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Date : 20230329


Dossier : IMM-1225-22

Référence : 2023 CF 437

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 29 mars 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Charity NMASHIE

Gerald Nii Klu NMASHIE (un mineur)

Eliana Naa Adjeley NMASHIE (une mineure)

Joel Nii Adjetey NMASHIE (un mineur)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Charity Nmashie [la demanderesse principale, ou DP] et ses trois enfants [collectivement, les demandeurs] sont citoyens du Ghana. Ils sont arrivés au Canada en 2017 et ont présenté une demande d’asile en 2019 au motif qu’ils craignaient d’être persécutés par la famille de la mère de la DP, qui croit que la DP et sa mère sont des sorcières.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs en septembre 2021 pour des motifs liés à la crédibilité.

[3] En appel, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a convenu que la SPR avait commis une erreur en tirant des conclusions défavorables en matière de crédibilité, et elle a reconnu que la plupart des allégations formulées par la DP dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] et dans son témoignage étaient généralement crédibles et cohérentes. Cependant, la SAR a conclu que la DP n’avait pas fourni une preuve suffisante pour démontrer que les demandeurs avaient été blessés physiquement par leurs agents de persécution ou qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse ou à une probabilité de subir de la violence physique à l’avenir.

[4] Par conséquent, dans une décision datée du 17 janvier 2022, la SAR a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs de la décision de la SPR et a confirmé qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] [la décision].

[5] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision.

[6] J’accueillerai la demande, car je conclus que la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale lorsqu’elle a rejeté la demande d’asile des demandeurs en se fondant sur une nouvelle question sans leur avoir d’abord donné la possibilité de présenter des observations.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[7] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La SAR a-t-elle violé le droit des demandeurs à l’équité procédurale en examinant une nouvelle question;

  2. La décision est-elle déraisonnable parce que la SAR a imposé aux demandeurs un fardeau plus lourd que ce qui est exigé?

[8] Les parties ne présentent pas d’observations précises quant à la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale. Il est bien reconnu que les questions d’équité procédurale soulevées dans le cadre de contrôles judiciaires des décisions de la SAR sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 34; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79. La question fondamentale est de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]; CFCP, au para 54; voir aussi Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1171 aux para 6-7.

[9] Les parties conviennent que le fond de la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

III. Analyse

[10] À mon avis, la question déterminante en l’espèce est le manquement à l’équité procédurale.

[11] Les demandeurs font valoir que la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale en trouvant de nouvelles réserves pour justifier le rejet de leur demande d’asile, sans les aviser de ces réserves et leur donner la possibilité d’y répondre.

[12] Plus précisément, les demandeurs soutiennent que la SAR a soulevé une nouvelle question lorsqu’elle a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que les demandeurs subiraient à leur retour au Ghana un niveau de préjudice qui justifierait leur demande d’asile. Les demandeurs renvoient aux paragraphes 78 et 79 de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, où la Cour d’appel fédérale a confirmé que la SAR devait appliquer la norme de la décision correcte lorsqu’elle contrôle les décisions de la SPR et a prévenu que les appels devant la SAR ne constituaient pas un véritable processus de novo. Rappelant que la seule question déterminante pour la SPR était celle de la crédibilité, les demandeurs font remarquer que leur appel devant la SAR portait exclusivement sur les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité.

[13] Les demandeurs affirment que la SAR n’avait pas compétence pour examiner la nouvelle question du risque sérieux de persécution sur le fondement d’une preuve insuffisante. Les demandeurs s’appuient sur le paragraphe 20 de la décision Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896 [Ojarikre], où la Cour a déclaré que la SAR « n’a pas compétence pour examiner une question qui, même si elle a été examinée à fond à l’audience devant la SPR, n’a pas été prise en compte dans sa décision et qu’elle ne constituait donc pas l’objet de l’appel interjeté par la demanderesse ».

[14] Les demandeurs s’appuient également sur les décisions Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa], et Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 [Ching], pour la proposition selon laquelle une nouvelle question est soulevée lorsque la SAR va au-delà de la question déterminante dans la décision de la SPR faisant l’objet de l’appel, et les demandeurs doivent avoir la possibilité de répondre lorsqu’une nouvelle question est soulevée : voir Kwakwa aux para 25-27.

[15] Par conséquent, les demandeurs font valoir que le défaut de la SAR de leur donner la possibilité de répondre aux nouvelles questions et le manquement à l’équité procédurale qui en découle rendent la décision dans son ensemble invalide : Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643 à la p 660.

[16] Le défendeur affirme que la SAR n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale en soulevant une nouvelle question dans la décision. Il soutient que la question du risque allégué pour la vie des demandeurs n’en est pas une nouvelle, puisqu’elle a été examinée à l’audience devant la SPR et qu’elle faisait partie des dossiers de la SPR et de la SAR. Le défendeur renvoie à l’exposé circonstancié dans le formulaire FDA des demandeurs et aux observations écrites présentées à la SAR à l’appui de leur allégation selon laquelle ils sont ciblés et exposés à un risque.

