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Date : 20230329


Dossier : IMM-2566-22

Référence : 2023 CF 443

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 mars 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Aisha Afzal MALIK,

Hassaan Ahmad MALIK,

Hamda MALIK et

Hammaad Ahmad MALIK

représenté par sa tutrice à l’instance

Aisha Afzal Malik

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Aisha Afzal Malik et ses trois enfants, Hassaan, Hammaad et Hamda (collectivement, les « demandeurs »), sont des citoyens du Pakistan. Ils ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 février 2022 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu à la perte de l’asile parce qu’ils s’étaient réclamés de nouveau de la protection de leur pays [la décision].

[2] Le statut de réfugiés au sens de la Convention a été reconnu aux demandeurs le 27 mars 2007 en raison de leur crainte de persécution au Pakistan par des acteurs étatiques et non étatiques compte tenu de leur appartenance à la confession ahmadie. Ils sont devenus résidents permanents, tout comme l’époux de Mme Malik, M. Malik, qui était resté au Pakistan au cours des années précédentes afin de prendre soin de ses parents malades.

[3] Le premier voyage des demandeurs au Pakistan après avoir obtenu l’asile a eu lieu du 19 novembre 2007 au 21 septembre 2008 [le premier voyage]. Mme Malik a amené les enfants au Pakistan, car les élever seule l’accablait – en particulier Hammaad, qui a des déficiences intellectuelles et d’autres problèmes médicaux. Ils ont fait un deuxième voyage du 8 août 2009 au 25 septembre 2009 [le deuxième voyage]. Pendant ces deux voyages, les trois enfants demandeurs étaient mineurs.

[4] Le 27 janvier 2017, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a demandé en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], que soit constatée la perte de l’asile des demandeurs [la demande de constat de perte d’asile]. La demande de constat de perte d’asile a été entendue le 7 décembre 2021.

[5] Dans la décision, la SPR a reconnu que les demandeurs avaient un motif valable de faire le premier voyage, mais pas le second. La SPR a également conclu que les demandeurs s’étaient réclamés de nouveau de la protection du Pakistan et a accueilli la demande de constat de perte d’asile du ministre pour les faits mentionnés à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[6] Je conclus que la décision était déraisonnable, car la SPR n’a pas tenu compte de plusieurs facteurs pertinents établis par la Cour d’appel fédérale (CAF) dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 (Camayo), pour évaluer si la présomption selon laquelle une personne se réclame de nouveau de la protection de son pays de nationalité a été réfutée. Par conséquent, j’accueille la demande.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[7] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes devant la Cour :

  1. La SPR a-t-elle rejeté de façon déraisonnable l’objet du deuxième voyage des demandeurs?

  2. La SPR a-t-elle commis une erreur en évaluant s’ils s’étaient effectivement réclamés de nouveau de la protection de leur pays dont ils ont la nationalité?

  3. La SPR a-t-elle omis de prendre en compte l’absence d’intention de la part des enfants ou la connaissance subjective des demandeurs à l’égard des conséquences d’un voyage au Pakistan?

[8] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov).

[9] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux : Vavilov, aux para 12, 13. La cour de révision doit établir si la décision à l’examen, tant le résultat que le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.

III. Analyse

Observations préliminaires sur les thèses des parties concernant l’arrêt Camayo

[10] L’un des principaux points de discorde entre les parties est l’application de l’arrêt Camayo de la CAF en l’espèce.

[11] Globalement, l’argument des demandeurs est que la décision est déraisonnable, car la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve et des observations se rapportant aux facteurs établis dans l’arrêt Camayo pour évaluer si la présomption selon laquelle les demandeurs s’étaient réclamés de nouveau de la protection de leur pays de nationalité avait été réfutée.

[12] D’une part, les demandeurs soulignent que notre Cour, dans des décisions subséquentes, a renvoyé des affaires pour nouvel examen lorsque la SPR n’avait pas dûment tenu compte de tous les facteurs établis au paragraphe 84 de l’arrêt Camayo; de l’autre, le défendeur fait valoir, dans ses observations écrites, que la SPR avait traité de ces facteurs dans des observations incidentes.

