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Date : 20230329


Dossier : IMM-4675-21

Référence : 2023 CF 435

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Miguel Angel ORTIZ LAVARIEGA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen du Mexique âgé de 42 ans. Il a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait le Cártel de Jalisco Nueva Generación (le CJNG), une organisation transnationale de trafiquants de drogues.

[2] Dans une décision datée du 15 janvier 2020, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a conclu qu’en l’absence de lien avec un motif prévu dans la Convention, la demande devait être examinée uniquement au regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle a ensuite rejeté la demande d’asile parce qu’elle a jugé que, sur plusieurs points importants, le témoignage du demandeur n’était pas crédible.

[3] Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. En appel, il a contesté l’évaluation défavorable de la SPR en matière de crédibilité. Il a également présenté de nouveaux éléments de preuve à l’appui de son appel. Il n’a pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile devait être examinée uniquement au regard de l’article 97 de la LIPR.

[4] La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 17 juin 2021. Elle n’a admis aucun des nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur. Elle a également confirmé que les conclusions défavorables de la SPR concernant la crédibilité du demandeur étaient fondées. Par conséquent, elle a également confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[5] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en refusant d’admettre certains des nouveaux éléments de preuve qu’il avait présentés. Il soutient également qu’elle a commis une erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation de sa crédibilité.

[6] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier la décision de la SAR. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SAR a mal interprété l’un de ses nouveaux éléments de preuve et qu’elle a commis une erreur en refusant d’admettre cet élément, mais cette erreur ne peut pas avoir eu une incidence sur l’issue de l’appel. Quant à l’évaluation de la crédibilité du demandeur effectuée par la SAR, je suis convaincu qu’elle est tout à fait raisonnable. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

II. LE CONTEXTE

[7] Au Mexique, le demandeur travaillait comme chauffeur d’autocar. Il a affirmé que, le 8 août 2017, alors qu’il conduisait un autocar d’Oaxaca à Mexico, il avait été contraint de s’arrêter par ce qui semblait être deux véhicules de police. Un homme masqué et lourdement armé s’est approché de l’autocar et lui a ordonné d’en descendre. L’homme a exigé qu’il présente son permis de conduire et sa carte d’électeur, les a ensuite photographiés avec son téléphone, puis les lui a remis. Après quelques minutes, les véhicules se sont éloignés et le demandeur a poursuivi sa route vers Mexico.

[8] Le 10 août 2017, le demandeur, jugeant l’incident suspect, l’a signalé au bureau du procureur général de l’État d’Oaxaca. Selon le dossier de plainte (qui a été fourni à la SPR), il a déclaré que l’homme qui l’avait arrêté avait affirmé qu’ils étaient, lui et les autres, membres du CJNG. L’homme lui a également dit qu’ils l’autoriseraient à poursuivre sa route, mais qu’ils communiqueraient plus tard avec lui et lui diraient [traduction] « qui ils sont précisément et quelles sont leurs intentions ».

[9] Le demandeur a affirmé que, le 15 novembre 2017, il avait reçu un appel téléphonique d’une personne qui disait être membre du CJNG et qui avait exigé de le rencontrer. Lorsqu’il a refusé, la personne au bout du fil lui a fait des menaces. Ce jour-là et le suivant, il a reçu de nombreux appels provenant de numéros qu’il ne reconnaissait pas et auxquels il n’a pas répondu. Il a changé de numéro de téléphone, et lui et sa famille ont déménagé plusieurs fois, mais les appels n’ont pas cessé.

[10] Après avoir appris qu’un ancien collègue avait été assassiné, le demandeur a décidé de quitter le Mexique et de demander l’asile au Canada. Il a obtenu un visa de visiteur et, le 8 septembre 2018, il a pris un vol direct du Mexique à Toronto. À la fin de novembre 2018, il a présenté une demande d’asile dans un bureau intérieur avec l’aide d’un consultant en immigration. Le même consultant en immigration l’a représenté à l’audience devant la SPR et en appel devant la SAR.

