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Date : 20230412


Dossier : IMM-4090-22

Référence : 2023 CF 513

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 avril 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

EYERUSALEM LULIE ANTENEH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, citoyenne de l’Éthiopie, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 8 avril 2022 par laquelle la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’elle était interdite de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour avoir été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force aux termes de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[2] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que la demanderesse a établi l’existence d’une raison pour laquelle la Cour devrait intervenir et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie âgée de 44 ans. Elle a quitté l’Éthiopie et s’est installée aux États-Unis en juin 2005. Là-bas, elle a suivi divers processus d’immigration qui ont échoué. La demanderesse est entrée au Canada par le chemin Roxham en août 2017 et a présenté une demande d’asile.

[4] La demanderesse vient d’une famille active sur le plan politique en Éthiopie. Du début au milieu des années 2000, la demanderesse et ses frères ont été membres d’un parti politique d’opposition appelé Organisation de tous les peuples de l’Amhara, puis ils ont été membres de la Coalition pour l’unité et la démocratie [la CUD]. Ils ont tous été arrêtés à plusieurs reprises pour leur militantisme politique en Éthiopie.

[5] Après son arrivée aux États-Unis, la demanderesse a continué d’appuyer des groupes d’opposition éthiopiens. De juillet 2008 à mai 2010, elle est devenue partisane d’une organisation d’opposition appelée Unité pour la démocratie et la justice [l’UDJ].

[6] En 2013, l’un des frères de la demanderesse a été torturé et tué alors qu’il était détenu par la police en Éthiopie. Après son décès, le père de la demanderesse est également devenu actif sur le plan politique.

[7] Quelque temps après le décès de son frère, la demanderesse a pris connaissance de l’existence d’une organisation appelée Patriotic Ginbot 7 [le Ginbot 7]. Le Ginbot 7 appelle constamment au changement de régime en Éthiopie. La demanderesse a appris que le Ginbot 7 existait lorsqu’elle en a entendu parler au moyen du service éthiopien de télévision et de radio par satellite [l’ESAT] à Dallas (Texas), où elle vivait aux États-Unis. La demanderesse affirme qu’elle écoutait régulièrement l’ESAT. Elle a également entendu parler du Ginbot 7 dans les églises éthiopiennes et dans la communauté éthiopienne à Dallas, où il en était généralement question. La demanderesse avait précédemment appuyé la CUD, et les dirigeants bien connus de la CUD ont ensuite formé le Ginbot 7.

[8] En juin 2013, à la suite du décès de son frère, la demanderesse a assisté à une rencontre du Ginbot 7 [la rencontre du Ginbot 7 de 2013]. Elle affirme avoir assisté à la rencontre du Ginbot 7 de 2013 dans le but d’en apprendre davantage sur ce qui se passait en Éthiopie, puisqu’elle ne voulait pas que ce qui était arrivé à son frère arrive à d’autres personnes. Elle affirme qu’elle croyait que le but du Ginbot 7 était d’apporter un changement pacifique, la démocratie, l’égalité et la justice en Éthiopie et que le chef du Ginbot 7 était un professeur très respecté qui avait toujours dirigé des organisations pacifiques. La rencontre du Ginbot 7 de 2013 a eu lieu dans un hôtel à Dallas et environ trois ou quatre cents personnes y ont assisté. La demanderesse affirme qu’elle a aimé ce qu’elle a entendu à la rencontre du Ginbot 7 de 2013 et qu’elle s’est considérée comme une partisane du Ginbot 7 à partir de ce moment-là.

[9] La demanderesse affirme qu’avant d’assister à la rencontre du Ginbot 7 de 2013, elle savait que le gouvernement éthiopien considérait le Ginbot 7 comme une organisation terroriste. À son avis, le gouvernement éthiopien a toujours décrit les groupes d’opposition de cette façon, de sorte qu’elle ne croyait pas que le Ginbot 7 était réellement une organisation terroriste.

[10] Dans l’affidavit qu’elle a présenté dans le cadre de la présente demande, la demanderesse affirme qu’après avoir assisté à la rencontre du Ginbot 7 de 2013, elle n’a participé à aucune autre rencontre ou activité liée au Ginbot 7 jusqu’en 2017. Plus précisément, elle affirme qu’elle a) n’est pas devenue membre de l’organisation; b) n’a rien fait pour l’organisation de façon régulière; c) n’a pas recueilli de fonds; d) ne connaissait aucun membre du Ginbot 7 et e) n’a pas parlé du Ginbot 7 avec d’autres personnes. En ce qui concerne le dernier point, la demanderesse affirme qu’elle a toutefois discuté des nouvelles en Éthiopie et qu’elle a ultérieurement encouragé des gens à communiquer avec leurs représentants au Congrès pour les inciter à voter en faveur du projet de loi des États-Unis HR-128 imposant des sanctions au gouvernement éthiopien pour violation des droits constitutionnels de ses citoyens.

