Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230414


Dossier : IMM-2710-18

Référence : 2023 CF 532

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 avril 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

LEONIDA GJURAJ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] datée du 27 avril 2018 [la décision]. La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse et a conclu que cette dernière n’avait pas établi l’existence d’un risque sérieux de persécution ou que, selon la prépondérance des probabilités, elle serait personnellement exposée soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque d’être soumise à la torture si elle retournait en Albanie. La SPR a jugé que la demanderesse n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR].

II. Faits

[2] La demanderesse est citoyenne de l’Albanie et d’aucun autre pays. Elle est entrée au Canada le 24 octobre 2014. Elle affirme qu’elle est exposée à un risque en Albanie parce que son ex-fiancé, la famille de celui-ci et sa propre famille les ont menacés, elle et son époux, après qu’elle a rompu les fiançailles. Son exposé circonstancié, qui figure dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] modifié et dans son affidavit, est le suivant.

[3] La demanderesse affirme qu’elle avait 17 ans, en août 2009, lorsque sa famille (principalement son père) a arrangé un mariage avec X. Les fiançailles ont été imposées par sa famille traditionnelle. La famille X était riche, avait des relations et était mêlée à des activités criminelles. Peu après leurs fiançailles, M. X. et son frère ont été emprisonnés en Italie pour trafic de drogue et vol à main armée.

[4] Pendant que M. X. était en prison, la demanderesse a rencontré un membre de sa famille, Y. M. Y. était venu de l’Italie, où il vivait depuis une décennie, pour visiter l’Albanie en 2010. La demanderesse et M. Y. sont tombés amoureux et ont entamé une relation.

[5] La demanderesse affirme qu’en raison de sa relation avec M. Y., qui était le cousin de son fiancé, sa famille a menacé de la tuer pour lui avoir fait honte. Son père et ses frères l’ont menacée en 2011. Lorsqu’il est sorti de prison, M. X. a aussi menacé de tuer M. Y.

[6] La demanderesse a présenté des éléments de preuve donnant à penser qu’il s’agit d’une [traduction] « vendetta ». Les crimes d’honneur comme les vendettas sont un problème grave en Albanie.

[7] Le 24 décembre 2012, la demanderesse et M. Y. se sont mariés en secret en Albanie. Peu après, la demanderesse s’est rendue en Italie pour y vivre avec son époux.

[8] En août 2013, la demanderesse et M. Y. sont retournés en Albanie pour une petite réception de mariage et pour tenter d’obtenir le pardon de leur famille. La famille de la demanderesse et la famille X ne leur ont pas pardonné.

[9] M. X. a fait des appels de menaces à M. Y. et, à une occasion en avril 2014, il a affronté celui-ci en personne en Italie et a menacé de le tuer. M. Y. a apporté un enregistrement audio de cette interaction à la police italienne, qui a refusé de l’aider parce qu’il s’agissait d’un conflit familial.

[10] Après cette interaction, M. Y. a évité de sortir de sa résidence et a changé de numéro de téléphone. Il n’a donc reçu aucune visite et aucun appel de menaces depuis. La demanderesse n’a jamais reçu d’appels de menaces parce qu’elle ne possédait pas d’appareil cellulaire.

[11] En mai 2014, la demanderesse et son époux sont allés rendre visite à sa famille en Albanie. Ils ont demandé aux dirigeants de leur village d’agir comme médiateurs pour tenter de régler le conflit entre la famille de la demanderesse et la famille de M. X., mais en vain. Les deux familles souhaitaient tuer la demanderesse. Avec l’aide d’un agent, la demanderesse et son époux se sont enfuis aux États-Unis peu après.

[12] Le 17 mai 2014, à leur arrivée aux États-Unis, l’époux de la demanderesse s’est vu refuser l’entrée et a été renvoyé en Albanie par les responsables de l’immigration. La demanderesse a été autorisée à entrer. Elle a rejoint un membre de sa famille aux États-Unis.

