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Date : 20230405


Dossier : IMM-3223-22

Référence : 2023 CF 484

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MIGUEL ANGEL NUNEZ QUINTERO

TANIA MARGARITA CASTRO PENALOZA

GABRIEL ISAAC NUNEZ CASTRO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision datée du 9 mars 2022 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

II. Contexte

[2] Le demandeur principal (le DP) est un citoyen de la Colombie âgé de 39 ans. Il craint un groupe néo-paramilitaire de droite s’appelant les Aigles noirs, qui les aurait pris pour cible, sa famille et lui, en raison de ses opinions politiques et de son travail bénévole s’y rattachant.

[3] Le DP a commencé à recevoir des menaces après mars 2017, lorsqu’il s’est joint au mouvement politique Colombia Humana à Barranquilla à l’appui d’un candidat de gauche à la présidence du pays.

[4] Le DP prétend qu’il a pris part à diverses activités politiques bénévoles, qui lui ont valu une menace le 4 mai 2018 et une deuxième, le 2 décembre 2019. Au cours du deuxième appel téléphonique, l’auteur s’est identifié comme étant un membre des Aigles noirs et a menacé de mort le DP.

[5] Le DP a poursuivi ses activités politiques et a pris part à une manifestation le 21 septembre 2020. Le 2 octobre 2020, il a reçu un autre appel téléphonique des Aigles noirs.

[6] Le DP a rapporté les menaces au Bureau du procureur public à Barranquilla.

[7] En février 2021, les demandeurs ont quitté Barranquilla pour aller vivre à Bucaramanga.

[8] Après avoir reçu plusieurs autres menaces et s’être réinstallés une nouvelle fois, à Bogota, les demandeurs ont quitté la Colombie pour les États-Unis le 23 juin 2021.

[9] Le DP et sa famille sont arrivés au Canada le 20 juillet 2021 et ont demandé l’asile.

[10] L’audience devant la SPR a eu lieu le 29 décembre 2021.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] La SPR a conclu que la crédibilité des demandeurs était la question déterminante dans leur demande d’asile.

[12] La SPR a conclu que le DP avait embelli son témoignage quant à l’ampleur de ses activités politiques, a relevé d’autres contradictions et a mis en lumière des incohérences importantes dans les éléments de preuve présentés par le DP.

[13] De plus, la SPR a conclu que les demandeurs avaient produit un rapport de police frauduleux à l’appui de leur demande d’asile.

[14] La SPR a résumé ses conclusions sur la crédibilité des demandeurs de la façon suivante :

Les préoccupations quant à la crédibilité relevées à l’audience, mentionnées ci-dessus, étaient au cœur de la demande d’asile, ce qui a amené le tribunal à douter de la véracité du témoignage du demandeur d’asile et du reste de la preuve au dossier. Le tribunal conclut par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, que les principales allégations dans la présente affaire, à savoir que les demandeurs d’asile étaient pris pour cible par les Aigles noirs du fait des opinions politiques du demandeur d’asile principal et qu’ils sont exposés à un risque de persécution dans l’avenir, ne sont pas vraies.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[15] La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est celle de savoir si l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR est raisonnable.

[16] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Dans la présente affaire, aucune des exceptions énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne s’applique. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable s’applique : Vavilov, aux para 23-25, 53.

[17] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que la Cour examine l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision. La Cour doit examiner à la fois le résultat de la décision et le raisonnement à l’origine de ce résultat : Vavilov, au para 87. La décision raisonnable doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » : Vavilov, au para 99. Cependant, la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur : Vavilov, au para 125.

V. Analyse

[18] Les demandeurs ont formulé de nombreux arguments pour contester les conclusions de la SPR. J’estime que ces arguments ne sont pas tous convaincants.

[19] Je conviens toutefois que la conclusion de la SPR au sujet du rapport de police produit par les demandeurs reposait sur des erreurs typographiques mineures et des problèmes de présentation négligeables. J’estime que cette conclusion est déraisonnable et qu’elle a vicié l’appréciation globale de la crédibilité.

[20] De plus, j’estime que les motifs fournis par la SPR sur ce point ne sont pas suffisamment justifiés ou transparents puisqu’ils ne font pas ressortir clairement ce sur quoi la commissaire s’est fondée pour qualifier les caractéristiques du rapport d’« atypiques ». On ne sait également pas avec certitude si la SPR a examiné les caractéristiques de sécurité figurant au recto du document.

