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Date : 20230413


Dossier : IMM‑2360‑21

Référence : 2023 CF 537

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ANGEL FELIPE AGUILAR CEDENO ET

KATLEEN ISNEIDA RUBIANO BARRETO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. RÉSUMÉ

[1] Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. Ils ont demandé l’asile au Canada en raison de leur crainte des groupes armés en Colombie. Dans une décision datée du 18 mars 2021, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger et a rejeté leurs demandes d’asile. Les questions déterminantes étaient celles de la crédibilité et de la protection de l’État. La SPR a conclu que les éléments de preuve présentés par les demandeurs au sujet des événements survenus en Colombie, sur lesquels leurs demandes d’asile étaient fondées, n’étaient pas crédibles. Elle a également conclu que, même en supposant que leurs allégations au sujet des événements survenus en Colombie étaient vraies, les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[2] Les demandeurs demandent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils soutiennent que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et à la protection de l’État sont déraisonnables. Pour les motifs qui suivent, je conviens que la SPR a commis une erreur cruciale au sujet de l’identité de l’agent de persécution. En conséquence de cette erreur, ni la conclusion quant à la crédibilité ni la conclusion relative à la protection de l’État ne résistent à un examen approfondi. Par conséquent, la demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen.

II. CONTEXTE

[3] Les demandeurs sont conjoints de fait. M. Aguilar Cedeno est né en juin 1989. Mme Rubiano Barreto est née en mars 1991. Ils ont tous deux obtenu un diplôme en administration publique de La Escuela Superior de Administración Pública à Bogotá : Mme Rubiano Barreto en février 2014, M. Aguilar Cedeno en octobre 2015. En juillet 2016, Mme Rubiano Barreto a obtenu un autre diplôme de la même école avec spécialisation en gestion et en planification du développement urbain et régional.

[4] Les demandeurs ont affirmé dans l’exposé circonstancié contenu dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) respectif qu’ils sont exposés à de la persécution en Colombie de la part d’un groupe néoparamilitaire et cartel de la drogue connu sous divers noms : Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC), Clan del Golfo et Los Urabeños. L’exposé circonstancié principal est présenté par M. Aguilar Cedeno. Dans sa demande d’asile, Mme Rubiano Barreto a simplement adopté cet exposé circonstancié.

[5] Dans son exposé circonstancié, M. Aguilar Cedeno a décrit les incidents suivants qui sous‑tendent la crainte des demandeurs de retourner en Colombie :

  • a)En mars 2016, M. Aguilar Cedeno a commencé à travailler comme consultant dans le cadre d’un contrat à durée limitée pour la municipalité de La Apartada, située dans le département de Córdoba, dans le nord de la Colombie. Son mandat consistait à fournir des conseils sur la refonte institutionnelle de l’administration municipale. Le 19 juillet 2016, pendant qu’il se trouvait dans une épicerie près de son appartement, M. Aguilar Cedeno a été agressé et menacé par un homme disant agir au nom de Carlos Emilio Arango, l’époux de la mairesse de la ville. Selon ce qu’a compris M. Aguilar Cedeno, l’époux de la mairesse était affilié aux Águilas Negras, groupe paramilitaire lié au Clan del Golfo, et était lui‑même un puissant dirigeant politique. D’après son exposé circonstancié, M. Aguilar Cedeno a cru que l’attaque découlait de son refus de suivre la directive de la mairesse de congédier cinq employés de la Ville et de majorer les taxes municipales de 100 p. 100. Il a quitté La Apartada pour Bogotá immédiatement après avoir été attaqué.

  • b)M. Aguilar Cedeno est retourné dans la région quelques mois plus tard pour travailler dans le cadre d’un autre contrat à durée limitée, cette fois‑ci en tant que conseiller sur la refonte institutionnelle de l’administration municipale de Pueblo Nuevo. Un jour d’octobre 2016, M. Aguilar Cedeno était assis à l’extérieur de l’hôtel de ville, et il a été menacé par une personne qui a dit être membre du clan Usuga, qui fait partie du Clan del Golfo. Ensuite, en novembre 2016, M. Aguilar Cedeno a reçu sur son téléphone cellulaire un appel de l’époux de la mairesse de La Apartada. L’interlocuteur a dit qu’il voulait tuer M. Aguilar Cedeno à mains nues parce qu’il n’avait pas suivi ses ordres. M. Aguilar Cedeno a de nouveau quitté la région et est retourné à Bogotá.