[11] La demanderesse affirme qu’en 2017 (avant son arrivée au Canada), elle a décidé d’assister à une autre rencontre du Ginbot 7 [la rencontre du Ginbot 7 de 2017]. Elle prétend qu’elle voulait de nouveau en apprendre davantage sur la situation politique courante en Éthiopie, puisque les tensions s’accentuaient. La rencontre du Ginbot 7 de 2017 avait également été annoncée sur l’ESAT. L’événement a eu lieu dans un hôtel où environ 1 000 personnes étaient présentes. La demanderesse a acheté un billet d’entrée qui a coûté 130 dollars américains. Elle affirme que, selon sa compréhension, le prix du billet d’entrée couvrait les dépenses liées à la rencontre, comme les frais de location de la salle et les rafraîchissements. Lors de la rencontre du Ginbot 7 de 2017, la demanderesse a également fourni son adresse courriel pour qu’elle soit inscrite sur une liste d’envoi du Ginbot 7. La demanderesse affirme qu’elle reçoit périodiquement des courriels du Ginbot 7, mais qu’elle n’a pas ouvert la plupart des courriels qu’elle a reçus.

[12] La demanderesse affirme qu’elle n’a jamais entendu dire que le Ginbot 7 tentait de renverser le gouvernement éthiopien par la force, ni au cours des deux rencontres du Ginbot 7 mentionnées plus haut ni dans les discussions générales sur le Ginbot 7 au sein de la communauté éthiopienne de Dallas.

[13] La demanderesse a quitté Dallas le 12 août 2017 et est entrée au Canada par voie terrestre. Dans ses formulaires de demande d’asile initiaux, elle a déclaré qu’elle était partisane du Ginbot 7 depuis juin 2013 et qu’elle avait précédemment appuyé la CUD et l’UDJ. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile modifié, elle a déclaré que ses [traduction] « activités au sein du Ginbot 7 consistaient notamment à assister à des rencontres et à des rassemblements, de même qu’à offrir un soutien financier » et qu’« en raison de [sa] participation publique aux activités du Ginbot 7 aux États-Unis », elle craint d’être prise pour cible par le gouvernement si elle retourne en Éthiopie. Dans son formulaire Annexe A – Antécédents/Déclaration, la demanderesse a indiqué qu’elle était partisane du Ginbot 7 depuis juin 2013.

[14] Le 10 avril 2018, la demanderesse a été interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada au sujet de sa participation aux activités du Ginbot 7. La demanderesse affirme que l’agent qui l’a interrogée était la première personne à lui dire que la plateforme du Ginbot 7 préconisait la déstabilisation du gouvernement éthiopien par tous les moyens nécessaires, y compris la violence. La demanderesse affirme qu’elle a été très déçue par ces renseignements et qu’elle a décidé de cesser d’appuyer le Ginbot 7 à partir de ce moment-là.

[15] Le 4 mai 2018, l’agent a présenté un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) selon lequel la demanderesse était interdite de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour avoir été membre du Ginbot 7, puisque celui-ci avait été l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Éthiopie par la force et continuait de l’être. Le rapport a été transmis à la SI pour la tenue d’une enquête à huis clos au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR. En conséquence, il a été sursis à l’étude de la demande d’asile de la demanderesse en application du paragraphe 103(1) et de l’alinéa 100(2)a) de la LIPR.