[17] Le défendeur affirme que les observations que les demandeurs ont présentées à la SAR lui demandant de juger crédibles leurs allégations équivalaient à demander à la SAR de conclure que ces allégations appuyaient une conclusion quant à l’existence d’un risque et d’une persécution. Contrairement aux affirmations des demandeurs, le défendeur soutient que la SAR n’a pas tiré « d[e] conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que l[a] demande[resse] ignorait » : Lopez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1281 au para 45, citant Kwakwa, aux para 24, 25.

[18] Comme les deux parties citent le paragraphe 25 de la décision Kwakwa à l’appui de leurs positions, je commence mon analyse par le paragraphe suivant :

[25] Dans Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, la Cour a conclu que quand une question nouvelle et un nouvel argument ont été soulevés par la SAR à l’appui de sa décision, elle a en général l’obligation d’en aviser les parties et de leur offrir la possibilité de produire des observations en réponse à la nouvelle question. Dans cette cause, la SAR avait examiné des conclusions relatives à la crédibilité qui n’avaient pas été soulevées par le demandeur en appel de la décision de la SPR. Il s’agissait d’une « nouvelle question » à l’égard de laquelle la SAR avait l’obligation d’aviser les parties et de leur offrir la possibilité de présenter des observations et des arguments. De même, dans Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 20 et dans Jianzhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 12, la SAR avait soulevé dans sa décision des questions qui n’avaient pas été examinées ou invoquées par la SPR ou avancées par le demandeur. Ces situations se distinguent de Sary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178, au paragraphe 31, dans lequel j’ai conclu que la SAR n’avait pas examiné toutes les « nouvelles questions », mais plutôt fait référence à la preuve au dossier qui appuyait les conclusions formulées par la SPR. Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.

[Caractère gras ajouté.]

[19] Dans la décision Ching, la juge Kane s’est appuyée sur une définition similaire d’une « nouvelle question » dans son analyse :

[66] La Cour suprême du Canada a examiné, dans l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 RCS 689 [Mian], l’étendue de la compétence des tribunaux d’appel pour soulever de nouvelles questions, en quoi consiste une nouvelle question, dans quels cas cette compétence doit être exercée et la procédure à suivre quand on l’exerce. L’arrêt Mian portait sur une affaire pénale, mais les principes ont été appliqués à d’autres types d’instances, y compris en matière administrative.

[67] La Cour suprême a défini ce qu’est une « nouvelle question » au paragraphe 30 de cet arrêt :

Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer – autre que les moyens d’appel formulés par les parties – pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement. [Non souligné dans l’original.]

[68] La Cour suprême a conclu au paragraphe 41 que, s’il est vrai qu’une cour d’appel a compétence pour soulever une nouvelle question, elle doit l’exercer rarement, et uniquement « si son omission de le faire risquerait d’entraîner une injustice. La cour doit aussi se demander si suffisamment d’éléments au dossier justifient de soulever la question et si, le faisant, elle causerait un préjudice d’ordre procédural à l’une ou l’autre des parties. »

[69] La Cour suprême a ensuite exposé plus en détail, aux paragraphes 50 à 52, les facteurs afférents au pouvoir discrétionnaire d’une cour d’appel de soulever de nouvelles questions, soit : sa compétence pour examiner la question en cause, la question de savoir s’il y a suffisamment d’éléments au dossier pour la trancher, et celle de savoir si l’exercice de ce pouvoir entraînerait pour l’une ou l’autre des parties un préjudice d’ordre procédural (par exemple, les parties auront‑elles la possibilité de présenter des observations?).

[70] La Cour suprême a précisé que, lorsque la cour qui siège en appel soulève une nouvelle question, elle a en général l’obligation d’en aviser les parties et de leur offrir la possibilité de produire des observations en réponse à la nouvelle question.

[71] À mon sens, il convient d’étendre la validité de ces principes au‑delà du contexte des appels en matière criminelle et de les appliquer, compte tenu des modifications nécessaires, aux appels interjetés devant la SAR. Celle‑ci devrait d’abord se demander si la question est « nouvelle » et si le fait de ne pas la soulever risquerait d’entraîner une injustice. Dans le cas où elle décidera d’aller de l’avant avec la nouvelle question, il paraît évident que l’équité procédurale l’obligera à aviser la ou les parties intéressées, ainsi qu’à leur donner la possibilité de présenter des observations.

[20] L’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 RCS 689 [Mian], cité dans la décision Ching établit donc le principe général selon lequel les parties doivent être avisées et se voir accorder la possibilité de répondre lorsqu’une cour d’appel soulève une nouvelle question. Cependant, l’application stricte de ce concept au contexte de la SPR ou de la SAR n’est pas contraignante, comme la Cour l’affirme au paragraphe 74 de la décision Ching lorsqu’elle déclare que, « [i]ndépendamment de la question de savoir si la SAR doit ou non appliquer les directives formulées dans Mian, c’est un principe fondamental de la justice naturelle et de l’équité procédurale que toute partie doit se voir offrir la possibilité de s’exprimer au sujet des nouvelles questions et préoccupations qui auront une incidence sur une décision la concernant ».