[21] Les conclusions de la SPR quant au rapport de police sont énoncées au paragraphe 27 de la décision. Elles sont rédigées ainsi :

Le tribunal a relevé une erreur d’orthographe dans le document. Barranquilla est orthographié « BARRNAQUILLA ». Le tribunal a aussi constaté d’autres incohérences dans le document, y compris des polices avec et sans empattement, une taille de police différente et le fait que « Atlantico » est orthographié sans « á », tandis que d’autres mots comportent des lettres accentuées. Lorsque les incohérences ont été portées à son attention, le demandeur d’asile principal a déclaré que le document lui avait été remis ainsi. Le tribunal estime que cette explication est déraisonnable, car ces erreurs et incohérences sont atypiques. Ainsi, le tribunal juge que ce document est frauduleux, selon la prépondérance des probabilités, et il ne lui accorde aucun poids. Par conséquent, cette conclusion mine considérablement le témoignage du demandeur d’asile et la véracité des éléments de preuve des demandeurs d’asile versés au dossier.

[22] En somme, la principale réserve de la SPR semble concerner la coquille dans le nom de la ville de Barranquilla, qui est orthographié « Barrnaquilla ». Cette coquille, conjuguée aux divergences de polices de caractères et à l’absence de « á » dans le mot « Atlantico », a amené la SPR à rejeter le document dans son ensemble, le qualifiant de frauduleux. Cette conclusion a eu d’importantes répercussions sur l’appréciation, par la SPR, de la crédibilité globale des demandeurs.

[23] Les demandeurs soutiennent que les problèmes relevés par la SPR étaient des erreurs typographiques mineures, que l’inversion de lettres et les autres erreurs de ce type ne sont pas rares et qu’elles ne justifient pas, à elles seules, la conclusion selon laquelle le document est frauduleux.

[24] Dans leurs documents, les demandeurs font aussi valoir que la SPR n’a pas tenu compte de la caractéristique de sécurité la plus importante du rapport, soit le numéro d’identification unique à 21 chiffres, qui est enregistré puis affiché sur la page Web du procureur général.

[25] Le défendeur n’a pas formulé d’observations portant expressément sur cet argument, mais il soutient que les demandeurs, par cet argument, ne font que manifester leur désaccord quant à l’appréciation de la preuve par la SPR.

[26] Dans ses observations écrites et de vive voix, le défendeur qualifie à maintes reprises le rapport de frauduleux, mais ne fait pas mention des observations que les demandeurs ont formulées par écrit pour contester les conclusions de la SPR sur ce point.

[27] La Cour a déjà conclu que les erreurs typographiques mineures ou autres erreurs de rédaction ne peuvent pas, à elles seules, raisonnablement justifier une conclusion selon laquelle le document est frauduleux : Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170 aux para 6-8. Si le décideur pense que le document est frauduleux, il doit tirer cette conclusion en s’appuyant sur la preuve compte tenu de la gravité des conséquences d’une telle accusation. La Cour a toutefois statué qu’une « poignée d’erreurs d’orthographe, de grammaire et de typographie ne peut pas suffire » : Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 aux paras 22-25.

[28] De plus, même s’il était peut-être loisible à la SPR de conclure que le rapport de police était frauduleux, celle-ci devait justifier sa conclusion. La chaîne d’analyse comporte des lacunes qui amènent la Cour à se demander si la SPR a examiné les éléments de fond ou l’une quelconque des autres caractéristiques de sécurité du document. Il est aussi difficile de savoir ce qu’a voulu la SPR en décrivant les erreurs d’« atypiques ». La SPR n’a renvoyé à aucun exemple ni aucune preuve du cartable national de documentation à l’appui de cette affirmation. La SPR a-t-elle voulu dire que les rapports de police colombienne comportaient rarement, voire jamais, d’erreurs typographiques ou de rédaction? Étant donné les graves conséquences d’une telle conclusion, la SPR se devait de justifier de façon transparente et intelligible ses conclusions sur ce point.

[29] La SPR a tiré des conclusions déterminantes reposant sur des divergences de polices de caractères et des erreurs typographiques mineures, mais elle n’a pas examiné les éléments de fond ni tenu compte des caractéristiques de sécurité du document, dont le numéro d’identification unique à 21 chiffres.

[30] Bien que le témoignage des demandeurs soulève d’autres questions quant à la crédibilité, cette conclusion était au cœur de la conclusion globale de la SPR selon laquelle les demandeurs n’étaient pas réellement pris pour cible par les Aigles noirs en raison des opinions politiques du DP.

[31] Il m’est impossible de déterminer si la décision aurait été la même sans cette erreur. L’affaire doit donc être renvoyée pour nouvelle décision.

VI. Conclusion

[32] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera par conséquent accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

[33] Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3223-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3223-22

 

INTITULÉ :

MIGUEL ANGEL NUNEZ QUINTERO, TANIA MARGARITA CASTRO PENALOZA, GABRIEL ISAAC NUNEZ CASTRO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2023

 

COMPARUTIONS :

Dariusz Wroblewski

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dariusz Wroblewski

Avocat

Guelph (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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