[13] Lors de l’audience, le défendeur semblait avoir abandonné sa thèse initiale et reconnu que l’arrêt Camayo est contraignant. Toutefois, le défendeur a soutenu qu’il existait des nuances dans son application. Plus précisément, il a avancé que l’arrêt Camayo n’élimine pas la notion de protection diplomatique (résultant de l’obtention et de l’utilisation, par une personne, du passeport du pays dont il a la nationalité pour voyager). L’arrêt Camayo regroupe plutôt plusieurs facteurs dont l’application varie d’une affaire à l’autre. Par ailleurs, le défendeur fait valoir que l’arrêt Camayo ne change rien au fait que la perte d’asile fait partie intégrante du système d’asile canadien et que le statut de réfugié est de nature temporaire. L’octroi de la résidence permanente aux réfugiés est un choix de politique du gouvernement canadien.

[14] Le défendeur a également attiré l’attention de la Cour sur une décision récente rendue par le juge Brown, Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 383 [Ali], pour illustrer l’existence de différents points de vue quant au libellé de l’arrêt Camayo.

[15] Je juge l’argument du défendeur peu convaincant. L’application des facteurs de l’arrêt Camayo, de nature non limitative et tributaire des faits, se fera nécessairement au cas par cas et sera nuancée. Que l’arrêt Camayo élimine ou non la notion de protection diplomatique n’est pas pertinent. Plus important encore, la CAF a clairement indiqué que la SPR doit, « au minimum », tenir compte de la liste des facteurs non exhaustifs lorsqu’elle évalue si la présomption selon laquelle la personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays d’origine est réfutée dans une affaire donnée : au para 84. L’utilisation de l’expression « au minimum » signale que la CAF s’attend vivement à ce que ces facteurs soient pris en compte.

[16] Je constate en outre que la décision Ali rendue par le juge Brown n’autorise nullement la SPR à ignorer les facteurs de l’arrêt Camayo. En refusant de certifier la question de savoir si l’arrêt Camayo de la CAF « résumait le droit ou [s’il] visait à modifier le droit afin d’obliger les tribunaux chargés de statuer sur des demandes de constat de perte de l’asile à examiner les facteurs énumérés [...] (aux para 83 et suivants) », le juge Brown a noté au paragraphe 57 :

La Cour d’appel fédérale s’est tout récemment prononcée sur ce point. Il revient à la SPR, à la SAR, aux autres décideurs, aux avocats et aux tribunaux de déterminer le sens des motifs et conclusions de l’arrêt Camayo. Ceux-ci peuvent ou non donner lieu à d’autres questions à examiner en vue d’une certification dans une autre affaire.

[17] À mon avis, le commentaire du juge Brown rappelle l’obligation pour les décideurs d’interpréter et d’appliquer les facteurs de l’arrêt Camayo lorsqu’ils examinent une demande de constat de perte d’asile.

[18] En gardant ces observations à l’esprit, je me penche maintenant sur trois des questions soulevées par les demandeurs à l’égard desquelles je conclus que la SPR a commis des erreurs susceptibles de contrôle.

A. Le fait de se réclamer effectivement de nouveau de la protection du pays dont les demandeurs ont la nationalité

[19] Dans leurs observations écrites à l’intention de la SPR présentées après l’audience, les demandeurs ont fait valoir que l’obtention de passeports pakistanais ne témoignait pas de leur intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité. Ils ont expliqué qu’ils n’avaient pas obtenu les passeports pour solliciter la protection de l’État pakistanais, mais bien pour voyager. Les demandeurs ont également mentionné le témoignage de Mme Malik selon lequel elle [traduction] « ne s’était jamais attendue à ce que l’État pakistanais les protège », car [traduction] « ils ne s’attendaient pas à ce que la police les protège contre les extrémistes et, par conséquent, avaient pris des mesures pour se protéger, comme éviter les activités religieuses ahamadies ».

[20] La SPR a rejeté les observations des demandeurs dans sa conclusion que la présomption selon laquelle ils s’étaient effectivement réclamés de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité n’avait pas été réfutée.

