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Date : 20230413


Dossier : IMM-9117-21

Référence : 2023 CF 536

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE:

GUSTAVO MAURICIO MEJIA GUTIERREZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 22 novembre 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a jugé qu’il n’avait pas qualité de réfugié aux termes de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Colombie qui exploitait une entreprise d’import‑export. Il affirme qu’en 2009, il a obtenu un prêt important auprès d’un prêteur du marché noir. Comme il avait du mal à rembourser le prêt, le prêteur l’a menacé à de nombreuses reprises.

[4] À une occasion, des hommes armés ont enlevé le demandeur et ont menacé de le tuer s’il ne remboursait pas sa dette. La situation a perduré jusqu’en 2012 : le père du demandeur lui a donné des terres pour qu’il puisse régler sa dette.

[5] De 2013 à 2019, le demandeur n’a plus eu de contacts ou de problèmes avec le prêteur ou ses associés.

[6] Le demandeur affirme qu’en mars 2020, il a été approché par un homme qui lui a dit qu’en fait, sa dette n’était pas réglée et qu’il devait encore des intérêts sur le prêt. Le 7 octobre 2020, un individu s’est présenté au domicile du demandeur pour l’avertir qu’on s’en prendrait à lui s’il ne réglait pas sa dette.

[7] Le demandeur a signalé ces menaces au procureur général (Fiscalia) juste avant de quitter la Colombie.

[8] Le demandeur a quitté la Colombie en novembre 2020; il s’est d’abord rendu aux États‑Unis, puis il est venu au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SPR a accepté le témoignage du demandeur et jugé que ses allégations étaient crédibles.

[10] La SPR a conclu que les questions déterminantes dans la demande d’asile du demandeur étaient la disponibilité de la protection de l’État et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Tunja.

[11] Concernant la protection de l’État, la SPR a observé que le demandeur n’avait pas fait de suivi de sa plainte auprès de Fiscalia et a conclu qu’il n’avait pas épuisé les mesures de protection mises en place par la Colombie. La SPR a conclu que l’explication donnée par le demandeur pour justifier le fait qu’il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État n’était pas raisonnable. Bien que la preuve montre que la protection de l’État était inadéquate dans bien des cas, la SPR a conclu que le profil du demandeur n’était pas tel qu’il « invaliderait la protection de l’État ».

[12] La SPR a de plus examiné le critère à deux volets pour évaluer la viabilité d’une PRI. En ce qui concerne le premier volet, la SPR a conclu qu’il était plus probable qu’improbable que le profil du demandeur n’était pas de nature à conduire des gens à vouloir, dans des « efforts concertés », le retrouver et le tuer ou le menacer de mort ou de peines cruelles et inusitées.

[13] En ce qui concerne le deuxième volet, la SPR a fait remarquer que le demandeur avait déclaré qu’il avait déjà habité à Tunja et que s’il n’avait alors pas été inquiet pour sa sécurité, il n’y avait pas de raison qu’il ne puisse pas y vivre. La SPR a conclu que le demandeur était un jeune célibataire qui avait eu plusieurs expériences de travail différentes et qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui de s’y réinstaller, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[14] Le demandeur soutient que la décision n’est pas raisonnable. Il conteste les conclusions tirées par la SPR au sujet de la protection de l’État et de la PRI. Plus précisément, il soutient que la SPR a négligé des éléments de preuve cruciaux et tiré des conclusions conjecturales et incohérentes.

[15] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[16] Lorsqu’elle applique cette norme, la Cour examine les motifs exposés pour déterminer si la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : (Vavilov, au para 85).

V. Analyse

A. Analyse de la protection de l’État par la SPR

[17] Le demandeur affirme que l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR (aux para 18-20 de la décision) est déraisonnable parce qu’elle manque de justification et de transparence et qu’elle est fondée sur des considérations non pertinentes.

[18] Plus précisément, le demandeur soutient que la SPR est arrivée à sa conclusion en s’appuyant sur une section d’un document du cartable national de documentation (CND) qui met en lumière les profils de personnes qui sont régulièrement visées par des gangs et des organisations paramilitaires. Ces profils sont notamment ceux de militants des droits de la personne et de leaders sociaux, de leaders autochtones, de femmes leaders communautaires, de membres démobilisés des FARC, de journalistes, de fonctionnaires et de membres des forces de sécurité. Le demandeur affirme que la SPR n’a pas adéquatement expliqué pourquoi le fait que son profil ne cadrait avec aucun de ceux énoncés ci-dessus signifiait que la protection de l’État n’est pas « invalidée » dans sa situation.

[19] Le demandeur soutient également que la SPR a négligé des éléments de preuve contradictoires dans le CND, au document 7.37, où on explique clairement que les personnes visées par des groupes armés n’ont généralement pas accès à une protection de l’État adéquate si elles n’ont pas un niveau élevé de visibilité. Le document précise ce qui suit : « Au dire de l’analyste principale, il est [traduction] “vraiment difficile” pour les personnes prises pour cible par des groupes criminels d’obtenir une protection offerte par l’État en raison du “seuil très élevé” pour être admissible; un “certain” niveau de “visibilité publique” est nécessaire, comme être un “leader connu” ».

