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Date : 20230405


Dossier : IMM-2890-22

Référence : 2023 CF 458

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2023

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

SMAIL CHERIFI, MOHAMED RACIM CHERIFI, MOHAMED AMINE CHERIFI, SIRINE CHERIFI, LYNDA LOUNES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs, M. Smail Cherifi, son épouse Mme Lynda Lounes et leurs trois enfants mineurs, tous citoyens de l’Algérie, demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 11 mars 2022. La SAR rejette alors l’appel logé par les demandeurs à l’encontre de la décision de la Section de la Protection des Réfugiés [SPR] et confirme que la SPR a correctement conclu qu’ils n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi sur l’immigration].

[2] En bref, dans sa décision, la SAR conclut que (1) la SPR n’a manqué ni à l’équité procédurale, ni à la justice naturelle; et (2) les demandeurs n’ont pas établi de crainte subjective de persécution, ce qui est fatal à leur demande d’asile sous l’article 96 de la Loi sur l’immigration.

[3] Devant la Cour, les demandeurs soulèvent que la SAR (1) n’a pas étudié la situation du demandeur principal suivant les exigences de la Loi sur l’immigration; et (2) n’a pas convenablement étudié l’existence d’une crainte subjective. Ils demandent donc à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de lui renvoyer l’affaire pour une nouvelle étude de l’appel par un tribunal différemment constitué.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs n’ont pas rempli leur fardeau de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable et que l’intervention de la Cour est justifiée. Je rejetterai donc la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[5] En 2016, le demandeur principal reçoit des autorités canadiennes un visa de visiteur à entrées multiples valide pour 10 ans. Mme Lounes et leurs trois enfants reçoivent ensuite aussi chacun un visa de visiteur du Canada.

[6] Le 30 juin 2019, les demandeurs entrent au Canada à titre de visiteurs. Le 20 août 2019, Mme Lounes et sa fille retournent en Algérie et le 18 septembre 2019, elles reviennent au Canada.

[7] Le 23 octobre 2019, les demandeurs demandent l’asile au Canada. Ils allèguent craindre d’être persécutés par les autorités de leur pays et par la population algérienne parce que M. Cherifi est athée, tandis que Mme Lounes ajoute craindre son frère qui n’accepte pas l’athéisme de son mari.

[8] Les demandeurs s’appuient sur le narratif que M. Cherifi joint à son Formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA]. M. Cherifi y souligne qu’il est athée depuis longtemps mais qu’il a conservé cet état secret. Il ajoute s’être impliqué et être devenu une figure publique et qu’à un certain moment, les services de renseignements algériens ont commencé à s’intéresser à lui vu son profil public. Selon le récit de M. Cherifi, ils sont tombés sur des livres sur l’athéisme que M. Cherifi avait sur son bureau lors d’une vérification des impôts. M. Cherifi indique aussi avoir reçu, le 19 juin 2019, un appel de la brigade de gendarmerie pour faire partie d’un comité gouvernemental, mais qu’il a plutôt choisi de joindre le HIRAK du côté de l’opposition. Réagissant au refus de M. Cherifi, l’agent de la brigade lui a parlé de ses livres sur l’athéisme et lui a mis de la pression et les services de renseignement l’aurait aussi convoqué le 19 juin 2019. Il quitte donc l’Algérie le 30 juin 2019 avec sa famille.

[9] Toujours selon le narratif joint au FDA de M. Cherifi, le 17 août 2019, le beau-père de M. Cherifi aurait reçu un coup de téléphone anonyme indiquant que sa fille était en danger. Son beau-père a ensuite fait un accident vasculaire cérébral et le 20 août 2019, Mme Lounes est repartie en Algérie avec sa fille en urgence. Toujours en août 2019, en Algérie, Mme Lounes aurait reçu des menaces de son frère et aurait reçu la visite d’agents à son domicile. Le 18 septembre 2019, Mme Lounes est revenue au Canada avec sa fille.