  • c)En février 2017, M. Aguilar Cedeno a commencé à travailler dans le cadre d’un contrat de deux ans pour Cideter, une entreprise d’aménagement foncier établie à Bogotá. Il a participé à un projet national de création de cartes servant en urbanisme. Selon M. Aguilar Cedeno, dans le contexte de ce projet, qui était financé par la Banque mondiale, il devait notamment donner de la formation sur le droit de la propriété et les droits fonciers à des organisations communautaires. En juillet 2017, alors que lui et d’autres personnes participant au projet se rendaient en bateau à Francisco Pizarro (municipalité du département de Nariño, dans le sud-ouest du pays), ils ont été arrêtés par des hommes lourdement armés dans un autre bateau. Les hommes ont dit être membres des Guerillas Unidas del Pacifico. Ils ont dit à M. Aguilar Cedeno et aux autres qu’ils n’avaient rien à faire là. Ils ont abattu un leader social local qui faisait partie du groupe. M. Aguilar Cedeno et le reste du groupe ont été relâchés après environ deux heures. M. Aguilar Cedeno a fini par rentrer à Bogotá. Il a signalé ce qui était arrivé à son gestionnaire.

  • d)En juillet 2018, un tract des AGC a été glissé sous la porte de la maison des demandeurs à Bogotá. Le tract contenait un avertissement selon lequel toute personne participant à des activités visées par l’accord de paix serait déclarée être une cible militaire. (L’accord de paix en question est celui conclu en 2016 entre le gouvernement de la Colombie et les Forces armées révolutionnaires de Colombie, communément désignées par l’acronyme espagnol FARC.) M. Aguilar Cedeno a dit à son employeur qu’il avait reçu le tract et celui‑ci a dit qu’il communiquerait avec le ministère de la Défense.

  • e)En novembre 2018, les demandeurs ont déménagé à Madrid, municipalité située tout près de Bogotá. En février 2019, une commerçante de l’endroit a dit à M. Aguilar Cedeno que deux hommes disant être membres de la police nationale lui avaient montré des photos de lui, de son frère et de Mme Rubiano Barreto et avaient dit qu’ils les cherchaient. Le gardien de sécurité de l’immeuble où vivaient les demandeurs a dit à M. Aguilar Cedeno que les mêmes hommes, qui avaient prétendu être des membres de leur famille, s’étaient présentés à l’immeuble à leur recherche.

[6] Après ce dernier incident, les demandeurs ont quitté leur emploi et ont déménagé chez la grand‑mère de Mme Rubiano Barreto à Bogotá. M. Aguilar Cedeno a quitté la Colombie pour les États‑Unis le 15 mars 2019 (il avait obtenu en septembre 2013 un visa de visiteur américain valide pour dix ans). Après avoir obtenu son propre visa de visiteur des États‑Unis en juin 2019, Mme Rubiano Barreto a quitté la Colombie pour les États‑Unis le 2 juillet 2019. Ils ont fini par se rendre au point d’entrée de Fort Erie (Ontario), où ils ont présenté des demandes d’asile le 24 juillet 2019. Ils ont été admis au Canada au titre d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs parce que le frère de M. Aguilar Cedeno est citoyen canadien et vit à Brampton (Ontario).

[7] Avant l’audience devant la SPR, la conseil des demandeurs a présenté une trousse complète de pièces d’identité et de documents à l’appui. Il s’y trouvait une série de photos annotées. L’une des photos montrait une note manuscrite rédigée en espagnol, dont voici le texte : [TRADUCTION] « TRAÎTRE BÂTARD NOUS ALLONS TE TUER. » La photo porte les annotations suivantes :

[traduction]

Date : 14 sept. 2018

Endroit : lieu de travail

Qui : menace de mort contre moi, Angel Aguilar

[8] À l’audience devant la SPR, M. Aguilar Cedeno a dit avoir reçu la note au travail dans une enveloppe portant son nom. À l’époque, il travaillait toujours pour l’entreprise Cideter. Il a parlé de la note à son employeur, qui lui a de nouveau dit qu’il communiquerait avec le ministère de la Défense.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9] Comme je le mentionne plus haut, la SPR a rejeté les demandes d’asile pour des motifs liés à la crédibilité et parce que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Tout au long de sa décision, la SPR désigne les FARC comme étant l’agent de persécution. Il s’agit d’une erreur. Les demandeurs n’ont jamais affirmé qu’il s’agissait du groupe qu’ils craignaient. J’examine l’importance de cette erreur ci‑après.