[11] Comme je l’indique plus haut, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur pour manque de crédibilité. Les principales conclusions de la SPR à cet égard sont les suivantes :

  • Le demandeur a témoigné que, lorsqu’il avait été contraint d’immobiliser son autocar le 8 août 2017, l’homme qui lui avait parlé s’était présenté comme un membre du CJNG et lui avait dit que les membres de cette organisation voulaient qu’il transporte de la cocaïne et des armes pour eux. Il a omis ces deux détails dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA). Le commissaire de la SPR, faisant observer que le demandeur avait déclaré dans sa plainte du 10 août 2017 que l’homme s’était présenté comme un membre du CJNG, n’a pas considéré que l’absence de ce renseignement dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA constituait une omission importante. Cependant, le demandeur n’a mentionné qu’on lui avait dit que l’organisation voulait qu’il transporte de la cocaïne et des armes ni dans sa plainte du 10 août 2017 ni dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. Le commissaire a conclu qu’il s’agissait d’une incohérence importante entre le témoignage du demandeur et ses récits de l’incident antérieurs, et que le demandeur n’avait pas pu fournir d’explication crédible ou cohérente. Il a conclu que le CJNG n’avait pas demandé au demandeur de transporter de la cocaïne et des armes le 8 août 2017, et, à cet égard, il a tiré une inférence défavorable concernant la crédibilité du demandeur.

  • Le demandeur a témoigné qu’il n’avait répondu à aucun appel du CJNG, mais il a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait répondu au premier appel du CJNG, le 15 novembre 2017.

  • Le demandeur a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait reçu un message de menace de la part du CJNG le 21 mars 2018, mais il n’a pas été en mesure d’expliquer de façon crédible comment le message lui avait été transmis si, comme il l’avait affirmé dans son témoignage, il n’avait répondu à aucun appel de l’organisation et n’avait reçu aucun message vocal ni d’autre message de leur part. Son hypothèse selon laquelle son épouse aurait vu un message texte sur son téléphone alors qu’il était sous la douche et lui en aurait parlé, mais aurait supprimé le message a été rejetée, car elle n’a pas été jugée crédible.

  • Le demandeur n’a aucunement tenté d’obtenir des relevés téléphoniques qui auraient corroboré ses affirmations concernant les appels téléphoniques et il n’a pu fournir aucune explication raisonnable à ce sujet.

  • Le demandeur n’a aucunement tenté d’obtenir une déclaration de son épouse (qui, selon le demandeur, a été témoin de plusieurs événements importants) et il n’a pu fournir aucune explication raisonnable à ce sujet.

  • Le demandeur a affirmé qu’il s’était caché pendant un certain temps chez un oncle à Tehuacán, mais qu’il avait quitté ce lieu sûr pour Oaxaca en février 2018, lorsqu’un emploi dans cette ville lui avait été offert. Cette décision est incompatible avec la crainte du CJNG qu’il allègue.

  • Le témoignage du demandeur était parfois évasif et parfois provocant, ce qui a également nui à sa crédibilité.

  • Bon nombre des documents à l’appui fournis par le demandeur (par exemple, des lettres de recommandation d’emploi) n’étaient pas liés aux allégations principales.

  • Le commissaire a accepté d’emblée les documents relatifs à la plainte déposée par le demandeur auprès du procureur général de l’État d’Oaxaca. Toutefois, les renseignements contenus dans les documents n’établissaient pas que le demandeur serait exposé à un risque prospectif. Le CJNG a arrêté le demandeur le 8 août 2017 et pris connaissance de son identité, mais ce fait n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, qu’il représente toujours un risque pour lui, surtout en l’absence d’une preuve fiable démontrant qu’il continue de tenter de le joindre.

[12] Compte tenu de ces conclusions, la SPR a jugé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention visée à l’article 96 de la LIPR ou à un risque prospectif personnel visé à l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, elle a rejeté la demande d’asile.

[13] Le demandeur a déposé son dossier de l’appelant auprès de la SAR le 24 février 2020. Selon la déclaration écrite que l’alinéa 3(3)d) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (les Règles de la SAR) exige de fournir, il avait l’intention de s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, mais il ne les avait pas encore obtenus. En particulier, il était en voie d’obtenir des relevés des appels téléphoniques des 15 et 16 novembre 2017, un affidavit de son épouse décrivant les événements survenus avant et après son départ du Mexique, le 8 septembre 2018, ainsi qu’une transcription de l’audience devant la SPR.

[14] Dans de très brèves observations écrites présentées à l’appui de l’appel, le conseil du demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en appréciant la crédibilité des documents corroborants du demandeur [traduction] « sans jamais évaluer la crédibilité de son témoignage en tant que tel » et qu’elle avait également commis une erreur en [traduction] « tir[ant] une conclusion défavorable quant à [la] crédibilité générale [du demandeur] fondée uniquement sur les impressions que lui [avaient] laissées les documents à l’appui » sans conclure [traduction] « s’il avait ou non témoigné de façon cohérente et crédible ».

