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Date : 20230328


Dossier : IMM-3479-22

Référence : 2023 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 28 mars 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

DAVIES CHIJIOKE CHUKWUDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Davies Chijioke Chukwudi, est un citoyen du Nigéria. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration [la SI] rendue le 22 mars 2022 [la décision contestée]. Dans la décision contestée, la SI a conclu que M. Chukwudi était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] M. Chukwudi soutient que la décision contestée est déraisonnable parce que la SI n’a pas tenu compte de la preuve documentaire objective, qu’elle n’a pas correctement évalué la fiabilité de tous les éléments de preuve documentaire sur lesquels elle s’est appuyée et qu’elle n’a pas reconnu qu’il existe une différence entre le recours à la force en légitime défense et le recours à la force dans l’intention de renverser un gouvernement.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Chukwudi sera rejetée. Après avoir examiné la décision contestée, la preuve dont disposait la SI et le droit applicable, je conclus que la décision contestée est raisonnable, qu’elle repose sur une analyse adéquate des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR, et que la preuve étaye amplement les conclusions de la SI concernant l’interdiction de territoire de M. Chukwudi. Je suis convaincu que les motifs de la SI possèdent les qualités qui rendent son analyse logique et cohérente au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Chukwudi s’est joint à l’organisation Peuple indigène du Biafra [Indigenous People of Biafra ou IPOB] le 15 février 2018. Il affirme que l’IPOB est un groupe séparatiste non violent qui milite en faveur de l’indépendance du Biafra et des droits des personnes d’origine ethnique igbo. En 2019, après avoir été chargé de recruter de nouveaux membres, il est devenu coordonnateur local de l’IPOB.

[5] Le 25 juin 2019, M. Chukwudi, qui se trouvait alors aux États-Unis à des fins professionnelles, a été informé par un autre coordonnateur de l’IPOB que les autorités nigérianes procédaient à l’arrestation de coordonnateurs et de dirigeants de leur organisation dans la région de l’État du Delta, où M. Chukwudi était coordonnateur local.

[6] Craignant d’être persécuté par le gouvernement et les autorités au Nigéria, M. Chukwudi a décidé de ne pas y retourner. Le 5 août 2019, au chemin Roxham, il a demandé l’asile au Canada.

[7] Après son arrivée au Canada, M. Chukwudi s’est joint à la section canadienne de l’IPOB. Il se dit toujours membre de l’organisation.

B. La décision de la SI

[8] Dans la décision contestée, la SI a d’abord fait observer que M. Chukwudi était membre de l’IPOB, comme il l’avait lui-même reconnu.

[9] La SI a poursuivi avec son analyse de la preuve documentaire. Elle a conclu que l’objectif de l’IPOB était de réaliser la sécession du Biafra et qu’un tel objectif correspondait à une intention de renverser le gouvernement du Nigéria. Elle a constaté que le dirigeant de l’IPOB, Nnamdi Kanu, avait incité à recourir à la violence contre l’État nigérian à de nombreuses occasions par l’intermédiaire de ses stations de radio et de télévision ainsi que des médias sociaux. Elle a donc également conclu que la preuve relative à cette incitation à la violence contredisait l’affirmation de l’IPOB – et de M. Chukwudi – selon laquelle il s’agit d’une organisation pacifique. Elle a jugé que le discours de l’IPOB n’était pas suffisant pour établir que l’IPOB avait été l’instigateur d’actes visant au renversement du gouvernement nigérian par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, mais elle est arrivée à la conclusion qu’il avait commis des actes de violence. La preuve documentaire démontre que l’IPOB revendique des attaques menées en 2019 contre des représentants du gouvernement nigérian en Espagne et en Allemagne, et qu’il a créé un groupe militarisé, le Réseau sécuritaire de l’Est, qui a livré de nombreux combats contre les forces gouvernementales. En somme, ses actes témoignent de sa volonté de recourir à la force.