[10] Pour conclure que le récit des demandeurs n’était pas crédible, la SPR a tiré les conclusions clés suivantes :

  • Il n’est pas raisonnable de penser que, dans le cadre de son contrat de consultation avec la municipalité de La Apartada, M. Aguilar Cedeno serait responsable du congédiement d’employés ou de la majoration des taxes. Questionné à ce sujet à l’audience, il a déclaré qu’il avait subi des pressions pour recommander ces changements. La SPR a conclu que son récit était probablement une exagération : il n’avait pas le pouvoir de prendre les mesures qu’on lui demandait de prendre ou à l’égard desquelles il subissait des pressions. Cela « mine […] l’allégation de menaces et d’agressions que les demandeurs d’asile disent avoir subies en raison du refus du demandeur d’asile ».

  • La lettre placée sous la porte des demandeurs en juillet 2016 [sic] était un « appel général aux armes et une menace adressée aux fonctionnaires et aux représentants en matière de droits de la personne, de manière générale ». Les demandeurs affirment qu’il s’agissait d’une menace directe contre M. Aguilar Cedeno en raison de la nature du travail qu’il faisait à l’époque; cependant, « le document, à première vue, n’appuie pas cette conclusion ».

  • L’incident au cours duquel deux hommes se sont présentés dans une boutique et chez les demandeurs en novembre 2018 est probablement fabriqué, puisque M. Aguilar Cedeno n’a pas pu expliquer comment le gardien de sécurité de son immeuble aurait su que les hommes qu’il avait vus étaient ceux que la commerçante avait vus (comme il l’avait déclaré dans son exposé circonstancié).

  • M. Aguilar Cedeno n’a pas inclus dans son exposé circonstancié initial, présenté en août 2019, la note de menaces qu’il a dit avoir reçue au travail. Appelé à préciser pourquoi il l’avait omise, M. Aguilar Cedeno a dit qu’il avait oublié de l’inclure. La SPR a conclu que cette explication n’était « pas raisonnable ». L’exposé circonstancié initial a été rédigé « quelques mois seulement après la réception de la prétendue menace » et l’exposé circonstancié modifié « a été présentée peu de temps avant l’audience [et] ne faisait pas non plus état de la note ». De plus, M. Aguilar Cedeno a affirmé que, lorsqu’il a parlé de la note à son employeur, celui‑ci a dit qu’il en parlerait au ministère de la Défense. C’est la réponse que son employeur avait aussi donnée lorsque M. Aguilar Cedeno lui avait parlé du tract qui avait été glissé sous sa porte. La SPR a conclu que « la note a[vait] probablement été fabriquée ».

  • Les lettres d’appui présentées par les demandeurs reflètent en grande partie ce que les demandeurs ont dit aux auteurs. Ces lettres et déclarations n’ajoutent rien à l’analyse de la crédibilité des allégations.

[11] Sur le fondement de ces conclusions, la SPR a conclu que les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[12] En ce qui concerne la question de la protection de l’État, la SPR a présumé, pour les besoins de l’argumentation (et contrairement aux conclusions qui précèdent), que les allégations des demandeurs concernant les événements survenus en Colombie étaient vraies. La SPR a conclu que la Colombie « a un contrôle efficace de son territoire, et qu’elle possède des forces de sécurité capables de faire respecter les lois et la constitution du pays. La preuve documentaire n’appuie pas une conclusion selon laquelle il y a effondrement complet de l’appareil étatique en Colombie. » Par conséquent, il est présumé que la Colombie peut offrir une protection aux demandeurs. De plus, les demandeurs n’avaient aucune raison impérieuse de ne pas demander la protection de l’État avant de partir pour le Canada. Par conséquent, la SPR a jugé qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Leurs demandes d’asile ont été rejetées pour ce motif également.