[15] L’appel n’a été attribué à un commissaire de la SAR qu’au mois de mars 2021. Le commissaire a souligné que le demandeur, malgré ce qu’il avait affirmé dans la déclaration visée à l’alinéa 3(3)d) des Règles de la SAR, n’avait alors encore présenté aucun nouvel élément de preuve à l’appui de son appel. Il a donc demandé au greffe de la SAR d’informer le conseil du demandeur que les nouveaux éléments de preuve et la demande visée à l’article 29 des Règles de la SAR devaient être transmis à la SAR au plus tard le 12 mai 2021.

[16] Le 12 mai 2021, le conseil du demandeur a soumis une lettre à laquelle étaient joints les documents originaux suivants ainsi que des traductions anglaises de ceux-ci : 1) les relevés d’appels téléphoniques du demandeur des 15 et 16 novembre 2017; 2) une déclaration notariée de l’épouse du demandeur datée du 1er avril 2021; 3) un rapport du bureau du procureur général d’Oaxaca daté du 29 mars 2021 décrivant l’état de la plainte que le demandeur avait déposée concernant les événements du 8 août 2017.

[17] Le conseil du demandeur a demandé que sa lettre d’accompagnement soit considérée comme la demande visée à l’article 29 des Règles de la SAR aux fins de l’admission des nouveaux éléments de preuve. L’article 29 des Règles de la SAR prévoit entre autres que, dans une demande d’admission de nouveaux éléments de preuve qui ne figuraient pas au dossier de l’appelant, l’appelant (sauf s’il s’agit du ministre) doit expliquer pourquoi le document est conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR. Aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR, le demandeur ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’aurait pas normalement présentés à la SPR dans les circonstances. Dans sa lettre, le conseil décrit le contenu des divers documents et présente des observations sur leur pertinence, mais, au sujet du « caractère nouveau » des éléments de preuve, il affirme simplement, sans donner de détails, qu’il [traduction] « n’a été possible d’obtenir [les documents] que très récemment ».

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[18] Comme je le mentionne plus haut, la SAR n’a pas admis les nouveaux éléments de preuve. Elle a également confirmé les conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[19] La SAR a conclu qu’aucun des documents présentés par le demandeur n’était nouveau, car aucun des renseignements qu’ils contenaient n’était postérieur au rejet par la SPR de la demande d’asile du demandeur. Celui-ci n’a aucunement expliqué pourquoi ces documents n’étaient pas normalement accessibles avant que la SPR ne rejette sa demande d’asile ni pourquoi il ne les avait obtenus que peu de temps auparavant. Étant donné qu’aucun des documents n’était conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a refusé de les admettre.

[20] En ce qui concerne les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité, la SAR n’était en aucun cas d’accord pour dire que la SPR avait commis les erreurs que le demandeur avait alléguées dans son exposé des arguments. Comme le démontrent plusieurs exemples présentés par la SAR dans sa décision, la SPR avait évalué le témoignage du demandeur et conclu qu’il était incohérent en ce qui a trait à des éléments importants de la demande d’asile. Le demandeur n’a pas pu expliquer adéquatement ces incohérences. Il était clair pour la SAR que « la SPR a[vait] évalué le témoignage de l’appelant et, de surcroît, que le commissaire lui a[vait] donné l’occasion, et dans certains cas, de nombreuses occasions, de préciser chacun des éléments jugés problématiques dans son témoignage. L’appelant n’a pas donné de réponses crédibles qui auraient pu expliquer ces problèmes. » En plus de ces lacunes, la SPR a souligné que le demandeur n’avait fait aucun effort pour obtenir des documents à l’appui de la part de son épouse ou de la compagnie de téléphone, notamment, et qu’il n’avait aucunement expliqué pourquoi il n’avait même pas tenté d’obtenir de tels éléments de preuve. Contrairement à ce qu’il a fait valoir en appel, la SPR « n’a pas tiré de conclusion générale défavorable quant à la crédibilité en se fondant uniquement sur les documents à l’appui présentés par l’appelant ».

[21] Indépendamment des arguments du demandeur contestant la décision de la SPR, la SAR a examiné les conclusions de la SPR et les a « jugées exactes pour les mêmes raisons que celles de la SPR ». La SAR était convaincue qu’en ce qui concerne des éléments centraux de la demande, « la SPR avait de bonnes raisons de [mettre en doute] la véracité du témoignage de l’appelant sur les événements qui auraient eu lieu au Mexique ».

[22] Par conséquent, elle a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR portant que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[23] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la décision de la SAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[24] Le contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable concerne non seulement le résultat, mais aussi, lorsque des motifs sont requis (comme en l’espèce), la justification du résultat (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29).

[25] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Une décision qui présente ces caractéristiques appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision (ibid.). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux-ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[26] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). En même temps, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « simple formalité »; il demeure un contrôle rigoureux (Vavilov, au para 13).

