Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230330


Dossier : IMM-9091-21

Référence : 2023 CF 447

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2023

En présence de l'honorable monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

GRETTA NSIMBA ROSE DIAKENDA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Greta Nsimba Rose Diakenda, citoyenne de la République Démocratique du Congo, est arrivée au Canada le 18 juillet 2019 avec ses quatre enfants. Dans une décision du 4 novembre 2021, la Section de l’immigration [SI] a déterminé que Mme Diakenda était membre du Bundu Dia Mayala/Bundu Dia Kongo [BDM/BDK]. La SI a déterminé que BDM/BDK est une organisation qui était l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force, au titre des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SI a déclaré la demanderesse interdite de territoire au Canada.

[2] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SI en soulevant la question de savoir s’il était déraisonnable pour la SI de conclure que la demanderesse était membre d’une telle organisation. Elle soumet que la SI a erré dans son interprétation de la preuve et donc a conclu, de manière déraisonnable, qu’elle était membre de BDM/BDK.

[3] Le défendeur soutient que les aveux de la demanderesse de son adhésion au BDM faits dans sa demande d’asile, son entrevue au point d’entrée, et lors de son entrevue sept mois plus tard avec une autre agente de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], sont suffisants pour étayer la conclusion de la SI qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle appartenait à BDM/BDK, et que la décision est raisonnable.

[4] J’accueillerais la demande pour les raisons qui suivent. Comme il est indiqué en détail ci-dessous, je suis d’avis qu’en examinant la question d’appartenance, la SI était tenue de traiter la défense de contrainte soulevée par la demanderesse. Le fait que la SI ne l’ait pas fait rend la décision déraisonnable.

II. Contexte de l’affaire

[5] Mme Diakenda, née le 22 juin 1983, s’est enfuie de la République Démocratique du Congo [RDC] avec ses enfants en janvier 2018. Ils sont arrivés au Canada le 18 juillet 2019. Elle a quatre enfants nés en 2003, 2008, 2010 et 2013, qui ont obtenu le statut de réfugiés.

[6] Le BDM et le BDK tiennent des activités politiques sécessionnistes et comprennent un volet religieux. Le mari de la demanderesse est décédé des coups de feu de la police lors d’une réunion de BDM/BDK.

[7] La demanderesse travaillait comme infirmière jusqu’au décès de son mari. À ce moment, elle a démarré une association pour la défense des droits des femmes et enfants. Elle allègue que ses activités au sein de l’association, y compris la mise sur pied d’une marche pacifique, ont attiré l’attention d’une agence gouvernementale et de la police, qui l’a par la suite détenue pendant quelques jours. Elle a quitté le pays avec ses enfants suite à son évasion de sa détention.

[8] Dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA], elle a indiqué être membre du BDM de 2013 à 2018. De même, durant de son entrevue le 22 juillet 2019 au point d’entrée, bien qu’elle n’ait pas utilisé le mot « membre », la demanderesse indiquait qu’elle était affiliée au BDM. Lors d’une entrevue subséquente, tenue le 7 février 2020 par une autre agente de l’ASFC, la demanderesse a confirmé son appartenance au BDM, précisant qu’elle n’était pas membre du parti politique, mais plutôt une fidèle de la branche religieuse. Enfin, dans sa demande d’asile, elle a joint une fiche d’adhésion non signée provenant du BDM.

[9] Suite à l’entrevue du 7 février 2020, l’agente de l’ASFC a produit un rapport d’interdiction de territoire aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR.

[10] Lors de l’audience devant la SI, la demanderesse a nié son appartenance au BDM et a indiqué que son mari l’aurait inscrite contre son gré. Elle a rapporté qu’elle avait assisté trois fois à l’église du BDM, mais uniquement sous menaces des représailles de son mari.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[11] La SI a examiné s’il y avait des motifs raisonnables de croire que Mme Diakenda est, ou a été membre d’une organisation qui est, ou fut l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force (alinéas 34(1)(f) et 34(1)b) de la LIPR), ou qui se livre ou s’est livrée à la subversion contre toute institution démocratique au sens des alinéas 34(1)f) et 34(1)b.1) de la LIPR.