[10] Le 16 novembre 2021, la SPR rejette la demande d’asile des demandeurs. La SPR conclut que les demandeurs n’étaient pas crédibles et par conséquent, qu’ils n’ont pas pu établir le bien-fondé de leurs allégations selon la prépondérance des probabilités. La SPR note que les demandeurs n’ont pas invoqué l’article 97 de la Loi sur l’immigration et que la preuve ne donne pas lieu à son application. La SPR analyse donc la demande sous l’article 96 de la Loi sur l’immigration en lien avec la religion et note que la question déterminante est celle de la crédibilité. La SPR examine (1) les contradictions et omissions quant aux menaces relatives à l’athéisme de M. Cherifi; et (2) le témoignage vague, la contradiction et le retour au pays de Mme Lounes.

[11] En résumé, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, les contradictions, omissions et les comportements incompatibles minent sérieusement la crédibilité globale des allégations. En conséquence, le Tribunal considère que les demandeurs ne sont généralement pas crédibles et conclut qu'ils n'ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, la véracité de leurs allégations. La SPR note que ses conclusions s'appliquent aux demandes des enfants mineurs car leurs demandes sont exclusivement basées sur celle du demandeur principal. De plus, considérant que le tribunal ne croit pas les problèmes allégués par le demandeur principal en raison de son athéisme, le tribunal n'est pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que ce dernier est athée.

[12] Les demandeurs interjettent appel de la décision de la SPR auprès de la SAR alléguant que la SPR a erré en fait et en droit et qu’elle a violé les principes de justice naturelle et d'équité procédurale. Ils soulèvent essentiellement (1) l'inexistence de motivation ou la motivation imparfaite de la décision; et (2) l’ignorance des preuves.

[13] La SAR rejette l’appel. Dans sa décision, la SAR considère d’abord que les documents déposés par les demandeurs et présentés comme étant de nouveaux éléments de preuve n’en sont pas et elle refuse ensuite conséquemment de leur accorder l’audience qu’ils sollicitent devant elle. La SAR conclut que (1) la SPR n’a manqué ni à l’équité procédurale, ni à la justice naturelle, examinant particulièrement les allégations génériques de partialité formulées à l’encontre de la SPR, le droit d’un demandeur d’être entendu et la motivation des motifs de la SPR; et (2) les demandeurs n’ont pas établi de crainte subjective de persécution, ce qui est fatal à leur demande d’asile sous l’article 96 de la Loi sur l’immigration.

[14] En lien avec l’absence de crainte subjective de persécution, la SAR accepte que la crainte des demandeurs se soit matérialisée le 17 août 2019 plutôt que le 30 juin 2019. Cependant, la SAR note (1) le retard des demandeurs à présenter la demande d’asile et le retour dans le pays de persécution allégué; (2) la visite des agents au domicile des demandeurs en Algérie pendant le séjour de Mme Lounes; et (3) le retard de Mme Lounes et sa fille à quitter l’Algérie. La SAR conclut que les demandeurs n’ont pas établi de crainte subjective de persécution, se basant sur différents éléments de leur comportement, dont le retour de Mme Lounes et de sa fille en Algérie, le pays de persécution, situation à laquelle la SAR accorde d’ailleurs un poids important.

III. Discussion

[15] Devant la Cour, les demandeurs soumettent que la norme de la décision raisonnable s’applique. Ils soulèvent que la SAR a erré puisqu’elle (1) n’a pas étudié la situation de M. Cherifi suivant les exigences de la Loi sur l’immigration; et (2) n’a pas convenablement étudié l’existence d’une crainte subjective de M. Cherifi.

[16] Les demandeurs soulèvent que la SAR n’a pas étudié la situation du demandeur principal suivant les exigences de la Loi sur l’immigration puisqu’elle a amalgamé les craintes des deux demandeurs adultes, en ne vérifiant pas si les conjoints sont mis en danger pour les travers de leur époux et en ne considérant pas la loyauté familiale dans l’évaluation d’un comportement incompatible avec une crainte subjective.

