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Date : 20230417


Dossiers : IMM-2967-19

IMM-5570-19

Référence : 2023 CF 562

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

Dossier : IMM-2967-19

ENTRE :

ATTILA KISS et ANDREA KISS

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-5570-19

ET ENTRE :

LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI,

LAURA SZÉP-SZÖGI ET LÉNA SZÉP-SZÖGI

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les demandeurs dans les présentes instances connexes ont présenté des requêtes en modification de leurs demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue de solliciter les mesures de réparation supplémentaires suivantes :

c) une ordonnance déclarant que le programme d’interception du Canada (le programme), y compris le contrôle à l’étranger des titulaires d’autorisations de voyage électroniques (les AVE), n’est pas autorisé par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ni par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés;

d) une ordonnance déclarant que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés vont à l’encontre des instruments internationaux contraignants en matière de droits de la personne en ce qu’ils autorisent l’application du programme aux titulaires d’AVE hongrois;

e) une ordonnance déclarant, au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés vont à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) en ce qu’ils autorisent l’application du programme aux titulaires d’AVE hongrois;

f) une ordonnance déclarant, en application du paragraphe 24(1) de la Charte, que l’annulation, par l’agent, des AVE des demandeurs a porté atteinte de manière injustifiable aux droits qui leur sont garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte.

[2] Les demandeurs sont des citoyens de la Hongrie. Leurs demandes de contrôle judiciaire visent des décisions prises en 2019 par un agent de liaison [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. L’agent a annulé les autorisations de voyage électroniques [les AVE] des demandeurs, ce qui les a empêchés d’embarquer à bord d’un avion à destination du Canada.

[3] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] reconnaît que la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie pour des motifs d’équité procédurale. Toutefois, les demandeurs soutiennent que les [traduction] « indicateurs » sur lesquels se fondent les agents de l’ASFC pour repérer les personnes qui sont susceptibles de faire de fausses déclarations sur le motif de leur voyage au Canada sont discriminatoires. Ils sollicitent des déclarations en ce sens.

[4] Les Kiss ont présenté leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 9 mai 2019, et les Szép-Szögi ont présenté la leur le 16 septembre 2019. Les deux demandes concernent des circonstances très similaires et les arguments soulevés par les demandeurs dans les deux instances sont essentiellement les mêmes.

[5] Il s’agit de deux demandes visant à obtenir des ordonnances annulant les décisions de l’agent et rétablissant les AVE des demandeurs, ainsi que des déclarations selon lesquelles l’agent a agi illégalement. Les motifs invoqués par les demandeurs comprennent notamment le fait que [traduction] « l’agent a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer ». Les déclarations sollicitées relatives à la légalité des décisions de l’agent et à sa compétence pour annuler les AVE des demandeurs relèvent de la portée des demandes dans leur forme actuelle.

[6] Les demandeurs ont soulevé la possibilité de contester la décision de l’agent pour des motifs fondés sur la Charte et en vertu du droit international pour la première fois au cours d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 13 février 2023. Ils ont signifié un avis de question constitutionnelle au procureur général du Canada et au procureur général de chaque province et territoire le 9 mars 2023. Les requêtes visant à modifier les demandes en l’espèce ont été déposées le 10 mars 2023.

[7] Les demandeurs précisent qu’ils ont présenté leurs demandes avant la réception des motifs de l’agent, la décision de la Cour d’accueillir leur requête en production d’autres dossiers certifiés du tribunal [les DCT] plus étoffés et la décision finale concernant les demandes présentées par le ministre relativement à la confidentialité au titre de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Ils soutiennent que des modifications devraient être autorisées à tout stade d’une instance pour permettre de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu que les modifications ne causent pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elles aient une possibilité raisonnable de succès (renvoyant à McCain Foods Limited c JR Simplot Company, 2021 CAF 4 [McCain] au para 20).

[8] Selon les demandeurs, le fait d’autoriser les modifications proposées permettra de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties et ne causera pas d’injustice au ministre que des dépens ne pourraient réparer. Ils affirment que les modifications proposées satisfont au critère peu élevé de possibilité raisonnable de succès et qu’il est donc dans l’intérêt de la justice d’accueillir la requête.

[9] Le ministre répond que les modifications proposées visent à solliciter des mesures de réparation constitutionnelles sans qu’il y ait de fondement factuel ou juridique approprié et que, par conséquent, elles n’ont aucune possibilité réelle de succès. Les modifications proposées ne sont pas requises pour trancher le véritable différend entre les parties et élargiraient considérablement la portée de l’instance, qui se retrouverait sans dossier approprié. Le ministre soutient donc qu’elles ne servent pas l’intérêt de la justice.