[16] Le 15 avril 2021, le cas de la demanderesse a été déféré à la SI, et, les 26 et 27 octobre 2021, une enquête a eu lieu. À l’audience, la demanderesse a concédé que le Ginbot 7 est une organisation qui a été l’auteur d’actes visant au renversement par la force. Cependant, elle a affirmé qu’elle ne savait pas que le Ginbot 7 était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Éthiopie par la force et qu’elle croyait qu’il employait des moyens strictement pacifiques. Elle a soutenu qu’elle n’avait jamais été plus qu’une simple partisane de divers groupes d’opposition éthiopiens qui, à ses yeux, tentaient de mettre fin aux injustices commises par un gouvernement répressif envers le peuple éthiopien et que son niveau de participation aux activités du Ginbot 7 n’était pas suffisamment important pour qu’elle soit considérée comme étant membre du Ginbot 7 pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[17] La question déterminante dans la décision de la SI était celle de savoir si la demanderesse était membre du Ginbot 7 pour l’application de l’alinéa 34(1)f). La SI a examiné divers facteurs énoncés dans la jurisprudence [voir PS c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 168, aux para 9 et 10] et a tiré les conclusions suivantes :

  1. En ce qui concerne la connaissance qu’avait la demanderesse des méthodes et des objectifs du Ginbot 7, la SI a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que celle-ci connaissait les méthodes et les objectifs du Ginbot 7 et savait que le Ginbot 7 prônait la lutte armée contre le gouvernement éthiopien. Lorsqu’elle a tiré cette conclusion, la SI a mentionné que la demanderesse avait assisté aux rencontres du Ginbot 7 en 2013 et en 2017; qu’elle avait manifesté un intérêt considérable à l’égard du chef du Ginbot 7 et avait dit avoir regardé des vidéos de ses discours sur YouTube ou sur l’ESAT; qu’elle avait déclaré qu’elle écoutait régulièrement l’ESAT et qu’elle soupçonnait que le Ginbot 7 détenait et exploitait l’ESAT et que la preuve documentaire indiquait que l’ESAT avait fait un reportage sur les opérations militaires du Ginbot 7. La SI a conclu qu’il était plus probable que le contraire que la demanderesse ait été au courant des opérations militaires du Ginbot 7, puisqu’elle écoutait l’ESAT, et que le fait qu’elle écoutait régulièrement l’ESAT témoignait de son désir de soutenir les activités du Ginbot 7. Elle a également conclu que la demanderesse connaissait le contenu d’au moins quelques courriels qu’elle avait reçus du Ginbot 7 après avoir fourni son adresse courriel à la rencontre du Ginbot 7 de 2017.

  2. En ce qui concerne le caractère volontaire de la participation de la demanderesse, la SI a conclu que sa participation était volontaire. La demanderesse a décidé de son propre chef de participer aux activités du Ginbot 7 et a assisté à des rencontres et fourni son adresse de courriel volontairement.

  3. En ce qui concerne la mesure dans laquelle sa participation a favorisé la réalisation des objectifs du Ginbot 7, la SI a conclu que la demanderesse avait fait la promotion du projet de loi HR‑128 (dont il était question dans certains des courriels du Ginbot 7) et encouragé les gens à appuyer cette résolution, et qu’en ce faisant, elle avait favorisé la réalisation des objectifs du Ginbot 7. En ce qui concerne le soutien financier fourni au Ginbot 7 sous forme d’un paiement de 130 dollars par la demanderesse pour un billet d’entrée à la rencontre du Ginbot 7 de 2017, la SI a conclu que cette somme était « considérable et démontre son désir de s’investir activement dans l’organisation ainsi que son adhésion aux objectifs de l’organisation ».

  4. En ce qui concerne la mesure dans laquelle sa participation comprenait des activités combattantes ou militaires, la SI a reconnu que sa participation ne comprenait aucune activité combattante ou militaire.

  5. En ce qui concerne l’intention de la demanderesse (révélée par ses déclarations et ses actions), la SI a fait remarquer que la demanderesse se définissait comme une partisane du Ginbot 7; qu’elle avait déclaré qu’avant de venir au Canada et d’en apprenne davantage au sujet de l’organisation, les objectifs du Ginbot 7 concordaient avec les siens; que la demanderesse avait fait preuve d’un intérêt considérable à l’égard du chef du Ginbot 7, l’avait soutenu et souscrivait à ses objectifs; que la demanderesse était toujours préoccupée par la situation en Éthiopie, et que cela l’avait amenée à maintenir son soutien au Ginbot 7; que la demanderesse avait participé à au moins deux rencontres tenues par le Ginbot 7 en 2013 et en 2017; que la demanderesse avait volontairement accepté de fournir son adresse de courriel au Ginbot 7 à la rencontre du Ginbot 7 de 2017 et qu’ainsi, elle avait manifesté de façon active son intérêt à l’égard de l’organisation.

  6. En ce qui concerne la durée de la participation de la demanderesse, la SI a conclu que, comme l’indique son formulaire Annexe A/Déclaration, la demanderesse a appuyé le Ginbot 7 pendant cinq ans, de 2013 à 2018.

