agent a également jugé qu’il n’y avait pas suffisamment de documents à l’appui de l’établissement de la demanderesse dans son pays d’origine, et a conclu que celle‑ci avait des liens familiaux solides au Canada.

[14] Enfin, l’agent a conclu que l’objet de la visite semblait déraisonnable compte tenu de la situation socioéconomique de la demanderesse. L’agent a conclu [traduction] « [qu’]aucune preuve de relation n’[avait] été fournie » concernant la visite de la famille. L’agent a jugé que, en l’absence de preuve de voyages antérieurs, les antécédents de voyage de la demanderesse étaient insuffisants pour constituer un facteur favorable dans son évaluation.

[15] L’agent n’était donc pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée et a rejeté la demande.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[16] La principale question à trancher consiste à savoir si la Décision est raisonnable. La demanderesse affirme qu’elle est déraisonnable, parce que l’agent n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve.

[17] La demanderesse invoque aussi un argument d’équité procédurale. Elle soutient qu’elle avait une attente légitime de ne pas être pénalisée pour avoir suivi les directives d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

[18] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 25, 99. En résumé, selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. L’exercice de tout pouvoir public par un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » : Vavilov, au para 95.

[19] En fin de compte, la question que doit trancher une cour qui se penche sur des questions liées à l’équité procédurale consiste à savoir si la procédure était équitable au regard de toutes les circonstances dans la mesure où le demandeur connaissait la preuve à réfuter et où il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. Cela est semblable au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme il ressort de l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54, 56.

V. Analyse

A. L’appréciation de la preuve par l’agent

[20] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’appréciation de la preuve par l’agent.

[21] Bien que la demanderesse présente des observations outrepassant la portée du présent contrôle judiciaire – en invoquant par exemple de la jurisprudence qui concerne des demandes de permis d’études – je conclus que l’essentiel des arguments de la demanderesse sont fondés. J’examine ces arguments ci-dessous.

[22] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse n’était pas suffisamment établie financièrement au Nigéria, de sorte que sa visite au Canada constituait une dépense déraisonnable. Un demandeur de VRT doit fournir une preuve de fonds : Ntamag c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 40 [Ntamag]. Toutefois, dans l’affaire Ntamag, la demanderesse n’avait joint aucune preuve de fonds à sa demande. En l’espèce, la demanderesse a fourni cette preuve.

[23] Selon le défendeur, l’agent a également conclu que la demanderesse avait des liens familiaux solides au Canada et qu’elle n’avait pas d’antécédents de voyage, ce qui constituait des raisons supplémentaires de conclure que la demanderesse ne quitterait pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Il s’agit d’une reformulation de la décision de l’agent.

[24] La demanderesse soutient avoir joint tous les documents requis à sa demande de VRT. Elle a fourni des relevés bancaires personnels à l’appui de sa demande, ainsi qu’un engagement écrit de soutien financier de la part de son fils. Elle est également propriétaire d’une entreprise au Nigéria, et elle n’a demandé qu’à faire une brève visite d’environ un mois au Canada.

[25] La demanderesse fait valoir, et je suis d’accord avec elle, qu’on ne voit pas clairement comment l’agent a conclu, selon la preuve dont il disposait, que le VRT d’un mois proposé constituait une dépense déraisonnable. En particulier, les relevés bancaires de la demanderesse, la courte durée de sa visite, la preuve d’emploi de son fils et la promesse de soutien financier sont autant d’éléments qui prouvent le contraire. Je constate que la preuve de fonds de la demanderesse est plutôt mince et peu concluante, mais on ne voit pas clairement pourquoi et comment l’agent a conclu à l’insuffisance des fonds, compte tenu de la preuve présentée par la demanderesse.

[26] En ce qui concerne les liens familiaux de la demanderesse, ses seuls liens avec le Canada sont son fils et la famille immédiate de celui‑ci. D’autre part, la demanderesse a deux filles (et des petits‑enfants) au Nigéria et elle y possède sa propre entreprise, comme elle l’a clairement indiqué dans son formulaire de demande. L’agent n’a pas apprécié cette preuve, qui contredit sa conclusion selon laquelle la demanderesse a des liens étroits avec le Canada.

[27] Je conclus que l’agent n’a pas tenu compte des contraintes factuelles qui avaient une incidence sur sa décision, comme l’exige l’arrêt Vavilov. La demanderesse invoque l’affaire Sangha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 760 [Sangha] aux paragraphes 34 et 35, dans laquelle un agent des visas a lui aussi omis de prendre en compte les liens du demandeur dans son pays d’origine. Dans l’affaire Sangha, le juge Ahmed a fait observer que l’agent « a[vait] négligé la constellation d’éléments de preuve qui contredis[aient] sa conclusion » : para 35. Bien qu’à mon avis, les faits de la présente affaire ne soient pas aussi solides que ceux de l’affaire Sangha, je suis en fin de compte d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve, en particulier en ce qui concerne la preuve claire de ses liens familiaux au Nigéria.