[10] La SI a donc affirmé que la preuve présentée par le ministre démontrait que l’IPOB avait l’intention de renverser le gouvernement nigérian par la force. Par conséquent, elle a conclu que M. Chukwudi était une personne interdite de territoire au Canada parce qu’il était visé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR relativement à l’alinéa 34(1)b), puis elle a pris une mesure d’expulsion contre lui.

C. La norme de contrôle applicable

[11] M. Chukwudi et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] soutiennent tous deux que la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente demande de contrôle judiciaire (Fatlum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1495 au para 27 [Fatlum]; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Edom, 2021 CF 1220 au para 12 [Edom]). Je suis d’accord.

[12] La norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer lorsque les cours de révision doivent procéder au contrôle judiciaire du fond d’une décision administrative (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Vavilov, au para 83). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99).

[13] Un tel examen doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, pour décider si la décision est raisonnable, la cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13).

[14] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Des lacunes superficielles ne justifient pas que la cour de révision infirme une décision administrative. La cour doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100). Lorsque les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, une intervention de la cour de révision peut être justifiée.

III. Analyse

[15] M. Chukwudi conteste la décision de la SI en se fondant sur trois motifs principaux. Je les examinerai successivement.

A. Le renversement par la force et la preuve dont disposait la SI

[16] M. Chukwudi soutient d’abord que la SI n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents démontrant que le gouvernement nigérian a persécuté l’IPOB, ce qui explique pourquoi l’organisation a eu recours à la violence : il s’agissait d’une réaction pour assurer sa survie face aux attaques menées à l’instigation du gouvernement nigérian. Selon lui, la SI n’a pas non plus tenu compte de la preuve objective selon laquelle l’IPOB est une organisation non violente.

[17] Le ministre répond que les actes commis par le gouvernement nigérian contre l’IPOB ne sont pas en cause et que même un objectif légitime comme le droit à l’autodétermination ne peut être utilisé pour légitimer des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. Par conséquent, il fait valoir que les motifs de l’IPOB n’étaient pas pertinents dans l’analyse effectuée au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR. Il ajoute que la menace de recourir à la force suffit pour qu’il soit conclu qu’une organisation est visée par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[18] Je suis d’accord avec le ministre. La notion de renversement par la force a été définie par les tribunaux dans plusieurs jugements. Selon la Cour d’appel fédérale, le terme « renversement » désigne des « actes visant au renversement d’un gouvernement » (Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 au para 65 [Najafi]). Dans la décision Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 [Oremade], la Cour a conclu que l’expression « par la force » n’est pas strictement équivalente à « par la violence ». La force comprend « la coercition ou la contrainte par des moyens violents, la coercition ou la contrainte par des menaces d’user de moyens violents et […] la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents » (Oremade, au para 27). Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c USA, 2014 CF 416 [USA], la Cour a également conclu que l’expression « renversement par la force » désigne « “[t]out acte commis dans l’intention de contribuer au processus de renversement d’un gouvernement” ou plus communément, comme “l’utilisation ou l’incitation à l’utilisation de la force, de la violence ou de moyens criminels dans le but de renverser tout gouvernement sur une partie de son territoire ou sur tout le territoire” » [souligné dans l’original] (USA, au para 36). Le sens de l’expression « renversement par la force » est donc vaste.

[19] Dans les circonstances de l’espèce, il était raisonnable que la SI conclue que la sécession du Biafra visée était une forme de renversement du gouvernement nigérian sur une partie de son territoire, car l’intention est de contraindre le gouvernement nigérian à se retirer de la région et à permettre aux Biafrais d’exercer leur droit à l’autodétermination. De plus, la preuve de M. Chukwudi portant sur la persécution de l’IPOB et des Biafrais par le gouvernement nigérian n’est pas pertinente en ce qui a trait à l’interdiction de territoire au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR, car la légalité ou la légitimité des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force ne font pas partie de l’analyse à effectuer (Najafi, au para 65). Par conséquent, même si l’IPOB avait utilisé la force à des fins légitimes, y compris en légitime défense à certaines occasions, le ministre s’est acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait, car la preuve démontrait que l’organisation avait également utilisé la force avec l’intention de renverser le gouvernement nigérian et de réaliser la sécession du Biafra.