  7. En ce qui concerne l’appartenance de la demanderesse à des groupes de soutien apparentés, la SI a conclu que la demanderesse avait soutenu des groupes d’opposition apparentés en Éthiopie depuis 2004, pour une durée totale de trois ans, et qu’elle avait en particulier soutenu la CUD d’avril 2004 à juin 2005 (organisation auparavant dirigée par l’actuel chef fondateur du Ginbot 7).

[18] La SI a examiné le témoignage de la demanderesse et la preuve documentaire, qui comprenait ses déclarations antérieures et les réponses fournies dans ses documents d’immigration et de demande d’asile. La SI a privilégié la « première version des faits » de la demanderesse ou ses premières déclarations au point d’entrée et à son entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada relativement à son appartenance au Ginbot 7. La SI a déclaré qu’il faut accorder plus de poids aux déclarations qu’un demandeur fait spontanément ( avant de connaître les répercussions que peuvent avoir certains aveux) qu’aux déclarations différentes qu’il fait ultérieurement. La SI était d’avis que le témoignage de la demanderesse à l’audience était confus et évasif et qu’elle semblait tenter de modifier la preuve, de minimiser sa participation et de se distancier du fait d’avoir été membre du Ginbot 7 afin d’éviter une conclusion d’interdiction de territoire.

[19] La SI a conclu que la demanderesse était membre du Ginbot 7 et qu’elle était donc interdite de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. La SI a pris une mesure d’expulsion afin de renvoyer la demanderesse en Éthiopie.

II. Dispositions législatives applicables

[20] Voici les dispositions pertinentes de la LIPR :

Interprétation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

Sécurité

34(1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[...]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

[...]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

Rules of Interpretation

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Security

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

[...]

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

 

III. Questions en litige et norme de contrôle

[21] La demanderesse soutient que la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes : L’évaluation par la SI des activités qui constituent une appartenance est-elle déraisonnable? La SI a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions quant à la crédibilité? La SI a-t-elle commis une erreur en confondant « subversion » et « renversement par la force ».

[22] J’examinerai chacune de ces questions tour à tour, mais la question centrale dont la Cour est saisie est celle de savoir si la décision de la SI était raisonnable.

[23] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15 et 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adenjij-Adele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

IV. Analyse

A. La SI n’a pas commis d’erreur dans sa décision concernant la qualité de membre

[24] La norme de preuve qui s’applique à une décision d’interdiction de territoire en application de l’article 34 est celle des « motifs raisonnables de croire », qui est peu rigoureuse [voir l’article 33 de la LIPR]. La norme des « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en droit civil [voir Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114; Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349 aux para 11 et 13]. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi [voir Mugesera, précité, au para 114]. En d’autres termes, des motifs raisonnables de croire sont établis en présence d’une croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi [voir Hadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1182 au para 17, renvoyant à Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CAF) au para 60].

[25] Le terme « membre » n’est pas défini dans la LIPR. Cependant, la jurisprudence est constante à ce sujet : ce terme devrait recevoir une interprétation « large et libérale », étant donné que le contexte en cause est celui de la sécurité nationale et de la sécurité publique [voir Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 27 et 29].

[26] La Cour d’appel fédérale a statué que le fait d’être membre veut simplement dire « appartenir » à une organisation [voir Chiau, précité, aux para 55 à 62]. L’appartenance officielle ou réelle à une organisation n’est pas requise, et une participation officieuse ou un appui en faveur d’un groupe peut suffire, selon la nature de cette participation ou de cet appui [voir Kanapathy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 459 au para 34]. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un niveau d’intégration important au sein de l’organisation [voir Poshteh, précité, aux para 30-31; Canada (Public Safety and Emergency Preparedness v Ukhueduan, 2023 FC 189 [Ukhueduan] au para 22].

[27] Rien dans l’alinéa 34(1)f) n’exige ou n’envisage une analyse relative à la complicité lorsqu’il est question d’appartenance à une organisation. De plus, rien dans le texte de la disposition ne suppose que le membre est un « véritable » membre de l’organisation, qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe [voir Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 22].

[28] Puisque l’article 33 de la LIPR prévoit que les faits qui donnent lieu à l’interdiction de territoire comprennent ceux qui « sont survenus, surviennent ou peuvent survenir », notre Cour estime que cela voulait dire qu’aucune contrainte temporelle ne s’applique à l’« appartenance ». Cela signifie qu’un décideur doit seulement déterminer si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Le décideur n’a pas besoin d’établir une correspondance entre la participation active comme membre du demandeur et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes de subversion [voir Al Yamani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 au para 12].