[17] Ils ajoutent que la SAR n’a pas convenablement étudié l’existence d’une crainte subjective puisque la SAR n’a pas mis en doute que M. Cherifi est un athée et que la preuve objective soutient sa crainte en lien avec son athéisme et puisque la SAR n’a pas expliqué en quoi le délai pour partir permet de conclure à l’absence de crainte subjective. Ils demandent donc à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de lui renvoyer l’affaire pour une nouvelle étude de l’appel par un tribunal différemment constitué.

[18] Le Ministre répond essentiellement que la décision de la SAR est raisonnable.

[19] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ainsi, depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas (Vavilov au para 16). Aucune des parties ne conteste que cette norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce.

[20] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la Cour est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La Cour doit examiner « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[21] Il est important de rappeler qu’en contrôlant une décision sous la norme de la décision raisonnable, il ne revient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve soumise par le demandeur au stade de sa demande d’asile (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 727 au para 10 citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59; Bhatti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1386 au para 36). La question à résoudre est de déterminer s’il était raisonnable pour la SAR de conclure comme elle l’a fait.

[22] Tel que le souligne le Ministre, la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 a confirmé que la crainte de persécution des demandeurs d’asile comprenait deux volets: ils doivent établir qu’ils ont une crainte subjective d’être persécutés s’ils retournent dans leur pays de nationalité, et ils doivent également démontrer que leur crainte est objectivement fondée. Le volet de la crainte subjective est rempli lorsque les demandeurs d’asile démontrent qu’ils craignent véritablement, dans leur esprit, d’être persécutés lors de leur retour dans leur pays de nationalité.

[23] Dans le cas présent, la SAR a considéré la crainte comme ayant été cristallisée le 17 août 2019. Elle a noté qu’après cette date, et en dépit de la crainte alléguée, (1) Mme Lounes et sa fille sont retournées dans le pays de persécution; (2) elles ont tardé à quitter le pays de persécution même après les menaces proférées par le frère de Mme Lounes et la visite des agents; et (3) une fois Mme Lounes et sa fille revenues au Canada, les demandeurs ont ensuite tardé à demander l’asile.

[24] Or, la jurisprudence de la Cour confirme que la SAR peut évaluer et conclure qu’à la lumière du comportement des demandeurs, une crainte subjective n’a pas été démontrée. Pour ce faire, le Tribunal peut notamment tenir compte des déplacements des demandeurs, de leurs efforts pour se trouver un autre emploi, de leurs tentatives pour obtenir la protection de l’État, du délai qui s’est écoulé entre la cristallisation de la crainte et leur départ de leur pays, ou du moment du dépôt de leur demande d’asile (Badihi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 64 au para 12; Rivera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1292 au para 29; Chelaru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1535 au para 30; Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 412 aux para 19-20).

[25] Il était donc raisonnable pour la SAR d’examiner le comportement des demandeurs et, compte tenu des faits et de la preuve, il était aussi raisonnable pour la SAR de conclure que le comportement de Mme Lounes et celui de son mari sont incompatibles avec une crainte subjective.

[26] Tel que le souligne le Ministre, dans le cas qui nous occupe, la SAR a bien détaillé toutes les raisons pour lesquelles elle en vient à la conclusion que les demandeurs n’ont pas établi de crainte subjective de persécution: elle soulève le retard à présenter la demande d’asile et le retour dans le pays de persécution alléguée et le temps passé dans ce pays. Les demandeurs auraient certes préféré un autre résultat, mais ils n’ont pas démontré que les inférences tirées par la SAR sont déraisonnables.

[27] Enfin, l’argument selon lequel la SAR aurait erronément amalgamé les craintes de monsieur et de madame ne parait pas fondé puisque le dossier confirme que les allégations de madame reposaient sur celles de son mari, et qu’elle craignait son frère justement aussi à cause de l’athéisme de son mari.

[28] La décision de la SAR possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2890-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucun dépens n’est accordé.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2890-22

INTITULÉ :

SMAIL CHERIFI, MOHAMED RACIM CHERIFI, MOHAMED AMINE CHERIFI, SIRINE CHERIFI, LYNDA LOUNES c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 5 avril 2023

COMPARUTIONS :

Me Alain Vallières

Pour leS demandeurS

Me Annie Flamand

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Vallières

Montréal (Québec)

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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