[21] La SPR a également rejeté l’argument de l’avocat des demandeurs fondé sur la décision Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 425 [Din], selon lequel la SPR doit se demander si le demandeur avait effectivement obtenu la protection du Pakistan : au para 45. La SPR a conclu que la jurisprudence subséquente de la Cour s’écartait de la décision Din et confirmé que l’analyse visant à déterminer si les demandeurs s’étaient effectivement réclamés de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité était axée sur la question de savoir s’ils avaient reçu la protection diplomatique du Pakistan : voir, par exemple, Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1287, au para 30; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1060, au para 60; Chokheli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 800, au para 34. En l’espèce, la SPR a conclu que l’utilisation par les demandeurs de leurs passeports pour se rendre au Pakistan sans incident démontrait clairement qu’ils avaient reçu une protection diplomatique.

[22] Devant notre Cour, les demandeurs font valoir que la SPR, lorsqu’elle a évalué s’ils se sont effectivement réclamés de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité, a commis une erreur en ne tenant pas compte des précautions prises par les demandeurs. Les demandeurs rappellent les éléments de preuve démontrant les précautions extraordinaires et insoutenables qu’ils ont prises pour éviter les agents de persécution non étatiques, comme les extrémistes religieux. Les demandeurs font valoir que la SPR, en s’appuyant sur la conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas pris de précautions pour se protéger contre l’État lui-même sans tenir compte de l’ensemble des précautions qu’ils avaient prises, SPR a effectué une analyse incomplète.

[23] Les demandeurs invoquent l’arrêt Camayo à l’appui de leur argument voulant qu’une évaluation raisonnable visant à déterminer s’ils se sont réclamés de nouveau de la protection de leur pays doive comprendre l’examen des précautions prises : aux para 76 à 78. Ils prétendent que la jurisprudence subséquente de notre Cour confirme que la SPR commet une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle n’évalue pas adéquatement les raisons qui ont motivé un réfugié à retourner dans son pays d’origine ou les précautions prises : voir, par exemple, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Safi, 2022 CF 1125 [Safi], aux para 39, 55-56; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 8, aux para 36-37; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Zinali, 2022 CF 1371 [Zinali], aux para 20-21.

[24] Les demandeurs rappellent également que la CAF a indiqué, dans l’arrêt Camayo, que, « [t]out au long de l’analyse, l’accent doit être mis sur la question de savoir si le comportement du réfugié, ainsi que les déductions qui peuvent en être tirées, peut indiquer de manière fiable que le réfugié avait l’intention de renoncer à la protection du pays d’asile » : au para 83. Les demandeurs maintiennent qu’ils ont toujours agi dans la crainte des acteurs non étatiques et qu’ils n’ont jamais compté sur l’État pour les protéger contre ce risque, surtout compte tenu des éléments de preuve concernant la situation dans le pays, qui indiquent que l’État pakistanais ne protège pas les musulmans ahmadis.

[25] Les demandeurs notent que le défaut de tenir compte de la protection effectivement reçue a été considéré comme une erreur susceptible de révision dans la décision Din : aux para 45-46. Les demandeurs font valoir qu’en traitant cet élément de preuve comme n’étant pas pertinent ou déterminant, et en rejetant la décision Din comme étant une « anomalie », la SPR n’a pas réellement évalué si le risque présenté pas les acteurs non étatiques persistait.

[26] Le défendeur affirme que la SPR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas pris de précautions en vue d’éviter les autorités pakistanaises, qui étaient également désignées comme des agents de persécution dans leurs demandes d’asile. Il prétend que par cet argument les demandeurs ne font qu’exprimer leur désaccord quant à l’analyse de la SPR sur ce point et que la décision est étayée par le dossier lorsque les éléments de preuve, y compris la demande d’asile initiale des demandeurs, sont considérés dans leur ensemble. S’appuyant sur les observations de la juge Strickland au paragraphe 57 de la décision Safi, le défendeur maintient que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de réfuter la présomption selon laquelle ils s’étaient réclamés de nouveau de la protection de leur pays d’origine, même à la lumière de l’arrêt Camayo :