[13] Par conséquent, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, et elle a rejeté leurs demandes d’asile.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[14] Les parties conviennent, comme moi, que la décision de la SPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[15] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Pour qu’une décision soit raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvois omis). En revanche, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[16] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Néanmoins, le critère du caractère raisonnable et les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence qui s’y rattachent s’appliquent à la manière dont les décideurs apprécient la preuve dont ils disposent et aux conclusions qui peuvent en être tirées (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 46). Par conséquent, les conclusions de fait défavorables et les conclusions ou hypothèses défavorables en matière de crédibilité doivent être justifiées par les éléments de preuve qui ont été présentés au décideur et doivent être énoncées dans les motifs du décideur (ibid.).

[17] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

[18] Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de la SPR à plusieurs égards, mais je suis convaincu que l’erreur de la SPR au sujet de l’identité de l’agent de persécution est à elle seule suffisamment grave pour nécessiter un nouvel examen de l’affaire. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné, « une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits » (Vavilov, au para 126). Le caractère raisonnable d’une décision « peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (ibid.). Je suis convaincu que c’est ce qui s’est passé en l’espèce.

[19] Les demandeurs ont clairement affirmé dans leur témoignage qu’ils craignaient les AGC (ou le Clan del Golfo) et les groupes paramilitaires de droite qui y sont associés. La SPR ne prend pas acte de ce fait dans sa décision et ne désigne l’agent de persécution correctement nulle part dans sa décision. En effet, les quatre fois où elle mentionne l’agent de persécution prétendu, elle le désigne comme étant les FARC. Bien que dans les quatre cas il ait été question du tract que les demandeurs ont reçu des AGC en juillet 2018, je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse de simples erreurs d’écriture. En fait, je ne comprends pas que le défendeur affirme le contraire.

[20] À mon avis, cette erreur mine le caractère raisonnable des conclusions de la SPR en ce qui a trait tant à la crédibilité qu’à la protection de l’État.

[21] En ce qui concerne d’abord les conclusions défavorables quant à la crédibilité, je reconnais que, sur le plan strictement logique, l’identité de l’agent de persécution n’est pas pertinente par rapport à certains des motifs pour lesquels la SPR a conclu que le récit des demandeurs n’était pas crédible. À titre d’exemple, les lacunes dans le récit de M. Aguilar Cedeno qui a amené la SPR à conclure que l’incident à Madrid mettant en cause les deux hommes ne s’était pas produit n’ont rien à voir avec l’identité de l’agent de persécution. Mais ce n’est pas le cas de tous les motifs pour lesquels la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[22] La SPR ne semble pas douter du fait que les demandeurs ont reçu un tract chez eux en juillet 2018 (même si elle ne donne pas la bonne année dans sa décision). Cependant, l’importance du tract peut être très différente selon que les auteurs sont les AGC ou les FARC.

[23] L’une des préoccupations fondamentales des demandeurs était que les AGC avaient pris M. Aguilar Cedeno pour cible en raison de son travail lié au développement social. Le caractère raisonnable de l’évaluation défavorable de la crainte menée par la SPR est mis en doute par le fait que l’évaluation est manifestement fondée sur la croyance selon laquelle l’agent de persécution est un groupe différent, ayant une idéologie politique complètement différente. Même si le tract n’était pas adressé à M. Aguilar Cedeno personnellement, la préoccupation des demandeurs était que, comme le montre le fait qu’un tract a été livré chez lui, M. Aguilar Cedeno faisait l’objet d’une attention particulière en raison de son travail lié au développement communautaire. Du point de vue des demandeurs, cela concordait avec l’idéologie politique des AGC, ce qui peut conférer de la crédibilité au récit de M. Aguilar Cedeno. Par contre, rien dans la preuve ne permettait de penser que les FARC auraient pareillement été motivées à le prendre pour cible.