[12] La SI a d’abord conclu que Mme Diakenda avait été membre du BDM de février 2013 à janvier 2018 en se fondant sur :

  1. la mention de son appartenance dans l’Annexe A de sa demande d’asile,

  2. la remise de sa fiche d’adhésion non signée,

  3. le fait qu’elle n’a pas exprimé son désaccord avec l’organisation auparavant ni invoqué la défense de contrainte lors des entrevues avec des agents de l’ASFC.

[13] En concluant que la demanderesse était membre du BDM, la SI a reconnu, mais a rejeté, l’explication de la demanderesse. Elle a témoigné que sa participation se limitait à avoir assisté à trois réunions à l’église du BDM sous la menace de la violence. Elle a déclaré qu’elle n’était pas au courant du contenu du formulaire d’adhésion, qui avait été préparé par son mari, et que sa déclaration d’adhésion avait été fournie par souci de transparence. La SI a refusé de prendre en compte la défense de contrainte et a conclu que la demanderesse avait été membre du BDM au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[14] La SI a ensuite évalué la preuve documentaire pour déterminer si le BDK et le BDM ne constituaient qu’une seule organisation et s’il existait des motifs raisonnables de croire que cette organisation est ou était l’instigatrice d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Les événements insurrectionnels et violents du BDK démontraient que le BDM/BDK avait été l’instigateur d’actes visant au renversement par la force du gouvernement. La SI a également conclu que les volets religieux et politiques sont indissociables. Toutefois, la SI a rejeté l’allégation en lien avec l’alinéa 34(1)b.1) en trouvant que le gouvernement du président Joseph Kabila ne pouvait pas être reconnu comme démocratique, un des critères pour satisfaire l’alinéa 34(1)b.1).

IV. Question préliminaire

[15] Le défendeur demande que l’intitulé soit modifié pour remplacer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, en soulignant qu’il s’agit du ministre responsable de l’application de la LIPR en ce qui concerne l’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité (paragraphe 4(2) de la LIPR; alinéa 5(2)b) Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22).

[16] L’intitulé est donc modifié.

V. Norme de contrôle

[17] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible et fait partie des issues possibles au regard des faits et du droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov]).

  1. Analyse

[18] La demanderesse allègue que la SI a commis de nombreuses erreurs dans l’examen de son appartenance au BDM/BDK, mais je trouve que la question déterminante est celle de l’appréciation de la défense de contrainte. La demanderesse allègue que la SI a commis une erreur en méconnaissant et en omettant d’examiner si elle a rempli les conditions pour établir la défense fondée sur la contrainte (R c Ryan, 2013 CSC 3 au para 55 [Ryan]).

[19] Il est bien établi que pour les fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, l’adhésion doit recevoir une interprétation large et libérale (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux paras 27; 29).

[20] En ce qui concerne l’adhésion, la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation seront normalement pris en considération (B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 aux paras 27-29 [B074]). Toutefois, la jurisprudence a également statué que, lorsque l’adhésion est admise, toute nécessité d’un lien institutionnel est établie par le fait de l’admission, sans avoir besoin d’une analyse plus détaillée (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 au para 34; voir également Wasta Ismael v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1520 au para 42, où la juge Avvy Yao-Yao Go reconnaît le risque d’une approche rigide de l’admission et comment le fait de ne pas prendre en compte les facteurs identifiés dans B074 pourrait être problématique alors que les contextes culturels et linguistiques différents peuvent façonner le vocabulaire).

[21] La jurisprudence reconnaît également qu’une demanderesse peut invoquer la contrainte dans ce contexte (Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v Gaytan, 2021 FCA 163; Ibrahim v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1299 aux paras 47-65).