[20] En outre, les motifs pour lesquels une organisation veut renverser un gouvernement par la force ne sont pas pertinents. Seule l’intention de renverser un gouvernement par la force est requise (Zahw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934 au para 54 [Zahw]). Il s’ensuit que même le droit à l’autodétermination revendiqué par une population opprimée n’est pas une considération suffisante pour que le recours à la force dans de telles circonstances légitimes échappe à la portée de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR (Najafi, aux para 46, 109).

[21] Par conséquent, il était raisonnable que la SI n’examine pas la preuve relative aux actes de persécution commis par le gouvernement nigérian, puisqu’il est tout simplement inutile que la SI examine une preuve non pertinente (Fatlum, au para 47).

[22] Quant à l’argument de M. Chukwudi voulant que la SI n’ait pas tenu compte de la preuve objective selon laquelle l’IPOB est une organisation non violente, je n’y souscris pas. Je suis plutôt d’avis que la SI a bien pris connaissance de cet argument et de la preuve présentée à l’appui de celui-ci. Au paragraphe 20 de la décision contestée, la SI affirme ce qui suit : « Le conseil fait également valoir que certaines des pièces présentées par le ministre révèlent que des membres de l’IPOB ont participé à des campagnes, à des manifestations et à des rassemblements non violents. Par exemple, d’après un rapport d’Amnesty International, à quelques occasions, les manifestants en question se sont heurtés à la violence des forces de sécurité du Nigéria (C-25). » Par conséquent, rien n’indique que la SI n’a pas dûment tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui avaient été présentés, et « le droit est bien fixé : il n’est pas nécessaire que le décideur fasse référence à chaque élément de preuve » (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36 [Kanagendren]). De plus, comme l’a rappelé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, « [l]es cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs “répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse” (Newfoundland Nurses, par. 25) ou “tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale” (par. 16) » (Vavilov, au para 128).

[23] Quoi qu’il en soit, dès que la SI a relevé des éléments de preuve établissant que des actes de violence visant au renversement du gouvernement nigérian avaient été commis, ou que la menace de commettre de tels actes avait été proférée, la preuve relative aux activités pacifiques de l’IPOB a perdu sa pertinence. Une organisation peut poser à la fois des actes pacifiques et des actes violents pour atteindre son objectif. La preuve établissant que des actes pacifiques ont été posés n’efface pas celle qui établit que des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force ont été commis lorsque le décideur juge cette dernière preuve fiable. La SI devait trancher la question de savoir si l’IPOB avait commis des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et, dans les circonstances de l’espèce, elle a relevé des éléments de preuve qui lui permettait de conclure qu’il avait commis de tels actes. Je conviens avec le ministre qu’une telle analyse est raisonnable.

[24] À l’audience, l’avocate de M. Chukwudi a affirmé que la SI avait utilisé la preuve à mauvais escient, soit en présentant des extraits hors de leur contexte, soit en faisant dire à la preuve ce qu’elle ne disait pas. Par exemple, l’avocate a relevé des extraits de messages de la direction de l’IPOB auxquels la SI avait renvoyé et a fait valoir que, lus dans leur contexte, ces extraits révélaient que les menaces de violence visaient non pas le gouvernement nigérian, mais des groupes terroristes.

[25] Examinées dans le contexte de l’ensemble de la décision, ces erreurs alléguées ne sont pas déterminantes, car, pour l’être, il doit s’agir de lacunes évidentes touchant des points centraux qui ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13, citant Vavilov, au para 100). « Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure » (Vavilov, au para 100; voir aussi 6586856 Canada Inc (Loomis Express) c Fick, 2021 CAF 2 au para 37). En l’espèce, aucune erreur concernant l’utilisation d’extraits relevée par l’avocate de M. Chukwudi n’est suffisamment importante au regard de l’analyse de la SI pour rendre la décision contestée dans son ensemble déraisonnable (Shi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 196 au para 69).