[28] Comme il est énoncé dans la décision Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au paragraphe 19, en mettant en balance ces facteurs, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire qu’il y a plus d’éléments de preuve qui démontrent qu’elle quittera le Canada qu’il n’y en a qui indiquent qu’elle ne quittera pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[29] Enfin, en ce qui concerne l’objet de la visite de la demanderesse et ses antécédents de voyage, l’agent a déclaré dans les notes du SMGC que [traduction] « [l’]objet de la visite ne semble pas raisonnable compte tenu de la situation socioéconomique de la demanderesse » et que [traduction] « les antécédents de voyage de la demanderesse ne sont pas suffisants pour être considérés comme un facteur favorable ». Je suis d’avis que l’agent a retenu contre la demanderesse l’absence d’antécédents de voyage, ce qui ne devrait pas constituer un motif exprès de refus. Bien que l’absence d’antécédents de voyage puisse avoir un effet neutre ou favorable sur une demande de VRT, la simple absence d’antécédents de voyage ne devrait pas être retenue contre la demanderesse. Encore une fois, comme pour la preuve de fonds de la demanderesse, on ne voit pas clairement pourquoi l’agent croit que la demanderesse ne peut pas ou ne devrait pas dépenser d’argent pour une visite d’un mois au Canada afin de voir son fils et ses petits‑enfants. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que cette ambiguïté fait qu’il est difficile pour elle de comprendre pourquoi sa demande de VRT a été rejetée.

[30] Je suis également d’accord avec la demanderesse pour dire que la Décision elle‑même est difficile à comprendre. L’agent déclare que la demanderesse a des liens familiaux étroits avec le Canada, mais il ajoute qu’aucune preuve de relation n’a été fournie. C’est une conclusion inintelligible.

[31] La demanderesse invoque la décision Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au paragraphe 40, pour affirmer ce qui suit : « La cour peut inférer qu’un décideur a tiré la conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui se rapportaient à la conclusion et qui suggéraient une issue différente »; voir aussi Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425 (QL), au para 15.

[32] Après avoir examiné attentivement les motifs, je suis d’avis que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents qui contredisaient sa conclusion selon laquelle la demanderesse avait des liens familiaux étroits avec le Canada et ne quitterait pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Cette conclusion ne tient pas compte des liens étroits que la demanderesse entretient avec le Nigéria.

[33] Le défendeur mentionne que, selon la décision Hakimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 657 aux paragraphes 19‑20, il est présumé que les décideurs ont soupesé et pris en considération l’ensemble de la preuve présentée devant eux. Le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, mais de déterminer si le résultat faisait partie des issues raisonnables possibles (voir aussi Marcelin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 761 au para 19). En outre, l’obligation de motiver une décision relative à une demande de VRT est minime : Zamor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 479 au para 22.

[34] Cependant, la décision de l’agent doit être justifiée compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur sa décision, selon les principes établis dans l’arrêt Vavilov aux paragraphes 95‑96 et 101. La cour de révision peut seulement « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : Vavilov, au para 97, voir aussi Demyati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 701 au para 19, ainsi que les affaires qui y sont invoquées.

[35] Comme il est énoncé dans l’arrêt Vavilov, et plus récemment mentionné dans la décision Afuah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 596 au paragraphe 17, « il est important que les motifs ne soient pas simplement justifiables; ils doivent être justifiés » : Vavilov, aux para 86, 96.

L’équité procédurale et l’attente légitime

[36] La demanderesse invoque aussi des arguments d’équité procédurale, en ce qui concerne ce qu’elle appelle une « attente légitime ». Je fais observer que le respect des lignes directrices d’IRCC sur la façon de soumettre une demande de VRT ne garantit pas un résultat favorable. La demanderesse soulève également des préoccupations concernant le caractère adéquat des motifs. Je conclus que cet argument est fallacieux et, encore une fois, je souligne l’obligation minimale pour les agents des visas de fournir des motifs. L’argument de la demanderesse quant à la crédibilité est tout aussi vague. Je ne souscris pas à l’observation de la demanderesse selon laquelle l’agent s’est fait une [traduction] « opinion personnelle défavorable » à son sujet, car elle n’est pas corroborée par la preuve au dossier.

[37] Par conséquent, l’argument de la demanderesse relatif à l’équité procédurale n’est pas à mon avis fondé.

VI. Conclusion

[38] Pour qu’une décision soit raisonnable, elle « doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » : Vavilov, au para 105.

[39] Le principe de la « justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées » énoncé par la Cour dans l’arrêt Vavilov veut que « le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » : para 133. L’agent n’a fourni aucune explication de ce genre dans les motifs de la Décision.

[40] En outre, les préoccupations relatives à l’arbitraire d’une décision sont généralement plus prononcées dans les cas où la décision a des conséquences particulièrement sévères pour la partie visée et « le défaut de traiter de ces conséquences peut fort bien se révéler déraisonnable » : Vavilov, au para 134.

[41] En fin de compte, la décision de l’agent est déraisonnable, parce qu’il n’a pas pris en compte tous les éléments de preuve, ce qui a fait qu’elle n’était ni transparente, ni intelligible, ni justifiée. La décision n’est pas justifiée à la lumière des faits, et l’agent n’a pas traité des conséquences de la Décision.

[42] La présente demande sera donc accueillie, et la Décision sera annulée. La présente affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen.

[43] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3452-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3452-22

 

INTITULÉ :

MUTIAT OJUOLAPE BISIRIYU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Sola Kadiri

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Brad Gotkin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sola’s Law Office

Avocat

Oshawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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