[29] Pour ce qui est de la question de l’appartenance à une organisation, ce ne sont pas tous les actes de soutien qui constitueront une appartenance. Dans le cas où certains facteurs permettent de conclure que le demandeur était effectivement un membre de l’organisation et où d’autres facteurs permettent de conclure le contraire, ces facteurs doivent être examinés et soupesés raisonnablement [voir Poshteh, précité, au para 36; Krishnamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1342; Thiyagarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 339 au para 20]. De façon générale, les facteurs pertinents à examiner pour évaluer si un demandeur est membre d’une organisation pour l’application de l’article 34 sont la nature des activités du demandeur au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement du demandeur à l’égard des buts et des objectifs de l’organisation [voir B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 au para 29].

[30] Il suffit cependant qu’une personne admette qu’elle a été membre d’une organisation pour qu’elle réponde au critère de l’appartenance établi à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, « [p]eu importe la nature, la fréquence, la durée ou le degré d’implication » [voir Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 au para 11; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 au para 31; Ukhueduan, précitée, au para 23]. Une fois que l’appartenance est admise, le demandeur est considéré comme un membre sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres éléments du critère [voir Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 aux para 24-25; Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85 aux para 50-51].

[31] Dans l’arrêt Poshteh, la Cour d’appel fédérale déclare qu’il appartient à la SI, de par sa spécialisation, d’apprécier l’appartenance et que, par conséquent, il faut faire preuve de déférence à l’égard de la SI dans le cadre du contrôle judiciaire [voir Poshteh, précité, au para 36].

[32] La demanderesse soutient que ses actes de soutien au Ginbot 7 n’atteignent pas le niveau de l’appartenance et que la SI n’a pas évalué adéquatement ses activités. Elle affirme qu’elle n’a participé à aucune des activités qui caractérisent habituellement l’appartenance, comme assister régulièrement à des rencontres, payer des cotisations, distribuer des dépliants ou de la documentation ou faire la promotion de l’organisation, recueillir des fonds, recruter des membres, effectuer de quelconques tâches d’organisation, assumer quelque responsabilité que ce soit, faire partie de toute structure organisationnelle ou rendre des comptes à un supérieur. Elle soutient que la conclusion de la SI selon laquelle ses activités, individuellement ou collectivement, constituent une appartenance est déraisonnable. Selon elle, ses activités étaient minimes et il s’agissait soit d’actions passives, soit d’actes ou de croyances qui relèvent de son droit à la liberté d’expression et d’opinion. La demanderesse a soulevé des arguments précis relativement aux conclusions de la SI concernant la durée et la constance de son soutien au Ginbot 7, sa contribution financière au Ginbot 7, la promotion officieuse du projet de loi HR-128, son inscription à la liste de courriels du Ginbot 7, le fait qu’elle suit l’ESAT, son appartenance à d’autres organisations et son respect et son soutien à l’égard du chef du Ginbot 7.

[33] Je ne suis pas convaincue que la demanderesse a établi l’existence d’une erreur dans la conclusion de la SI selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle est membre du Ginbot 7. La SI a énoncé et appliqué les bons principes juridiques et a procédé à une évaluation approfondie de la preuve dont elle disposait (comme je l’explique plus haut). Compte tenu de la norme de preuve peu élevée et de la déférence dont il faut faire preuve à l’égard de la SI dans l’évaluation de l’appartenance, j’estime qu’il était raisonnablement loisible à la SI de conclure que les activités de la demanderesse n’étaient pas minimes et suffisaient à constituer une appartenance pour l’application de l’alinéa 34(1)f). Les divers arguments avancés par la demanderesse équivalent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve dont était saisie la SI et de tirer une conclusion différente, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