[13] En septembre 2014, l’époux de la demanderesse est entré au Canada et a présenté une demande d’asile. La demanderesse est entrée au Canada en octobre 2014.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] La demande d’asile de la demanderesse était, au départ, jointe à celle de son époux, le demandeur d’asile principal dans leur demande d’asile à la SPR. L’époux de la demanderesse vivait en Italie à titre de résident permanent depuis environ 14 ans. La SPR a conclu que la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés s’appliquait à l’époux de la demanderesse, parce qu’il avait été reconnu comme ayant les droits et les obligations liés à la nationalité italienne. Par conséquent, la SPR a conclu qu’en application de l’article 98 de la LIPR, l’époux de la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[15] La SPR a examiné la demande d’asile conjointe de la demanderesse séparément de celle de son époux. Si son époux a présenté une demande à notre Cour, je n’en suis pas saisi.

[16] La demande d’asile que la demanderesse a présentée à la SPR portait sur le caractère adéquat de la protection de l’État en Albanie. La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État.

[17] La protection de l’État n’est plus en litige, le défendeur ayant admis que la décision était déraisonnable à cet égard. L’audience a quand même eu lieu, au motif qu’il convient d’examiner la protection de l’État seulement lorsqu’il y a une conclusion de risque donnant lieu à la nécessité d’évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État sur le plan opérationnel.

[18] Après avoir évalué l’ensemble de la preuve, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il s’agissait d’une vendetta ou que la demanderesse serait exposée à un risque. Cette conclusion était fondée sur le manque d’éléments de preuve montrant que M. X. ou la famille X avait menacé ou cherché la demanderesse ou son époux en Albanie. De plus, les membres de la famille de l’époux de la demanderesse pouvaient vivre ouvertement en Albanie. La SPR a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant d’autres menaces ou un intérêt de la part de la famille de la demanderesse depuis 2011 ou encore de la part de M. X. ou de sa famille depuis avril 2014.

[19] La SPR fait référence aux Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives] dans le cadre de son analyse du caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux femmes comme la demanderesse en Albanie. Elle a mentionné que, comme l’indique la décision Davila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1475, le tribunal doit effectuer une analyse contextuelle des circonstances propres à la demanderesse. Même si la SPR affirme avoir tenu compte des Directives en tirant ses conclusions, de même que du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouvait la demanderesse, son analyse de sa situation personnelle est la suivante :

[22] […] Bien que les allégations soient fondées sur le sexe relativement à la codemandeure d’asile, dans ces circonstances particulières, elle n’a ni relation de dépendance ni lien juridique ou financier avec sa famille en Albanie, avec [M. X] ou avec la famille de ce dernier.

IV. Questions en litige

[20] Les demandeurs soutiennent que les questions en litige sont les suivantes :

  • 1)La SPR a-t-elle omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents lorsqu’elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve concernant un risque ou une menace continus en Albanie?

  • 2)La SPR a-t-elle commis une erreur en se fondant sur des éléments de preuve concernant la protection contre la violence familiale plutôt que d’analyser les éléments de preuve concernant la violence fondée sur le sexe?

[21] Le défendeur soutient qu’aucune question ne justifie l’intervention de la Cour. La seule question que le défendeur aborde dans son bref mémoire des arguments supplémentaire concerne l’existence d’une vendetta.

[22] À mon avis, la seule question en litige est de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

V. Norme de contrôle

[23] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ... ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l'original]

[24] Fait important en l’espèce, l’arrêt Vavilov exige également que la cour de révision évalue si la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[Non souligné dans l’original]

VI. Analyse

A. Caractère raisonnable des conclusions concernant la menace continue à l’endroit de la demanderesse

[25] La demanderesse présente deux arguments concernant le défaut reproché à la SPR de tenir compte d’éléments de preuve pertinents allant à l’encontre de ses conclusions.

