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Date : 20230428


Dossier : IMM-2084-22

Référence : 2023 CF 621

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

JOSEPHINE DIB

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle la demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de la Convention suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ni une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Pour les motifs suivants, la présente demande est rejetée.

I. Contexte

[2] La demanderesse est citoyenne libanaise, âgée de 61 ans. Elle a demandé l’asile au Canada pour le motif qu’elle craint d’être victime de violence conjugale de la part de son mari et de violence familiale de la part de son fils.

[3] La demanderesse avait 16 ans lorsqu’elle a épousé son mari et est partie vivre avec lui et sa famille au Koweït. Elle a vécu là-bas avec son mari de février 1977 à janvier 1991. Elle affirme que son mari a commencé à la maltraiter et à la tromper dès le début de leur mariage.

[4] En janvier 1991, la demanderesse est retournée au Liban avec ses trois enfants. Son mari est resté au Koweït. Lorsqu’elle vivait au Liban, elle a appris que son mari l’avait trompée avec d’autres femmes.

[5] En juillet 1994, la demanderesse est retournée vivre avec son mari au Koweït, accompagnée de ses enfants. Elle a affirmé y être retournée pour des raisons financières.

[6] En juin 2013, la demanderesse est repartie au Liban avec ses enfants; son mari est resté au Koweït.

[7] En 2014, selon les affirmations de la demanderesse, son mari a eu des problèmes de santé et le frère de ce dernier l’a envoyé rejoindre la demanderesse et leurs enfants au Liban afin que la demanderesse s’occupe de lui. La demanderesse déclare s’être sentie obligée de s’occuper de son mari parce qu’il n’avait personne pour veiller sur lui et parce que les enfants se souciaient de leur père.

[8] Le fils de la demanderesse s’est marié en 2017; après son mariage, il a vécu avec sa femme au domicile de la demanderesse. La demanderesse affirme qu’il a reproduit le comportement de son père, se montrant agressif verbalement et physiquement avec elle. La demanderesse allègue qu’il l’a frappée le 15 janvier 2020, mais qu’elle n’a jamais déposé de plainte ni demandé la protection des autorités au Liban.

[9] Le 27 janvier 2020, la demanderesse est arrivée au Canada munie d’un visa de visiteur. Elle a rejoint sa fille adulte qui vivait au Canada depuis plus de 12 ans.

[10] Le 11 décembre 2020, la demanderesse a présenté une demande d’asile.

[11] Le 19 mai 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile présentée par la demanderesse en concluant que ses allégations n’étaient pas crédibles vu son témoignage vague et évasif, les éléments de preuve contradictoires et son comportement jugé incompatible avec sa crainte alléguée.

[12] La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, alléguant un manquement à l’équité procédurale découlant de l’incompétence de son ancien représentant, qui ne lui avait pas dit qu’il n’était pas avocat ni que sa fille aurait pu témoigner lors de l’audience devant la SPR.

[13] Le 7 février 2022, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse [la décision]. Après avoir examiné des observations écrites déposées par l’ancien représentant de la demanderesse en réponse aux allégations d’incompétence le visant, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale et que la SPR n’avait pas commis d’erreur en jugeant que les allégations de la demanderesse n’étaient pas crédibles.

II. Question préliminaire

[14] Le défendeur affirme que la Cour ne doit pas tenir compte de l’affidavit de la fille de la demanderesse déposé le 6 février 2023 [affidavit supplémentaire]. Le défendeur soutient que l’affidavit supplémentaire contient des renseignements additionnels qui ne figuraient pas dans l’affidavit souscrit par la fille de la demanderesse le 21 octobre 2021 et présenté à la SAR.

[15] En général, seuls les éléments de preuve dont disposait le décideur administratif sont admissibles dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17-18). Je conviens avec le défendeur que la demanderesse n’a pas expliqué : (i) pourquoi l’information contenue dans l’affidavit supplémentaire ne figurait pas dans l’affidavit soumis à la SAR; ni (ii) en quoi l’affidavit supplémentaire relève des exceptions mentionnées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Première nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149 au para 10. L’affidavit supplémentaire n’est pas admissible et je n’en tiendrai pas compte.