[20] Le défendeur réplique que l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR était raisonnable, faisant valoir qu’il incombe au demandeur de réfuter la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante, ce qu’il n’a pas fait en l’espèce.

[21] Je suis d’accord avec le demandeur.

[22] Il est difficile de suivre l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR compte tenu des lacunes importantes de son raisonnement. Les éléments de preuve au document 7.37 du CND, auquel renvoie expressément la SPR, viennent contredire les propres conclusions de cette dernière au sujet de la protection de l’État. D’un côté, la SPR s’est appuyée sur ce document pour conclure que le demandeur n’était pas exposé à un risque accru puisque son profil ne correspondait à aucun de ceux des personnes les plus susceptibles d’être visées par des groupes armés. De l’autre, la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve du même document selon lesquels seules les personnes avec un certain niveau de « visibilité publique » étaient susceptibles d’obtenir la protection de l’État.

[23] L’analyse est d’autant plus difficile à comprendre que la SPR conclut que les allégations du demandeur sont crédibles, notamment celles voulant qu’entre 2009 et 2012, il avait été la cible de menaces répétées de la part d’hommes armés et, une fois, il avait été détenu et menacé de mort à cause de la dette non réglée. La SPR a toutefois conclu que le demandeur s’était livré à des conjectures en supposant que le prêteur était un membre d’un gang ou d’une organisation paramilitaire ou qu’il était associé à un gang ou à une telle organisation.

[24] Il était peut-être loisible à la SPR de conclure que les éléments de preuve présentés par le demandeur pour démontrer que le prêteur était associé à un gang ou à un groupe paramilitaire étaient fondés sur des conjectures. Il est toutefois difficile de concilier cette conclusion avec le fait que la SPR s’est appuyée sur les parties du CND qui portent spécifiquement sur le risque que posent les gangs et les groupes paramilitaires d’une part, et le fait qu’elle semble avoir procédé à un examen sélectif de cette preuve afin de miner la justification donnée par le demandeur pour expliquer pourquoi il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État d’autre part. Il est difficile pour la Cour de déterminer sur quel profil de risque la SPR s’est appuyée pour analyser la question de la protection de l’État.

[25] Après un examen minutieux du dossier, notamment de la décision et des observations des deux parties, je conclus que les conclusions tirées par la SPR au sujet de la protection de l’État manquaient de justification, de transparence et d’intelligibilité.

B. Analyse de la PRI effectuée par la SPR

[26] Le demandeur soutient que les conclusions de la SPR au titre du premier volet du critère relatif à la PRI, à savoir que les agents de persécution n’avaient pas la motivation de s’en prendre au demandeur à Tunja, étaient fondées sur des conjectures et n’étaient pas justifiées.

[27] Je suis d’accord.

[28] Pour parvenir à la conclusion que le demandeur ne courait pas de risque à Tunja, la SPR s’est fondée sur des conclusions conjecturales qui n’étaient étayées par aucun élément de preuve.

[29] À titre d’exemple, la SPR a conclu que le fait que le demandeur avait continué à vivre à Bogota, où il avait été la cible du prêteur entre 2009 et 2012, démontrait que ce dernier avait fait peu d’efforts pour le retrouver en 2020. Plus précisément, la SPR a déclaré que cela « ne démontr[ait] pas que des efforts importants étaient nécessaires pour le retrouver ». Il s’agit d’un raisonnement purement conjectural de la part de la SPR, qui n’a pas tenu compte du fait que huit ans s’étaient écoulés et que le demandeur habitait dans une maison inconnue des agents de persécution, dans une grande métropole.

[30] Dans un autre cas, la SPR a conclu que les menaces faites en 2020 concernaient des intérêts impayés qui étaient « vraisemblablement inférieurs » au montant du prêt et que le prêteur avait donc moins de motivation à retrouver le demandeur. Dans ce cas, la SPR a fait deux suppositions. Le demandeur avait affirmé dans son témoignage que l’agent de persécution n’avait pas précisé combien il devait d’argent en 2020, mais la SPR a déterminé, sans aucune preuve, que le montant des intérêts était inférieur au montant du prêt. La SPR a ensuite aggravé cette erreur en concluant que ce montant supposément moindre signifiait que le prêteur serait moins enclin à chercher le demandeur à Tunja. Sans autre élément à l’appui, ce raisonnement ne satisfait pas aux exigences de justification et de transparence et rend donc déraisonnable toute l’analyse de la PRI.

[31] Bien que la SPR ait le droit de tirer des inférences raisonnées, la Cour a statué à maintes reprises qu’il était déraisonnable pour la Commission de spéculer, sans fondement, « quant aux motifs, moyens et intentions futures des agents de persécution » : Soos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455 aux para 12-16; Builes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 215 au para 17; Ifeanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 419.

VI. Conclusion

[32] Pour les motifs qui précèdent, je juge que la décision de la SPR est déraisonnable.

[33] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[34] La décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

[35] Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier no IMM-9117-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9117-21

 

INTITULÉ :

GUSTAVO MAURICIO MEJIA GUTIERREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Tyler Goettl

Pour le demandeur

Nimanthika Kaneira

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tyler Goettl

Avocat

Burlington (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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