[27] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant d’infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. L’admissibilité des nouveaux éléments de preuve

[28] Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SAR selon laquelle la déclaration notariée de son épouse n’est pas admissible à titre de nouvel élément de preuve. Cependant, il soutient que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre les relevés téléphoniques et le rapport du bureau du procureur général de l’État d’Oaxaca.

[29] En ce qui concerne les relevés téléphoniques, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en rejetant ces documents présentés à titre de nouveaux éléments de preuve parce qu’il avait expliqué pourquoi il ne les avait pas fournis lors de son audience devant la SPR, mais que la SAR n’en a jamais traité. Plus précisément, à l’audience devant la SPR, le demandeur a affirmé que la seule façon d’obtenir des relevés comme ceux dont il avait besoin était de [traduction] « vous présenter en personne [aux bureaux de la compagnie de téléphone] et [de] montrer votre pièce d’identité », raison pour laquelle il n’avait pas pu obtenir de relevés pour son audience devant la SPR.

[30] Le commissaire de la SAR a pris acte de cette explication, mais n’en a pas expressément traité. À mon avis, il est toutefois évident qu’il a rejeté cette explication. La raison pour laquelle il l’a rejetée est également évidente : ce que le demandeur a affirmé ne pouvait être vrai, puisqu’il avait pu obtenir les relevés sans se rendre en personne aux bureaux de la compagnie de téléphone ni présenter de pièce d’identité. Le fait que le commissaire de la SAR n’ait pas jugé nécessaire de le préciser ne compromet pas le caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle les relevés téléphoniques n’étaient pas admissibles à titre de nouveaux éléments de preuve. Notamment, dans la demande visée à l’article 29 des Règles de la SAR, le demandeur n’a aucunement expliqué pourquoi il avait finalement pu obtenir les relevés téléphoniques alors qu’il n’avait pu les obtenir auparavant. Au vu du dossier dont elle disposait, il était tout à fait raisonnable que la SAR conclue que le demandeur n’avait pas établi que les renseignements contenus dans le document n’étaient pas normalement accessibles lors de l’audience devant la SPR.

[31] Quant au rapport du bureau du procureur général, la SAR a conclu que tous les renseignements qu’il contenait se rapportaient à des événements antérieurs au rejet par la SPR de la demande d’asile et que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il n’avait pu l’obtenir que peu de temps auparavant. Les nouveaux éléments de preuve ne pouvaient être admis, car le demandeur n’avait pas satisfait à la condition préalable à leur admission prévue au paragraphe 110(4) de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 35).

[32] Comme je le mentionne plus haut, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le commissaire de la SAR a mal interprété le contenu du rapport du bureau du procureur général. Le commissaire a pris acte de la date du document (le 29 mars 2021), mais il a conclu que son contenu se rapportait uniquement à des événements qui étaient survenus avant que la SPR rejette la demande d’asile du demandeur, ce qui est inexact. En fait, le document indique que, le 9 novembre 2020, la Direction des enquêtes criminelles des Forces fédérales a reçu l’ordre d’enquêter sur la plainte du demandeur [traduction] « pour identifier les auteurs des crimes mentionnés plus haut ». Il indique également qu’au 12 janvier 2021, cette enquête n’avait [traduction] « pas permis d’identifier les responsables des crimes en question », mais qu’il était [traduction] « présumé » que les auteurs des crimes étaient des membres du CJNG. Cependant, comme il était [traduction] « impossible d’identifier individuellement les personnes faisant l’objet de l’enquête », le dossier a été classé et les démarches ont été abandonnées. Tout cela est survenu après le 15 janvier 2020, date à laquelle la SPR a rendu sa décision. Bien que certains des renseignements contenus dans le rapport soient antérieurs au rejet de la demande d’asile par la SPR, ils y sont en grande partie postérieurs. Par conséquent, la SAR a commis une erreur en concluant que le rapport n’était pas admissible au motif qu’aucun des renseignements qu’il contenait n’était postérieur au rejet de la demande d’asile et que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il n’était accessible que peu de temps auparavant.

[33] Étant donné que la SAR a conclu que les exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR n’étaient pas remplies, elle n’a pas examiné les autres critères analysés aux paragraphes 38 à 49 de l’arrêt Singh. Pour les besoins de l’analyse, je suis disposé à supposer que, si elle l’avait fait, elle aurait jugé le rapport admissible. Sur ce fondement, je suis donc d’accord avec le demandeur pour dire que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre le rapport.