[10] Selon le ministre, il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que les modifications proposées ne révèlent aucune cause d’action valable (renvoyant à McCain, aux para 20-22). Le ministre affirme qu’il s’agit d’une question préliminaire à laquelle il faut répondre avant d’examiner d’autres facteurs qui peuvent influer sur la décision de la Cour concernant les requêtes en modification.

[11] Le ministre souligne que les demandeurs sont des étrangers qui se trouvent à l’extérieur du Canada et qu’ils n’ont donc pas qualité pour présenter une demande fondée sur la Charte. Une personne doit avoir un « lien » reconnu avec le Canada pour se prévaloir des protections prévues par la Charte. L’existence d’un lien avec le Canada est reconnue dans trois situations : 1) la personne est un citoyen canadien; 2) la personne se trouve au Canada et 3) la personne fait l’objet d’un procès au criminel au Canada (renvoyant à Slahi c Canada (Justice), 2009 CF 160 aux para 47, 48 et 52, conf par 2009 CAF 259; Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957 au para 81; Kinsel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1515 aux para 45-47; Zeng c Canada (Procureur général), 2013 CF 104 aux para 70-72; Tabingo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 377 aux para 61‑79).

[12] Même si les demandeurs avaient établi l’existence du lien nécessaire avec le Canada, le ministre soutient qu’il serait inapproprié pour eux de contester le programme d’interception internationale du Canada en général, ainsi que l’ensemble du régime législatif qui le sous-tend. Le différend fondamental entre les parties concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif de l’agent, et non la constitutionnalité du régime législatif en soi. Le ministre est d’avis que les demandeurs n’ont pas établi un fondement factuel suffisant pour remettre en question le régime législatif dans son ensemble.

[13] Les demandeurs ne souscrivent pas à l’affirmation selon laquelle le différend entre les parties se limite aux décisions de l’agent d’annuler leurs AVE. Ils affirment que les décisions ont été prises conformément à un programme d’interception discriminatoire qui amène les agents à outrepasser leur compétence. Le programme est actuellement appliqué et peut avoir une incidence sur les demandeurs, ainsi que sur d’autres personnes se trouvant dans une situation similaire, lorsqu’ils voudront prendre un vol à destination du Canada dans l’avenir. Les demandeurs s’opposent au programme d’interception en général et, en particulier, au fait que le ministre se fonde sur l’« association avec des réfugiés » comme indicateur selon lequel des personnes sont susceptibles de fournir de fausses déclarations de leurs intentions en ce qui concerne leur voyage au Canada.

[14] Les demandeurs soutiennent qu’ils ont qualité pour contester le programme d’interception du ministre en vertu de la Charte et suivant le droit international en tant que personnes directement touchées par les décisions administratives en litige. À titre subsidiaire, ils affirment avoir qualité pour agir dans l’intérêt public. Ils reconnaissent que la Charte n’a pas normalement de portée extraterritoriale (renvoyant à R c Hape, 2007 CSC 26 [Hape] aux para 52, 56). Cependant, il peut y avoir exception si le Canada adopte une conduite contraire à ses obligations internationales en matière de droits de la personne (renvoyant à Canada (Justice) c Khadr, 2008 CSC 28 [Khadr] aux para 18‑19).

[15] Il est peu probable que les demandeurs puissent se prévaloir de l’exception au principe selon lequel la Charte ne s’applique pas à l’extérieur du Canada, principe que la Cour suprême du Canada a reconnu dans l’arrêt Khadr. Cette affaire avait trait à l’interrogatoire, par des responsables du Service canadien du renseignement de sécurité, d’un jeune détenu par les États‑Unis à Guantanamo (Cuba), dans des circonstances qui, comme l’avait déclaré la Cour suprême des États-Unis, constituaient une atteinte manifeste aux droits fondamentaux de la personne reconnus en droit international. La Cour suprême du Canada a jugé que les actes des représentants canadiens avaient contribué à la privation de liberté de M. Khadr. Il convient d’établir une distinction entre cet arrêt et la présente affaire, dans laquelle des ressortissants hongrois se sont vu interdire l’embarquement sur des vols en provenance de Budapest et à destination de Toronto.

[16] Dans l’arrêt R c McGregor, 2023 CSC 4, la Cour suprême du Canada a eu la possibilité de réexaminer l’analyse qu’elle avait effectuée dans les arrêts Hape et Khadr, mais elle a refusé de le faire. Les observations de la juge Suzanne Côté au paragraphe 24 sont pertinentes dans le présent contexte :

Il est donc préférable de remettre à un autre jour tout réexamen du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape. Une approche empreinte de retenue est amplement étayée par notre jurisprudence. Comme l’a souligné le juge Sopinka dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97 : « Notre Cour a dit à maintes reprises qu’elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de questions constitutionnelles… » […] [Renvois omis.]