Pour décider si l’analyse est raisonnable, il faut s’attacher à déterminer si la SPR pouvait ajouter foi au témoignage du réfugié au sujet des précautions prises pour se protéger contre son agent de persécution, de sorte qu’il puisse réfuter la présomption qu’il se réclame de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Cette preuve n’est pas non plus nécessairement déterminante pour la question de l’intention, mais elle doit être examinée. De plus, aucun des facteurs définis n’est nécessairement déterminant, et il faut mettre en balance tous les éléments de preuve relatifs à ces facteurs afin de déterminer si les actions du réfugié sont telles qu’elles permettent de réfuter la présomption selon laquelle il se réclame de nouveau de la protection de son pays de nationalité.

[27] À mon sens, le passage ci-dessus de la décision Safi n’étaye pas la thèse du défendeur. Les observations de la juge Strickland confirment que, bien qu’elle ne soit pas nécessairement déterminante, la preuve que le demandeur a pris des mesures pour se protéger contre ses agents de persécution doit être prise en compte.

[28] En l’espèce, je suis d’accord avec les demandeurs que la SPR a seulement examiné la question de savoir si les demandeurs s’étaient effectivement réclamés de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité sous l’angle du gouvernement du Pakistan, en négligeant l’angle des acteurs non étatiques, y compris les extrémistes religieux, qui constituait un élément essentiel des demandes d’asile initiales des demandeurs.

[29] Pour conclure que les demandeurs avaient manifesté l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité et qu’ils s’en étaient effectivement réclamés lors de leur deuxième voyage, la SPR s’est fondée sur les facteurs suivants :

  • les demandeurs ont obtenu des passeports pakistanais qu’ils ont utilisés pour se rendre au Pakistan;

  • les demandeurs n’ont eu aucun problème à entrer au Pakistan ou à en sortir;

  • le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (Guide de l’UNHCR) et, plus précisément, la section sur la « Personne qui s’est volontairement réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité »;

  • les documents du cartable national de documentation sur la persécution persistante des ahmadis par le gouvernement pakistanais;

  • les mesures que les demandeurs ont prises pour se cacher des agents de persécution.

[30] La SPR a donné les explications suivantes concernant le dernier point :

[61] Questionnés sur les précautions qu’ils avaient prises au Pakistan pendant leur séjour en 2009, les intimés ont déclaré qu’ils n’avaient pas pris part à la vie communautaire, qu’ils n’étaient pas allés à la mosquée et qu’ils avaient habité dans une résidence louée, éloignée des autres membres de la collectivité.

[62] Le tribunal a examiné les précautions prises par les [demandeurs]; il convient que ces derniers ont fait des efforts pour éviter les agents de persécution dans leur collectivité, mais ils n’ont rien dit sur les précautions prises contre le gouvernement du Pakistan [...]

[31] Il est évident, à la lumière de ces motifs, que même si la SPR a reconnu les précautions prises par les demandeurs, elle n’en a pas tenu compte dans son évaluation relative au fait de se réclamer effectivement de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité en ce qui concerne les acteurs non étatiques. La SPR n’a pas non plus tenu compte du fait que les demandeurs ne comptaient pas sur le gouvernement pakistanais pour les protéger contre les acteurs non étatiques.

[32] Comme il est indiqué dans l’arrêt Camayo, l’un des facteurs dont les décideurs doivent tenir compte est la question de savoir si la personne a pris des précautions pendant son séjour dans le pays dont elle a la nationalité : au para 84. Je conclus donc que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas la question de savoir si les demandeurs s’étaient effectivement de nouveau réclamés de la protection du pays dont ils ont la nationalité sous l’angle des agents non étatiques de persécution.