[24] Dans le même ordre d’idées, je conviens avec les demandeurs qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de rejeter le témoignage de M. Aguilar Cedeno selon lequel son travail auprès de Cideter consistait notamment à offrir une formation sur les droits territoriaux, sur le seul fondement du libellé de son contrat d’emploi. La SPR n’était pas tenue d’admettre le témoignage de M. Aguilar Cedeno sur ce point central, mais, avant de le rejeter, elle devait aborder les éléments de preuve qui étayaient sa position (y compris des photos de lui en train de présenter des exposés à des groupes communautaires). Comme la SPR ne l’a pas fait, sa décision manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[25] De plus, même si les doutes de la SPR concernant la crédibilité du récit de M. Aguilar Cedeno selon lequel il a reçu la note de menaces au travail en septembre 2018 n’ont rien à voir directement avec l’identité de l’agent de persécution, l’analyse de ces éléments de preuve effectuée par la SPR soulève d’autres questions. Contrairement à la conclusion tirée par la SPR, M. Aguilar Cedeno n’a pas rédigé l’exposé circonstancié initial contenu dans son formulaire FDA « quelques mois seulement après la réception de la prétendue menace ». L’exposé circonstancié initial a été présenté en août 2019, soit près d’un an après qu’il aurait reçu la note. En outre, il est tout à fait inintelligible que la SPR ait pensé que le fait que la même personne (l’employeur de M. Aguilar Cedeno) ait eu la même réaction (communiquer avec le ministère de la Défense) à des menaces semblables (le tract des AGC et la note manuscrite) reçues à deux mois d’intervalle soulevait des doutes quant à la crédibilité du récit. En fait, on pourrait raisonnablement penser le contraire. Comme la SPR n’a pas expliqué son raisonnement, cette conclusion est déraisonnable.

[26] Le défendeur soutient que, même si les conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont erronées (ce qu’il ne concède pas), cela n’a pas d’incidence sur le caractère raisonnable de la décision en général, puisque les demandes d’asile ont également été rejetées au motif que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Pour les besoins de l’analyse de la protection de l’État, les allégations des demandeurs ont été considérées comme étant vraies, ce qui annule toute erreur que la SPR a pu commettre en concluant que les demandeurs n’étaient pas crédibles et, selon le défendeur, cette analyse est raisonnable.

[27] Je ne suis pas d’accord. En supposant, sans trancher la question, qu’une analyse déraisonnable de la crédibilité puisse être remplacée par un autre motif de rejet d’une demande d’asile fondé sur la véracité des allégations du demandeur d’asile, je suis convaincu que l’erreur concernant l’identité de l’agent de persécution mine le caractère raisonnable de l’analyse relative à la protection de l’État. Il va de soi que, pour qu’il soit raisonnable de conclure que la présomption de protection de l’État n’a pas été réfutée, le décideur doit avoir le bon agent de persécution en tête. La force de cette présomption et la question de savoir si elle s’applique et s’il est raisonnable pour un demandeur d’asile de ne pas avoir demandé la protection de l’État dépendent assurément de l’identité de l’agent de persécution.

[28] En l’espèce, la preuve dont était saisie la SPR montrait que, contrairement aux FARC, le Clan del Golfo ou les AGC avaient infiltré les forces armées et le système judiciaire, y compris la police. En effet, le Clan del Golfo ou les AGC sont le plus grand et le plus puissant groupe paramilitaire de la Colombie. Tout cela est pertinent par rapport à la question de la protection de l’État lorsque ce groupe est l’agent de persécution. En désignant à tort l’agent de persécution comme étant les FARC, la décision laisse planer de graves doutes quant à la question de savoir si la SPR a pris en considération ces éléments de preuve pertinents et très probants avant de conclure que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[29] Selon l’arrêt Vavilov, les principes de la justification et de la transparence « exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (au para 127). Les motifs « servent à communiquer la justification de sa décision » (Vavilov, au para 84). Ils sont « le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties » (Vavilov, au para 127, souligné dans l’original). Le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128).

[30] L’erreur de la SPR touchant l’identité de l’agent de persécution soulève des doutes importants à cet égard. L’importance de ces doutes est accrue par le fait que, dans une demande d’asile, où les enjeux sont incontestablement élevés, « [l]e point de vue de la partie ou de l’individu sur lequel l’autorité est exercée est au cœur de la nécessité d’une justification adéquate » (Vavilov, au para 133). Vu la décision de la SPR, les demandeurs peuvent raisonnablement croire que le commissaire a fondamentalement mal compris leurs demandes d’asile. Dans ces circonstances, les exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité n’ont pas été remplies.

VI. CONCLUSION

[31] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SPR datée du 18 mars 2021 sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[32] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2360‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 18 mars 2021 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2360‑21

 

INTITULÉ :

ANGEL FELIPE AGUILAR CEDENO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Lisa R. G. Winter‑Card

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lisa R. G. Winter‑Card

Welland (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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