[34] Néanmoins, je suis convaincu que, si cette erreur n’avait pas été commise, l’issue de l’appel aurait été la même. En effet, à mon avis, les nouveaux renseignements contenus dans le rapport ne pouvaient pas avoir d’effet sur la décision de rejeter l’appel. Le rapport était pertinent seulement en ce qui a trait à la question de savoir si les individus que le demandeur avait rencontrés le 8 août 2017 étaient des membres du CJNG. Or, il s’agit d’une question que la SPR avait tranchée en faveur du demandeur. En tout état de cause, le rapport fournit peu d’éléments de preuve supplémentaires à l’appui du récit du demandeur, s’il en fournit. Il indique qu’après avoir enquêté sur l’affaire, les autorités n’ont pas été en mesure d’identifier les auteurs des crimes et qu’elles ont classé le dossier. Tout au plus, le rapport confirme que les autorités ont [traduction] « présumé » que les auteurs des crimes étaient des membres du CJNG, ce qui n’ajoute rien à une question tranchée en faveur du demandeur (comme je le fais remarquer plus haut). Contrairement à ce qu’a affirmé le demandeur, le rapport ne corrobore pas son allégation selon laquelle il a été victime d’extorsion, de persécution et de menaces de la part du CJNG. Il confirme simplement que c’est ce que le demandeur a déclaré aux autorités lorsqu’il a déposé sa plainte, le 10 août 2017.

[35] En somme, la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre ce rapport parce qu’il contenait (au moins en partie) des renseignements réellement nouveaux, mais cette erreur ne peut pas avoir eu une incidence sur l’issue de l’appel. Autrement dit, l’erreur de la SAR est simplement accessoire par rapport au fond de la décision. Par conséquent, elle ne justifie pas l’annulation de la décision de la SAR (Vavilov, au para 100).

B. Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité

[36] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable que la SAR conclue que la SPR avait jugé à juste titre qu’il manquait de crédibilité sur des points importants. En particulier, il fait valoir que la SAR a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans tenir compte de [traduction] « l’ensemble de la preuve » et en se fondant sur une interprétation erronée de la preuve. Il soutient également que la SAR a commis une erreur en jugeant que le fait de ne pas avoir mentionné dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA que le CJNG voulait qu’il transporte de la cocaïne et des armes constituait une omission importante.

[37] Je ne suis pas d’accord pour dire que la décision est déraisonnable. La SAR a examiné en détail les moyens d’appel du demandeur (tels qu’ils étaient) et a expliqué pourquoi elle ne doutait pas que les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité et la décision de rejeter la demande d’asile étaient correctes. Les motifs de la SAR sont transparents, intelligibles et tout à fait défendables à la lumière du dossier. Bien que l’examen indépendant de la preuve qu’a effectué la SAR soit relativement bref, le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il est déraisonnable. Comme la SAR l’a déjà expliqué, elle a entièrement souscrit aux conclusions de la SPR à propos du manque de crédibilité du demandeur en ce qui a trait à des éléments centraux de l’exposé circonstancié. Dans une telle situation, il n’était pas nécessaire que la SAR en dise plus qu’elle ne l’a fait pour rendre une décision transparente, intelligible et justifiée.

[38] En ce qui concerne précisément le fait que le demandeur n’ait pas mentionné ce que le CJNG attendait de lui (soit qu’il transporte des armes et de la drogue) dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, la SAR a jugé l’omission importante, car il s’agissait de la raison pour laquelle l’organisation avait initialement pris le demandeur pour cible. De plus, elle n’était pas convaincue que le demandeur avait raisonnablement expliqué cette omission (il avait expliqué que, comme il ne l’avait pas mentionné dans sa plainte initiale déposée auprès du procureur général de l’État d’Oaxaca, il ne croyait pas pouvoir le mentionner dans son formulaire FDA). Il était loisible à la SAR de tirer cette conclusion, qu’elle a expliquée à l’aide de motifs convaincants (bien que brefs). Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en considérant qu’il s’agissait d’un élément important de sa demande d’asile alors que ce n’aurait été qu’un détail supplémentaire dans son exposé circonstancié, détail dont l’absence n’aurait pas dû nuire à sa crédibilité. En avançant cet argument, le demandeur me demande essentiellement de soupeser à nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente concernant l’importance de cette partie de son récit et la crédibilité de son explication de l’omission dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. Ce n’est pas mon rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.

[39] En bref, le demandeur n’a pas démontré qu’il existe un motif de modifier les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité ou la décision de la SAR fondée sur ces conclusions.

VI. CONCLUSION

[40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[41] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74 d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4675-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4675-21

 

INTITULÉ :

MIGUEL ANGEL ORTIZ LAVARIEGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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