[17] Je ne suis pas convaincu que les modifications proposées aux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire ont une possibilité raisonnable de succès, principalement parce qu’il n’est pas nécessaire de trancher les questions constitutionnelles soulevées par les demandeurs pour régler le différend. Les déclarations sollicitées relatives à la légalité des décisions de l’agent et à sa compétence pour annuler les AVE des demandeurs relèvent de la portée des demandes dans leur forme actuelle.

[18] Comme je l’ai fait observer dans la décision Szép-Szögi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 22 au paragraphe 30, un contrôle judiciaire constitue un processus sommaire par nature et n’est pas destiné à comprendre la rigueur procédurale qui vient avec une action (renvoyant à Sivak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 402 aux para 13-14). La Cour doit statuer « à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, art 18.4(1)).

[19] D’autres facteurs énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242 militent également contre l’octroi de la réparation demandée, plus précisément le moment auquel est présentée la requête visant la modification; la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire; la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier; et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend (au para 3, renvoyant à Continental Bank Leasing Corp c Canada, [1993] ACI no 18; Merck & Co, Inc c Apotex Inc, 2003 CAF 488, autorisation d’appel à la CSC refusée, no 30193 (6 mai 2004)).

[20] Les demandeurs savent depuis quelques années que l’« association avec des réfugiés » faisait partie des indicateurs sur lesquels l’agent s’était appuyé pour annuler leurs AVE. Il est difficile de savoir si le différend prolongé concernant la divulgation de nombreux autres indicateurs contenus dans les autres DCT plus étoffés a contribué à étayer l’argument des demandeurs portant que le programme d’interception internationale du ministre est discriminatoire.

[21] Le ministre répond aux demandes de contrôle judiciaire depuis leur dépôt, étant entendu que les décisions en litige sont celles qui ont été prises par un seul agent à Budapest en 2019. Les demandes doivent être instruites sur le fond en juin 2023. Les requêtes visant à modifier les demandes n’ont pas été présentées dans les délais prescrits.

[22] Les autres DCT plus étoffés contiennent des documents qui concernent le programme d’interception du ministre, tel qu’il a été appliqué à l’aéroport de Budapest en 2019. Il est possible que certains de ces documents contiennent des renseignements plus généraux au sujet du programme d’interception du ministre, mais il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour étayer une contestation constitutionnelle générale du programme d’interception administré par le ministre dans le monde entier.

[23] Si la Cour devait autoriser les modifications proposées à ce stade tardif, le ministre pourrait chercher à étoffer davantage le dossier afin de pouvoir défendre la constitutionnalité du programme d’interception internationale en général. Cela aurait pour effet de retarder l’audience actuellement mise au rôle et, finalement, n’aiderait pas la Cour à statuer sur les questions de droit administratif qui sont au cœur de la présente instance.

[24] Par conséquent, les requêtes visant à modifier les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire seront rejetées.

[25] Le ministre a demandé une prorogation du délai de trois semaines suivant la date de la présente ordonnance et des présents motifs afin d’informer les demandeurs et la Cour s’il a l’intention de contre-interroger les déposants des demandeurs ou de présenter des affidavits en réponse. Compte tenu de la décision de la Cour de rejeter les requêtes en modification, le ministre devrait être en mesure de le faire en dix jours ou moins.


ORDONNANCE

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. Les requêtes visant à modifier les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. Dans les dix (10) jours suivant la date de la présente ordonnance et des présents motifs, le ministre doit informer les demandeurs et la Cour s’il a l’intention de contre-interroger les souscripteurs d’affidavit des demandeurs ou de présenter des affidavits en réponse.

  3. Dès que les circonstances le permettent, les parties doivent fournir à la Cour un calendrier dont elles auront convenu en vue des prochaines étapes relatives aux demandes de contrôle judiciaire en l’espèce afin que les deux demandes soient instruites le 23 juin 2023.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-2967-19

IMM-5570-19

 

INTITULÉ :

ATTILA KISS ET ANDREA KISS c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI, LAURA SZÉP-SZÖGI ET LÉNA SZÉP-SZÖGI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT CONFORMÉMENT AUX RÈGLES 75 et 369 des Règles DES courS fédéraleS

ORDonnance et motifs :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2023

 

PRÉSENTATIONS PAR :

Benjamin Perryman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Patricia MacPhee

Ami Assignon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Perryman Law Inc

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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