[26] La décision contestée est fondée sur un nombre considérable d’éléments de preuve non contestés qui, à eux seuls, étayent les conclusions de la SI (Makivik Corporation c Canada (Procureur général), 2021 CAF 184 aux para 98, 99). La voie que l’avocate de M. Chukwudi tente de faire prendre à la Cour conduit à une nouvelle appréciation de la preuve et à une chasse au trésor à la recherche d’une erreur, ce qu’il n’appartient pas à la Cour de faire dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 122). Même si la Cour supprimait de la décision contestée les éléments de preuve que la SI a, selon M. Chukwudi, présentés « hors contexte », il resterait suffisamment d’éléments au dossier pour suivre le raisonnement de la SI sans perdre « confiance dans le résultat auquel [elle] est arrivé[e] » (Vavilov, au para 122). Les erreurs alléguées par M. Chukwudi ne sont pas suffisamment capitales ou importantes pour permettre de conclure que la décision contestée, « lu[e] dans [son] ensemble, en tenant compte notamment du raisonnement suivi et du résultat obtenu, étai[t] déraisonnable » (Davidson c Canada (Procureur général), 2021 CAF 226 au para 47).

[27] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer qu’il n’y a pas de jurisprudence de la Cour sur la question de savoir si l’IPOB est visé par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. À la connaissance de la Cour, la seule affaire dans laquelle a été soulevée la question de savoir si l’IPOB s’était livré à des actes visant au renversement d’un gouvernement est une autre affaire dont la SI a été saisie, sur laquelle M. Chukwudi s’est appuyé dans ses observations présentées à la Cour, à savoir Nwachukwu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 (CA CISR) [Nwachukwu]. Il s’agit d’une affaire récente dans laquelle la SI a jugé, à la lumière du dossier dont elle disposait, que la preuve était insuffisante pour établir que l’IPOB avait pris part à des actes visant au renversement du gouvernement nigérian. Au paragraphe 43 de sa décision dans cette affaire, la SI a conclu ce qui suit :

Il ne fait aucun doute que l’IPOB est une organisation controversée dont les dirigeants tiennent un discours qui peut être agressif, raciste et provocateur, mais peu d’éléments de preuve montrent que cette organisation a pris des mesures concrètes pour renverser le gouvernement nigérian par la force. Quant à la perception raisonnable du risque que soit exercée une coercition par des moyens violents, le tribunal est d’avis que l’ensemble de la preuve relève de la conjecture et n’est pas suffisamment convaincant pour établir l’existence d’un tel risque.

[28] De toute évidence, la SI a tiré ses conclusions dans la décision Nwachukwu parce que la preuve produite dans cette affaire en particulier était insuffisante. Elle a considéré que l’IPOB était controversé, mais elle n’était pas convaincue, au vu de la preuve dont elle disposait, qu’il s’était livré à des actes visant au renversement d’un gouvernement. Par conséquent, la conclusion de la SI dans cette affaire ne peut pas être aveuglément adoptée en l’espèce, car la question des actes visant au renversement d’un gouvernement doit être tranchée au cas par cas, à la lumière de la preuve. Je ne conteste pas que certains des éléments de preuve sur lesquels la SI s’est appuyée dans la décision Nwachukwu paraissent semblables à ceux présentés en l’espèce. Toutefois, comme la Cour n’a pas accès au dossier de l’affaire Nwachukwu, elle ne peut vérifier si tous les éléments de preuve sont exactement les mêmes que ceux présentés en l’espèce. L’existence d’éléments de preuve contradictoires au sujet de l’IPOB peut expliquer le fait que plus d’une issue est raisonnable. Par ailleurs, la décision Nwachukwu a été rendue après la décision contestée, alors la SI ne pouvait pas tirer profit des conclusions tirées dans cette affaire.

B. La fiabilité de la preuve

[29] Comme deuxième motif de sa demande de contrôle judiciaire, M. Chukwudi soutient que la SI ne s’est pas assurée de la fiabilité de la preuve sur laquelle reposent ses motifs, ce qui rend la décision contestée déraisonnable. M. Chukwudi soutient qu’en raison de la liberté de presse limitée et du manque d’intégrité journalistique au Nigéria, si la SI avait correctement analysé les sources nigérianes qu’elle a utilisées dans la décision contestée, elle les aurait jugées peu fiables et inadmissibles en preuve.