B. L’intention des enfants

[33] Les demandeurs affirment que la SPR a omis de tenir compte de l’absence, de la part des enfants, de volonté ou d’intention de se réclamer effectivement de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité, car ils étaient mineurs au moment des deux voyages. Les demandeurs soulignent également leur observation à propos de l’absence d’intention ou de volonté dans le cas de Hammaad, compte tenu de sa déficience cognitive. Même si la SPR a brièvement mentionné ces observations dans la décision, les demandeurs font valoir qu’elle n’a pas expressément rejeté les arguments ni fourni de motifs en ce sens. Les demandeurs signalent que, dans la décision Zinali, aux paragraphes 15 et 16, la Cour a conclu que le fait qu’une personne n’ait pas la capacité d’organiser elle-même ses voyages peut indiquer l’absence de crainte subjective des autorités ou d’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité.

[34] Le défendeur affirme que la SPR n’a pas commis d’erreur en ne traitant pas les enfants séparément de leur mère en l’espèce et mentionne que la SPR a reconnu que les demandes d’asile des enfants découlaient de celle de Mme Malik. Le défendeur prétend que les décisions prises par les parents en qualité de représentants désignés des enfants dans les demandes d’asile peuvent avoir des conséquences juridiques sur les enfants : Charalampis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1002 [Charalampis] au para 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tobar Toledo, 2013 CAF 226 [Toledo] au para 67. Il demande que notre Cour applique le même raisonnement dans le contexte des demandes de constat de perte d’asile.

[35] À l’audience, le défendeur a ajouté que l’arrêt Vavilov n’invitait pas le tribunal chargé de déterminer si le décideur s’est montré sensible à l’argument central des parties à annuler une décision lorsque l’observation négligée n’en était qu’une parmi tant d’autres et qu’elle n’était pas soutenable vu la jurisprudence établie.

[36] Je reconnais que les décisions sur lesquelles s’appuie le défendeur confirment généralement que, dans le contexte d’une demande d’asile, les demandes des enfants devraient être considérées comme faisant partie des demandes des parents et que, parfois, les enfants « doi[vent]t en subir les conséquences » : Toledo, au para 67. Cependant, ces décisions ont été rendues dans des contextes différents. La décision Charalampis portait sur un argument constitutionnel concernant l’exclusion des enfants dans les demandes de résidence permanente en raison de fausses déclarations antérieures de la part de leurs parents : au para 14. Dans l’arrêt Toledo, la CAF a confirmé que la demande d’asile est irrecevable lorsque le demandeur a antérieurement présenté une demande d’asile en tant que mineur accompagnant ses parents et que cette demande a été rejetée : voir para 78. Dans ces deux cas qui débordent le cadre des demandes de constat de perte d’asile, les notions d’« intention » ou de « volonté » n’étaient pas des facteurs déterminants.

[37] Dans le contexte de la perte d’asile, lorsque l’intention d’une personne et le caractère volontaire de son geste sont inclus dans l’évaluation de la question de savoir si la présomption selon laquelle elle s’était réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité est réfutée, il ne va pas nécessairement de soi que les enfants devraient porter les péchés de leurs parents. Dans la décision Zinali, la Cour a fait référence à l’obligation de tenir compte de la capacité mentale d’une personne dans l’évaluation de la volonté : au para 16. Par ailleurs, même si la question certifiée proposée dans l’arrêt Camayo concernant la question de savoir si un mineur peut perdre l’asile n’était plus en litige, la CAF soulève des doutes sur l’application stricte de cette règle générale dans le contexte de la perte d’asile. La CAF a spécifiquement inclus les attributs personnels d’une personne, comme son âge, son éducation et son niveau de connaissances, parmi les facteurs à prendre en compte pour réfuter la présomption selon laquelle la personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité : Camayo, au para 84.

[38] En l’espèce, les demandeurs ont fourni de nombreux éléments de preuve à l’appui des affirmations selon lesquelles les trois enfants des demandeurs étaient mineurs au moment des voyages et l’un de ces enfants souffre de troubles cognitifs graves.

[39] La SPR a seulement tenu compte des enfants pour déterminer la volonté de Mme Malik de retourner au Pakistan et n’a pas examiné la façon dont les questions de volonté ou d’intention devraient s’appliquer aux enfants eux-mêmes. À la lumière de l’arrêt Camayo, je conclus que la SPR a commis une erreur en omettant d’examiner l’âge et les autres attributs personnels des enfants pour établir si la présomption selon laquelle ils s’étaient réclamés de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité devait s’appliquer dans leur situation et ainsi entraîner la perte de l’asile.