B. La SI n’a pas commis d’erreur dans ses conclusions en matière de crédibilité

[34] La demanderesse soutient que la SI a commis une erreur et a fait preuve d’un excès de zèle dans ses conclusions défavorables quant à la crédibilité. Elle affirme que les prétentions de la SI, selon lesquelles la demanderesse a fait des déclarations antérieures compromettantes et s’est ensuite distanciée de ces déclarations, sont déroutantes et dénuées de fondement, puisque la demanderesse a été cohérente dans ses déclarations et son témoignage; que certaines de ses réponses étaient peut-être difficiles à suivre, mais qu’elle n’a que quatre ans de scolarité; que la SI n’a pas tenu compte de la [traduction] « preuve psychologique » et du fait que l’objet de l’audience concernait des sujets chargés sur le plan émotionnel et liés à la persécution vécue par sa famille; que la conclusion de la SI selon laquelle la demanderesse devait être au courant des opérations militaires du Ginbot 7, puisqu’elle écoutait régulièrement l’ESAT, était une conclusion d’invraisemblance qui n’était pas suffisamment étayée, puisqu’elle était fondée sur un seul article; que la conclusion de la SI selon laquelle la demanderesse devait être au courant des opérations militaires du Ginbot 7, puisqu’elle regardait les discours du chef du Ginbot 7 sur YouTube et l’ESAT, n’est pas fondée, puisqu’aucun élément de preuve au dossier ne montre que ces discours portaient sur le recours à la force; que la SI n’a pas tenu compte des éléments de preuve confirmant l’affirmation de la demanderesse selon laquelle, même si elle savait que le gouvernement éthiopien considérait le Ginbot 7 comme une organisation terroriste, le fait de désigner ainsi tout groupe d’opposition est une tactique de suppression dont le gouvernement éthiopien se sert souvent.

[35] Je ne suis pas convaincue que les affirmations de la demanderesse sont fondées. Le rôle de la SI consistait à décider si la demanderesse était membre du Ginbot 7, et elle l’a fait après avoir examiné l’ensemble de la preuve, des observations et du témoignage de la demanderesse. Il était raisonnable pour la SI de souligner l’évolution du témoignage de la demanderesse et de conclure que les éléments de preuve qu’elle a présentés à l’enquête semblaient être une tentative de modifier son témoignage et de se distancier du fait qu’il avait été conclu qu’elle était membre du Ginbot 7. À cet égard, il faut se rappeler que, pour les besoins de sa demande d’asile, la demanderesse a déclaré que sa participation aux activités du Ginbot 7 aux États-Unis était si publique qu’elle serait exposée à un risque si elle était renvoyée en Éthiopie.

[36] De plus, la conclusion de la SI selon laquelle la demanderesse avait été évasive et avait donné des réponses confuses durant l’interrogatoire à l’enquête était également raisonnable, malgré le niveau de scolarité de la demanderesse ou la nature des questions. J’estime que le reste des affirmations de la demanderesse a trait non pas à des doutes relatifs à la crédibilité soulevés par la SI, mais plutôt à son évaluation de la preuve ayant mené à sa décision concernant l’appartenance, que j’ai déjà jugée raisonnable.

C. La Section de l’immigration n’a pas confondu « subversion » et « renversement par la force »

[37] La demanderesse soutient que la SI a commis une erreur en confondant la subversion d’un gouvernement et le renversement d’un gouvernement par la force. Elle affirme que la SI a eu tort de présumer que, parce qu’elle appuie un changement de gouvernement en Éthiopie, elle appuie également le renversement du gouvernement éthiopien par la force.

[38] Je rejette l’affirmation de la demanderesse. Cette dernière a raison de dire que l’intention de renverser par la force, plutôt que par d’autres moyens, est essentielle à l’applicabilité de l’alinéa 34(1)b), comme il a été statué dans la décision Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077. Cependant, ce principe a été énoncé par la Cour dans le contexte de l’évaluation de la question de savoir si l’organisation elle-même – en l’espèce, le Ginbot 7 – a été l’auteur d’actes visant au renversement par la force, et non dans le contexte d’une évaluation de l’appartenance. La demanderesse a admis devant la SI que le Ginbot 7 a été l’auteur d’actes visant au renversement par la force (la SI disposant de preuves claires du fait que le Ginbot 7 avait mené au moins une attaque meurtrière contre des soldats du gouvernement éthiopien). Malgré l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle n’avait pas connaissance de la position du Ginbot 7 en ce qui a trait au recours à la force au moment où elle appuyait l’organisation, la jurisprudence (invoquée plus haut) établit clairement qu’il n’y a pas de restriction temporelle à l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ni d’exigence de complicité.

V. Conclusion

[39] Compte tenu des conclusions que j’ai tirées plus haut, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[40] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4090-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

En blanc

« Mandy Aylen »

En blanc

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4090-22

INTITULÉ :

EYERUSALEM LULIE ANTENEH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Leigh Salsberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leigh Salsberg

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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