[30] L’argument de M. Chukwudi ne me convainc pas. M. Chukwudi a fait part de ses réserves au sujet de la fiabilité de la preuve documentaire présentée par le ministre devant la SI, comme celle-ci l’a dûment fait observer aux paragraphes 19 à 21 de la décision contestée. L’appréciation de la preuve relève de l’expertise de la SI, et la Cour ne devrait pas intervenir « dans une décision rendue dans les limites des issues raisonnables et, lorsque le raisonnement est intelligible et qu’il peut se défendre sur le fondement des faits et du droit » (Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1213 au para 33). De plus, la SI renvoie expressément à l’article 173 de la LIPR concernant les règles de présentation de la preuve dans les affaires dont elle est saisie. Cet article accorde à la SI une certaine souplesse dans son appréciation de la preuve :

Cette souplesse en matière de preuve permet à la SI d’examiner des éléments de preuve provenant de sources qui pourraient ne pas être acceptables devant un autre tribunal. Elle laisse aussi expressément à la SI le pouvoir discrétionnaire de tirer des conclusions quant à la crédibilité et à la fiabilité : c’est ce qu’« elle juge » crédible, dans les circonstances, qui compte. Néanmoins, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas « absolu ». Comme tout pouvoir discrétionnaire conféré par la loi, il doit être exercé de manière raisonnable : Demaria, par. 121.

Pascal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 751 au para 15

[31] En l’espèce, je suis convaincu que la SI « a passé au crible le dossier, et qu’elle a bien compris que [M. Chukwudi] contestait la fiabilité de certains documents » (Kanagendren, au para 36). Il ne suffit pas que M. Chukwudi soit en désaccord avec l’analyse de la preuve effectuée par la SI pour que la Cour intervienne dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision contestée (Burjanadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1394 au para 22).

[32] Comme l’a fait remarquer le ministre, M. Chukwudi s’est lui-même appuyé sur plusieurs sources nigérianes qui, dit-il maintenant, sont trop peu fiables pour que la SI puisse se fonder sur elles. Quoi qu’il en soit, le climat de corruption et la liberté de presse douteuse au Nigéria ne font pas qu’aucun des éléments de preuve n’est fiable. Il appartenait à la SI de décider quels éléments de preuve documentaire étaient fiables, et rien n’indique qu’elle ne l’a pas fait.

[33] Dans la décision Edom, sur laquelle s’appuie M. Chukwudi, la Cour a jugé que la conclusion de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] selon laquelle il y avait un manque d’intégrité journalistique au Nigéria était raisonnable dans les circonstances, à la lumière de l’analyse adéquate de la preuve effectuée par la SAI. Toutefois, une telle conclusion se fonde sur la preuve dont dispose le décideur, lequel se prononce au cas par cas. Bien que la preuve dans une affaire donnée puisse étayer une conclusion selon laquelle les sources nigérianes ne sont pas fiables, il ne s’ensuit pas qu’une conclusion semblable sera tirée dans toutes les affaires.

[34] Il convient de faire observer que, contrairement à ce que soutient M. Chukwudi, la SI n’a pas fondé ses conclusions uniquement sur des sources nigérianes. Par exemple, au paragraphe 64 de la décision contestée, elle s’est appuyée, entre autres, sur la pièce C-32 – un article du diffuseur international allemand DW – pour conclure que des combats avaient eu lieu entre l’armée nigériane et le Réseau sécuritaire de l’Est. De plus, contrairement à M. Chukwudi qui soutient que le Réseau sécuritaire de l’Est n’est pas une armée, l’auteur de cet article le décrit comme la [traduction] « faction armée » de l’IPOB. Or, cet article ne provient pas de la presse nigériane, et M. Chukwudi n’en conteste pas la fiabilité. Tout bien considéré, je conclus que la décision contestée s’appuie sur diverses sources, dont la presse nigériane, mais également d’autres sources internationales (Kablawi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 888 au para 46). En fin de compte, je ne suis pas convaincu que la SI ne pouvait pas avoir de motifs raisonnables de croire, après analyse de la preuve présentée et au vu de la situation dans son ensemble, que l’IPOB avait l’intention de recourir à la force afin de renverser le gouvernement nigérian.