III. Discussion

[16] La demanderesse soulève deux questions en l’espèce : (i) Est-ce que l’incompétence de son ancien consultant en immigration a donné lieu à un manquement à l’équité procédurale? Et (ii) la décision était-elle déraisonnable ?

[17] Pour examiner la question de l’équité procédurale, la Cour doit déterminer que le processus ayant conduit à la décision était juste compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-55; voir également Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 215 au para 6). La deuxième question, quant à elle, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable conformément aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

A. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale, ni par la SPR ni par la SAR.

[18] La demanderesse soutient qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale parce qu’elle a été mal représentée par son ancien consultant en immigration qui ne lui a pas dit que sa fille pouvait témoigner devant la SPR afin de corroborer ses allégations de violence conjugale et familiale. La demanderesse soutient qu’il y a donc eu manquement à l’équité procédurale parce que la SPR a invoqué l’absence de témoignage de la part de la fille de la demanderesse pour conclure que cette dernière n’était pas crédible.

[19] Dans sa réplique, la demanderesse a soulevé d’autres questions relatives à l’équité procédurale, à savoir que la SAR n’était pas impartiale et n’avait pas tenu compte de tous les éléments de preuve en concluant que les allégations de violence conjugale et familiale formulées par la demanderesse étaient vagues et évasives.

[20] En ce qui concerne l’allégation d’incompétence formulée par la demanderesse au sujet de son ancien consultant en immigration, la SAR a discuté précisément cette question en appliquant le critère consacré par cette Cour dans la décision Rendon Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99 au para 22, au sujet des allégations d’incompétence d’un ancien avocat ou d’un ancien représentant.

[21] La SAR a conclu que l’ancien consultant avait agi raisonnablement en n’ayant pas appelé la fille de la demanderesse à témoigner, d’une part, parce que la fille de la demanderesse vivait au Canada depuis 2004 et ne pouvait donc pas témoigner des allégations de violence conjugale et familiale récentes, et, d’autre part, parce que l’ancien consultant croyait que le fait de laisser témoigner la fille de la demanderesse dissuaderait la demanderesse de bien se préparer en vue de l’audience devant la SPR. La SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas satisfait au critère très strict pour établir l’incompétence alléguée (Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 56 au para 20).

[22] Je note également que la SAR a mentionné le principe bien établi selon lequel un demandeur doit vivre avec les conséquences des gestes posés par son avocat (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh), 2016 CAF 96 au para 66). Compte tenu de toutes les circonstances, je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale en ce qui concerne les services fournis par l’ancien consultant en immigration de la demanderesse.

[23] De plus, l’allégation de partialité avancée par la demanderesse à l’encontre de la SAR est sans fondement. La demanderesse n’a fait ressortir aucun élément de la décision de la SAR qui serait susceptible de donner lieu à une crainte raisonnable de partialité (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 aux pages 394-395). Elle allègue que la SAR n’a pas tenu compte de la précarité de sa situation, en tant que victime de violence conjugale et familiale au Liban et en tant que mère qui devait protéger ses enfants et répondre à leurs besoins. Toutefois, il ressort des motifs de la SAR qu’elle a expressément examiné la situation de la demanderesse et a conclu que sa capacité à répondre aux besoins de ses enfants pendant les trois années passées au Liban, loin de son mari, était contraire à son affirmation selon laquelle elle était retournée vivre avec son mari au Koweït parce qu’elle avait besoin d’un soutien financier pour répondre aux besoins de ses enfants.

[24] Enfin, je note que les arguments fondés sur l’équité procédurale doivent être invoqués à la première occasion (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 21) et que la demanderesse n’a soulevé cette nouvelle question de partialité que dans sa réplique.

B. La décision de la SAR de rejeter la demande d’asile de la demanderesse en raison d’un manque de crédibilité est raisonnable.

[25] La demanderesse affirme que la conclusion de la SAR quant à son manque de crédibilité était déraisonnable parce que, selon elle, la SAR n’a pas tenu compte des effets que le traumatisme subi en tant que victime de violence familiale a eu sur son témoignage devant la SPR. La demanderesse conteste aussi le caractère raisonnable de la décision au motif qu’elle a été privée de son droit d’être représentée par un avocat de son choix puisqu’elle ne savait pas que son ancien consultant n’était pas avocat et qu’elle a été privée de son droit d’être entendue puisque sa fille n’a pas pu témoigner devant la SPR.