C. La connaissance subjective des demandeurs

[40] En outre, les demandeurs affirment que la SPR n’a pas tenu compte des observations écrites et des témoignages concernant leur manque de connaissance subjective sur le risque de perdre l’asile en voyageant au Pakistan avec leurs passeports pakistanais. Encore une fois, bien que la SPR ait pris acte de cette observation, elle n’en a pas tenu compte dans la décision. Les demandeurs se basent sur la réponse de la CAF à la question certifiée suivante, au paragraphe 85 de l’arrêt Camayo, pour affirmer que la SPR a ainsi commis une erreur susceptible de contrôle :

Est-il raisonnable de la part de la Section de la protection des réfugiés d’invoquer la preuve du manque de connaissance subjective [ou de simple connaissance] du réfugié quant au fait que l’utilisation d’un passeport confère une protection diplomatique pour réfuter la présomption selon laquelle un réfugié qui acquiert un passeport délivré par son pays d’origine et voyage muni de celui-ci a eu l’intention de se réclamer de la protection de cet État?

La réponse est « Oui ».

[41] Pour étayer leur thèse, les demandeurs invoquent des décisions subséquentes dans lesquelles notre Cour a confirmé que la SPR doit chercher à savoir si le réfugié comprenait qu’il pouvait perdre l’asile en retournant dans son pays d’origine : Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1541, aux para 27, 28; Safi, au para 57.

[42] Le défendeur établit une distinction entre l’espèce et l’arrêt Camayo, affirmant que la SPR n’a pas explicitement accepté la déclaration des demandeurs selon laquelle ils n’étaient pas au courant des conséquences de leur deuxième voyage sur leur dossier d’immigration. Le défendeur prétend que les témoignages des demandeurs n’indiquaient pas nécessairement qu’ils n’étaient pas au courant des conséquences de leurs actions sur leur dossier d’immigration, mais plutôt qu’ils n’avaient pas eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.

[43] À mon avis, la décision contredit cette caractérisation des témoignages par le défendeur. Au paragraphe 20, la SPR a noté ce qui suit :

Mme Malik a également déclaré qu’elle ne se rendait pas compte qu’elle compromettait son statut et celui de sa famille au Canada en obtenant des passeports pakistanais.

[44] Comme la CAF l’a expliqué dans l’arrêt Camayo, au paragraphe 70 :

[70] Le manque de connaissance réelle d’une personne quant aux conséquences de ses actes sur l’immigration ne peut pas être déterminant en ce qui concerne la question de l’intention. Il s’agit toutefois d’une considération factuelle clé, et la SPR doit soit la soupeser avec tous les autres éléments de preuve, soit expliquer correctement pourquoi la loi exclut sa prise en compte.

[Non souligné dans l’original.]

[45] En l’espèce, la SPR n’a tout simplement pas tenu compte du manque de connaissance subjective exprimé par Mme Malik, et n’a pas non plus rejeté la déclaration et les autres éléments de preuve, ni expliqué ses motifs en ce sens. Il s’agit d’une autre erreur susceptible de révision.

[46] Comme les demandeurs le reconnaissent d’emblée, aucun des facteurs mentionnés précédemment n’est, en soi, déterminant. Cependant, le fait que la SPR n’a pas tenu compte de ces facteurs, conformément aux directives de l’arrêt Camayo, rend la décision déraisonnable.

[47] Compte tenu des conclusions que j’ai énoncées plus haut, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres arguments des demandeurs.

IV. Conclusion

[48] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[49] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2566-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme
Sébastien D’Auteuil, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2566-22

 

INTITULÉ :

AISHA AFZAL MALIK, HASSAAN AHMAD MALIK, HAMDA MALIK ET HAMMAAD AHMAD MALIK REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, AISHA AFZAL MALIK c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mars 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

Pour les demandeurs

 

James Todd

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Kingwell

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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