C. Le recours à la force dans l’intention de renverser le gouvernement nigérian

[35] M. Chukwudi soutient enfin que la SI n’a pas reconnu qu’il existe une différence entre le recours à la force en légitime défense et le recours à la force dans l’intention de renverser un gouvernement. Selon lui, la SI a commis une erreur en confondant la notion de [traduction] « conflit » et celle de « renversement par la force », car les actes de violence commis par l’IPOB n’étaient que de la légitime défense contre les attaques du gouvernement nigérian, et non pas une tentative d’obtenir la sécession du Biafra. M. Chukwudi soutient que le recours à la force contre le gouvernement dans le but, non pas de le renverser, mais simplement de se défendre, ne peut être visé par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[36] En dépit des observations pertinentes de l’avocate de M. Chukwudi, je ne suis pas convaincu que la SI a commis une erreur dans son analyse. Bien qu’il puisse être vrai que, comme l’a soutenu M. Chukwudi au paragraphe 64 de son mémoire, l’IPOB [traduction] « n’a jamais proclamé que les [événements décrits par la SI comme des actes de violence étaient] liés de quelque façon que ce soit à son objectif d’indépendance », il était loisible à la SI d’inférer que ces actes de violence visaient à [traduction] « contribuer au processus de renversement » du gouvernement nigérian (USA, au para 36). Au paragraphe 59 de la décision contestée, la SI a affirmé que « [l]es attaques en question, commandées par le dirigeant de l’IPOB, montr[aient] que le discours violent de l’organisation n’[était] pas seulement métaphorique, mais qu’il [était] plutôt révélateur de la volonté de l’IPOB de recourir à la force ». Je comprends à la lecture de cette explication que la SI a établi un lien entre la rhétorique belliqueuse qu’utilisait la direction de l’IPOB – ce qui a été démontré au moyen d’éléments de preuve documentaire fiables comme le rapport d’Amnesty International (pièce C-25, au para 47 de la décision contestée) – et les actes violents qui ont suivi. Étant donné que l’IPOB avait menacé à plusieurs occasions d’utiliser tous les moyens nécessaires pour obtenir la sécession du Biafra, la SI pouvait raisonnablement conclure que les actes de violence qu’il avait commis étaient simplement la mise à exécution des menaces proférées.

[37] En somme, je conclus qu’il était raisonnable que la SI conclue, à la lumière de la preuve documentaire dont elle disposait, que l’IPOB a eu recours à la force contre le gouvernement nigérian dans l’intention de le renverser et d’obtenir la sécession du Biafra. « Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir “d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur” » : (Vavilov, au para 125; Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 au para 72). Un décideur administratif est en droit d’apprécier la preuve et d’accorder plus de poids aux sources qu’il a jugées fiables qu’à d’autres éléments de preuve (Hassan v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1992] FCJ No 946 (QL) (CAF); Tawfik c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 835 (QL)). Aucune des situations exceptionnelles dans lesquelles il serait justifié que la Cour intervienne ne se présente en l’espèce.

[38] Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que la dureté des conséquences découlant d’une interprétation large de l’interdiction de territoire au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR peut être atténuée par le ministre sur demande présentée en vertu de l’article 42.1 de la LIPR (Kanagendren, au para 26; Najafi, aux para 80, 81; Zahw, au para 39; Yamani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 aux para 13, 14).

IV. Conclusion

[39] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Chukwudi sera rejetée. La décision contestée constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve, et elle possède les attributs de transparence, de justification et d’intelligibilité requis. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Tel est le cas en l’espèce en ce qui concerne les conclusions de la SI, et aucun motif ne justifie que la Cour intervienne.

[40] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3479-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3479-22

 

INTITULÉ :

DAVIES CHIJIOKE CHUKWUDI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Marie Pierre Blais Ménard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa Maziade

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hasa Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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