[22] En concluant que la demanderesse était membre du BDM/BDK, la SI a traité l’allégation de contrainte de la demanderesse – son appartenance au BDM n’était pas volontaire, mais acquiescée sous la contrainte en raison des menaces de représailles de son défunt mari. La SI a reconnu la pertinence potentielle d’une défense de contrainte et a détaillé les exigences à remplir pour l’établir (Ryan au para 55).

[23] Cependant, la SI a rejeté l’explication de la contrainte sans examiner si les critères établis dans l’arrêt Ryan avaient été établis. En effet, la SI a estimé que le témoignage de la demanderesse n’était pas crédible. La SI a noté que la défense de contrainte a été soulevée pour la première fois lors de l’audience qu’elle a tenue, alors que la demanderesse avait eu, auparavant, deux occasions de le faire devant les agents de l’ASFC, de même que dans son FDA. En déterminant que le témoignage pertinent à la défense de contrainte n’était pas crédible, la SI a évalué les déclarations faites par la demanderesse pendant l’audience ainsi qu’aux agents de l’ASFC, incluant la chronologie de son départ de la RDC.

[24] En trouvant que la défense de contrainte a été soulevée pour la première fois lors de l’audience, la SI semble avoir mal apprécié la réponse de la demanderesse lors de la deuxième entrevue avec l’agente de l’ASFC. En résumant les explications de la demanderesse de sa fréquentation de l’église BDM avec son mari, la SI a écrit « qu’elle l’avait accompagné à l’église du BDM pour « l'influence » que cela pouvait lui apporter ». La transcription de l’entrevue du 7 février 2020 indique plutôt que la demanderesse a expliqué : « j’avais été là-bas pour l’église et pour l’influence de mon mari. II faut que je l’accompagne dans son église, comme ça j’étais avec lui, mais je n’ai jamais participé dans les réunions politiques avec lui. »

[25] Bien que la défense de contrainte n’ait pas été explicitement soulevée au cours de cet entretien avec l’ASFC, la demanderesse a laissé entendre que sa participation à l’église BDM pouvait avoir été forcée et non volontaire. Cependant, en ne citant qu’une partie de l’explication de la demanderesse concernant sa présence à l’église du BDM, la SI n’a pas reconnu ou n’a pas abordé l’affirmation de la demanderesse selon laquelle sa présence était obligatoire : « II faut que je l’accompagne dans son église ». En l’absence d’explication de la part de la SI, je suis amené à conclure que la SI a mal interprété la preuve à cet égard.

[26] Étant donné la mauvaise interprétation de la SI cumulée avec l’emphase mise sur la conclusion que la défense de contrainte avait été soulevée pour la première fois devant la SI, le raisonnement du tribunal sape le caractère raisonnable de sa conclusion selon laquelle elle n’avait pas besoin d’aborder les critères de Ryan. Cela mine, à son tour, le caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle la demanderesse était membre du BDM/BDK aux fins de l’article 34 de la LIPR. La cour qui effectue un contrôle n’est pas autorisée à ignorer un fondement défectueux d’une décision, même si le résultat final peut être raisonnable (Vavilov au para 96).

[27] Je suis d’avis que le rejet par la SI de la défense de contrainte sur la base de la crédibilité de la demanderesse sans avoir considéré l’échange au cours de la deuxième entrevue dans son contexte approprié, ni les critères établis dans Ryan, n’était pas raisonnable. En arrivant à cette conclusion, il n’était pas nécessaire de me prononcer sur l’admission de l’adhésion et l’applicabilité des critères identifiés dans l’affaire B074 dans l’instance.

VII. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accordée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-9091-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur.

  3. Le défendeur figurant à l’intitulé est modifié et remplacé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

  4. Aucune question n’est certifiée.

  5. blanc

« Patrick Gleeson »

blanc

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9091-21

 

INTITULÉ :

GRETTA NSIMBA ROSE DIAKENDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 novembre 2022

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 Mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Ibrahima Bocar Thiam

Pour lA demandeRESSE

 

Me Lisa Maziade

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Ibrahima Bocar Thiam

Avocat

 

Pour lA demandeRESSE

 

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.