[26] Premièrement, la demanderesse soutient que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents concernant la menace et le risque auxquels elle continue d’être exposée en raison du conflit qui perdure tant avec sa famille qu’avec la famille X. Plus précisément, selon la preuve relative aux conditions dans le pays, une menace ne doit être proférée qu’une seule fois et n’a pas à être répétée. Par conséquent, la demanderesse affirme qu’il est déraisonnable pour la SPR d’exiger des preuves de menaces supplémentaires ou continues.

[27] En toute déférence, j’accepte l’affirmation de la demanderesse parce qu’elle confirme le témoignage de vive voix de sa sœur, qui était sans équivoque au sujet du fait que la menace de mort était continue dans cette situation. La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve concernant le risque auquel la demanderesse était exposée, mais elle n’a pas tenu compte de ce témoignage, durant lequel elle a d’ailleurs interrogé la sœur, et elle n’a pas non plus tenu compte de la preuve sur les conditions dans le pays.

[28] En outre, dans sa conclusion centrale sur le risque, la SPR a affirmé que « […] la preuve est insuffisante, selon la prépondérance des probabilités, pour confirmer que la [demanderesse] a fait l’objet d’autres menaces ou d’un intérêt de la part de sa famille depuis 2011 ». En toute déférence, le dossier ne justifie pas une telle conclusion. La preuve selon laquelle M. Y. a évité de sortir de sa résidence et a changé de numéro de téléphone après avoir été menacé n’a pas été contestée. Par conséquent, M. Y. n’a reçu aucune visite et aucun appel de menaces depuis pour la simple raison qu’il n’avait plus de téléphone cellulaire.

[29] Selon les éléments de preuve, la demanderesse n’a pas non plus reçu d’appels de menaces, et ce, parce qu’elle ne possédait aucun appareil cellulaire. Il était donc déraisonnable de blâmer la demanderesse sur cette question, vu leur témoignage selon lequel de telles menaces auraient été très difficiles à proférer autrement que par téléphone, puisqu’ils vivaient en Italie.

[30] Il semble également que la déclaration suivante de la SPR soit déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée :

[22] […] Bien que les allégations soient fondées sur le sexe relativement à la codemandeure d’asile, dans ces circonstances particulières, elle n’a ni relation de dépendance ni lien juridique ou financier avec sa famille en Albanie, avec [M. X] ou avec la famille de ce dernier.

[31] L’affirmation voulant que la demanderesse n’avait pas de lien juridique avec sa famille en Albanie n’est pas étayée par les faits, puisque sa famille s’y trouve et qu’elle constitue un réseau de relations juridiques. De plus, rien ne justifie l’affirmation selon laquelle la demanderesse devait convaincre la SPR qu’elle avait une relation financière avec sa famille. Je comprends que ces conclusions ont été tirées dans le contexte de la protection de l’État, mais elles ont néanmoins été retenues contre la demanderesse dans l’évaluation globale et ne se tiennent pas.

B. Analyse de la protection de l’État et Directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[32] Les parties conviennent que l’analyse de la protection de l’État était déraisonnable. La raison n’a pas été communiquée. Cela dit, à mon avis, elle était déraisonnable parce qu’elle ne contient pas d’évaluation de la protection de l’État sur le plan opérationnel.

[33] De plus, la décision est en grande partie fondée sur des éléments de preuve documentaire liés à la violence familiale. Pour analyser la protection de l’État, la SPR doit tenir compte de la situation particulière de la demanderesse par rapport à celle des femmes qui demandent la protection de l’État en Albanie, ce qu’elle n’a pas fait.

VII. Conclusion

[34] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera accueillie.

VIII. Question certifiée

[35] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2710-18

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre décideur, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2710-18

 

INTITULÉ :

LEONIDA GJURAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 14 avril 2023

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

POUR LA DEMANDERESSE

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Avocat

Oshawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.