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Date : 20230426

Dossier : IMM-355-21

Référence : 2023 CF 611

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

RENATA BABIARZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Renata Babiarz [Mme Babiarz], est une citoyenne polonaise qui vit au Canada depuis environ 21 ans. Elle a présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire en avril 2019. En avril 2020, elle a reçu un permis de séjour temporaire ainsi qu’un permis de travail ouvert par l’intermédiaire d’un programme d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] destiné aux personnes ayant vécu de la violence familiale au Canada.

[2] Le 5 janvier 2021, un agent principal d’immigration de la Division de la migration humanitaire d’IRCC [l’agent] a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Babiarz. Cette dernière sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Mme Babiarz soutient que l’agent a évalué de manière déraisonnable son défaut de se conformer aux lois canadiennes en matière d’immigration et qu’il a fait abstraction d’éléments de preuve concernant son établissement financier.

[3] Je suis d’accord avec Mme Babiarz. L’agent a effectué une évaluation superficielle de la non‑conformité de la demanderesse aux lois canadiennes en matière d’immigration et ne s’est pas penché sur la nature, la pertinence et le poids de cette non‑conformité dans le contexte des autres considérations d’ordre humanitaire, comme il était tenu de le faire. Cette évaluation est déraisonnable et commande le renvoi de la demande pour nouvel examen.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[5] Mme Babiarz est citoyenne de la Pologne. Elle est arrivée au Canada il y a plus de 21 ans, à titre de visiteuse, et habite au pays depuis lors. Elle affirme qu’elle a prolongé son séjour après l’expiration de son visa de visiteur afin de pouvoir travailler et subvenir aux besoins médicaux de sa fille adulte en Pologne. Elle affirme apporter un soutien financier à sa mère, qui est elle aussi restée en Pologne. Tout au long de son séjour au Canada, Mme Babiarz a travaillé comme femme de ménage dans sa propre entreprise de nettoyage.

[6] Mme Babiarz a eu deux relations au Canada qu’elle décrit comme étant abusives : une au début de son séjour au pays et une autre à partir de 2016. Elle a noué cette deuxième relation avec un résident permanent canadien avec qui elle s’est mariée en 2016. Mme Babiarz décrit plusieurs incidents au cours desquels il a réagi à des désaccords mineurs en criant, en lui jetant des objets, en l’attrapant et en la poussant. Cette situation lui a causé beaucoup de stress et d’anxiété, et elle a commencé à prendre des anxiolytiques. Celui qui était alors son mari a présenté une demande en vue de la parrainer, puis l’a retirée. Peu de temps après, il a présenté une deuxième demande de parrainage, qu’il a également retirée. Le mariage a pris fin en 2019.

[7] Peu de temps après, Mme Babiarz a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a également présenté une demande de permis de séjour temporaire ainsi qu’une demande de permis de travail ouvert par l’intermédiaire d’un programme d’IRCC destiné aux victimes de violence familiale au Canada, lesquelles ont été accueillies en avril 2020. Un agent a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 5 janvier 2021.

III. Question en litige et norme de contrôle

[8] Les questions soulevées par Mme Babiarz en l’espèce portent sur l’évaluation, par l’agent, de son degré d’établissement au Canada. Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que je devrais examiner la décision de l’agent selon la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Les décideurs administratifs, dans l’exercice du pouvoir public, doivent veiller à ce que leurs décisions soient « justifié[es], intelligible[s] et transparent[es] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

IV. Analyse

[9] Le fait que Mme Babiarz ne se soit pas conformée aux lois en matière d’immigration en prolongeant indûment son séjour au pays et en travaillant sans autorisation occupe une place centrale dans les motifs de l’agent. Ce dernier a écarté la question relative à la durée de son séjour au Canada puisqu’une grande partie de celui-ci s’est déroulée alors qu’elle n’était pas autorisée à rester au pays. Pour cette raison, il n’a pas accordé un [traduction] « poids important » aux 18 années qu’elle a passées au pays. Dans son analyse du degré d’établissement, l’agent a accordé un [traduction] « poids défavorable important » au fait que la demanderesse ne se soit pas conformée aux lois en matière d’immigration, notamment en prolongeant son séjour après l’expiration de son visa et en travaillant sans autorisation pendant environ 15 ans.

[10] Comme l’a souligné la juge Walker dans la décision Mitchell c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 190 [Mitchell], le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], « présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas » (Mitchell, au para 23; voir aussi Trinidad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2023 CF 65 aux para 27‑41; Mateos de la Luz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 599 au para 28).

[11] Le défendeur a fait valoir que l’agent a évalué la non‑conformité de Mme Babiarz de manière raisonnable puisqu’il lui était loisible d’accorder un poids défavorable à ce facteur et que son analyse du degré d’établissement ne portait pas exclusivement sur ce facteur. Bien qu’il soit certainement vrai qu’un poids défavorable peut être accordé à ce facteur, je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a effectué l’évaluation requise lorsqu’il a examiné la non‑conformité de Mme Babiarz aux lois en matière d’immigration.

[12] Aucune évaluation n’a été effectuée quant à la nature ou la gravité de la non‑conformité, les circonstances ayant mené à celle‑ci, ou le lien entre ce facteur et les autres éléments soulevés dans la demande. L’agent a fait de la non‑conformité la principale considération dans son évaluation sans mettre en balance les autres facteurs pertinents soulevés. Par exemple, même si, dans ses motifs, l’agent a brièvement examiné la question de la violence familiale subie par Mme Babiarz au Canada, laquelle a fait échouer ses tentatives visant à normaliser son statut par l’intermédiaire du programme de parrainage conjugal, il ne s’est pas sérieusement penché sur la question. Cette omission est particulièrement étonnante compte tenu du long affidavit de Mme Babiarz sur cette question, des lettres de soutien évoquant les abus qu’elle a subis, et du fait qu’IRCC a récemment accueilli ses demandes de permis de séjour temporaire et de travail ouvert au motif qu’il avait admis qu’elle est une victime de violence familiale au Canada.

[13] Le juge Lafrenière s’est récemment penché sur le problème de l’assignation d’un poids indu au facteur de la non‑conformité en l’absence de justification au paragraphe 23 de la décision Toussaint c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 1146 :

Le paragraphe 25(1) présuppose en effet que le demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR et vise à accorder une dispense à l’égard de cette non-conformité : Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23. J’estime qu’il était contraire à la nécessité de mettre en balance l’ensemble des facteurs, et donc déraisonnable de la part de l’agent, d’amalgamer et d’écarter constamment les facteurs d’ordre humanitaire favorables liés à l’établissement de la demanderesse parce que celle-ci ne s’était pas conformée aux lois.

[14] Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Le traitement réservé par l’agent à la non‑conformité de Mme Babiarz n’est pas une erreur mineure dans la décision. Je conclus que son point de vue sur cette question constitue un aspect essentiel de son raisonnement. Il s’agit d’un motif suffisant pour annuler la décision. Aucune des parties n’a soulevé de question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par IRCC le 5 janvier 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

Vide

« Lobat Sadrehashemi »

Vide

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-355-21

INTITULÉ :

RENATA BABIARZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 26 avril 2023

COMPARUTIONS :

Kathryn Lynch

POUR LA DEMANDERESSE

Kevin Spykerman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

South Etobicoke Community Legal Services

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada (ministère de la Justice du Canada)

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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