[26] Tout d’abord, comme souligné par la SAR au paragraphe 27 de sa décision, la demanderesse n’a pas contesté les conclusions de la SPR concernant sa crédibilité, plus précisément en ce qui concerne (i) sa conduite qui n’était pas celle d’une personne en danger lorsqu’elle est retournée vivre avec son mari au Koweït après l’avoir quitté, (ii) son témoignage vague et superficiel, et (iii) le fait qu’elle a évité les questions qui lui ont été posées concernant ses allégations de violence. La demanderesse soulève donc les arguments au sujet de la crédibilité pour la première fois devant notre Cour.

[27] Bien que je sois d’accord avec le défendeur qu’il n’appartient pas à cette Cour d’examiner de nouveaux arguments qui n’ont pas été invoqués devant la SAR (Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 23), j’examinerai, à l’intention de la demanderesse, ses arguments concernant la question de crédibilité et j’expliquerai pourquoi les conclusions de la SAR à ce sujet étaient raisonnables.

[28] Premièrement, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle le traumatisme provoqué par la violence familiale a affecté sa mémoire; elle ne s’est donc pas acquittée de son fardeau d’établir cette allégation (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1122 au para 37). Ceci ne saurait, à mon avis, justifier le témoignage vague, superficiel et incohérent de la demanderesse, que la SPR et la SAR ont raisonnablement conclu diminuait sa crédibilité.

[29] Je note également que la SPR et la SAR étaient conscientes du caractère délicat des allégations et que les deux tribunaux ont fait remarquer qu’ils avaient examiné et appliqué les Directives no 4 du président intitulées Considérations liées au genre dans les procédures devant la CISR. La SPR mentionne même expressément, dans sa décision, qu’elle s’est assurée de répéter ses questions en les formulant différemment afin d’être certaine que la demanderesse les comprenait et avait toute la latitude voulue pour répondre; cependant, la SPR a conclu que les réponses de la demanderesse demeuraient vagues et superficielles.

[30] Deuxièmement, comme je l’ai déjà signalé, la SAR a conclu que la décision de l’ancien consultant de ne pas faire témoigner la fille de la demanderesse devant la SPR ne constituait pas un exemple d’incompétence. La SAR a également examiné de façon raisonnable l’argument de la demanderesse lorsque celle-ci a affirmé ne pas savoir que son consultant en immigration n’était pas avocat. Pour ce faire, la SAR s’est référée (i) au formulaire Fondement de la demande d’asile, (ii) au formulaire Recours aux services d’un représentant, et (iii) au mandat de représentation conclu entre l’appelante et son ancien consultant en immigration; tous ces documents étaient signés par la demanderesse et indiquaient clairement que son ancien représentant était consultant, et non avocat.

[31] Enfin, la SAR a conclu, après avoir examiné l’enregistrement de l’audience devant la SPR et la décision rendue par cette dernière, que le fait que la fille de la demanderesse n’ait pas témoigné n’était pas déterminant. L’effet cumulatif des autres facteurs énumérés par la SPR et la SAR, notamment le retour de la demanderesse auprès de son mari à deux reprises, son témoignage vague et superficiel, ainsi que les contradictions dans son témoignage quant à l’identité de la personne qui l’a [traduction] « giflée », a, comme l’a indiqué la SAR, [traduction] « porté un coup fatal » à la demande d’asile de la demanderesse.

[32] La demanderesse n’a pas démontré en quoi la conclusion quant à la question de crédibilité est déraisonnable et n’a pas non plus signalé d’erreur susceptible de contrôle que la SAR aurait commise dans sa décision.

IV. Conclusion

[33] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties ne proposent pas de questions de portée générale à des fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2084-22

LA COUR STATUE QUE :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2084-22

 

INTITULÉ :

JOSEPHINE DIB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 avril 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Alexandra Diallutto-Perez

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alepin Gauthier Avocats Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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