[21] Dans la décision, la SAR a rejeté la demande d’asile des demandeurs en se fondant sur le fait qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve de mauvais traitements physiques de la part des agents du préjudice pour établir l’existence d’une possibilité sérieuse ou d’une probabilité de subir un préjudice au sens de l’article 96 de la LIPR. Elle a également conclu que les préjudices psychologiques prospectifs allégués n’équivalaient pas à de la persécution ou à un préjudice au sens de l’article 97.

[22] En me fondant sur les principes fondamentaux de justice naturelle et d’équité procédurale, je conviens avec les demandeurs que la SAR a soulevé une nouvelle question et qu’elle aurait dû leur donner la possibilité de répondre à ses réserves lorsqu’elle a rejeté leur demande. Je dis cela pour les quatre raisons suivantes.

[23] Premièrement, je conviens que la question d’une possibilité sérieuse ou d’une probabilité de subir de la violence physique constitue une nouvelle question en ce qu’elle « est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » : Kwakwa, au para 25.

[24] Comme il a été mentionné précédemment, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs en se fondant uniquement sur la crédibilité. En appel, les observations des demandeurs étaient axées sur le caractère raisonnable des conclusions de la SPR en matière de crédibilité et sur le rejet par la SPR de la preuve documentaire corroborante présentée par les demandeurs à l’appui de leur demande. Les demandeurs ont également soulevé la question de la crainte raisonnable de partialité. Bien que la SAR ait jugé que la preuve était insuffisante pour conclure que la SPR était partiale, dans l’ensemble, la SAR a conclu que la DP était une témoin crédible, puis a accepté la preuve des demandeurs.

[25] Lorsque la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés ni celle de personnes à protéger, les motifs sur lesquels elle s’est appuyée pour rendre sa décision ne faisaient partie d’aucun des moyens d’appel soulevés par les demandeurs. Je conclus plutôt que les motifs invoqués étaient « différent[s], sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties » : Ching, au para 67, citant Mian, au para 30. Cette distinction est particulièrement pertinente étant donné que la conclusion de la SAR était fondée en partie sur le fait qu’elle avait jugé qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve à l’égard de mauvais traitements physiques de la part des agents du préjudice ». Les demandeurs soutiennent devant la Cour que l’accent mis par la SAR sur la violence physique – par opposition au préjudice psychologique – a introduit un « critère déraisonnable » qui a alourdi le fardeau qui leur incombait. Malgré le fait que je n’ai pas besoin d’examiner cet aspect des observations des demandeurs, je souligne cet argument pour faire remarquer que la SAR a tiré une conclusion juridique distincte du raisonnement de la SPR et des moyens d’appel sur lesquels se fondent les demandeurs.

[26] Bien que je prenne acte du fait que les questions du risque et de la persécution allégués faisaient partie du dossier de preuve dont disposaient la SPR et la SAR, je rejette l’argument du défendeur selon lequel les demandeurs, en demandant à la SAR de conclure que leurs allégations étaient crédibles, demandaient effectivement à la SAR de conclure que leurs allégations appuyaient une conclusion quant à l’existence d’un risque et d’une persécution. À mon avis, nul ne peut affirmer que les demandeurs auraient pu envisager que la SAR s’appuierait précisément sur la nature non physique du préjudice qu’ils auraient subi pour rejeter leur demande d’asile.

[27] Deuxièmement, le défendeur renvoie au paragraphe 40 de la décision Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876 [Tan], où la Cour a réitéré le rôle et les limites de la SAR lors de l’examen d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la SPR. Sur la base de la déclaration de la Cour dans la décision Tan, le défendeur fait remarquer que la question du risque et de la persécution allégués ne constitue pas une nouvelle question puisqu’elle faisait partie du dossier dont disposaient la SPR et la SAR. Tel que je l’interprète, la décision Tan n’appuie pas la position du défendeur.

[28] Au paragraphe 40 de cette décision, la juge Strickland s’est penchée en profondeur sur la jurisprudence en examinant plusieurs décisions de la Cour et a formulé des observations générales sur ce que la SAR est autorisée à faire dans les limites de sa compétence :

Ce que je retiens de ce qui précède, c’est que dans le cadre d’un appel auprès de la SAR, lorsqu’aucune des parties ne soulève de question ou lorsque la SPR ne se prononce pas sur une question, il n’est généralement pas loisible à la SAR de soulever une question et de rendre une décision au sujet de celle-ci, car cela soulève un nouveau motif d’appel non identifié ou prévu par les parties, lequel est susceptible de violer l’obligation d’équité procédurale en privant la partie concernée de la possibilité de répondre. Cela est particulièrement vrai dans le contexte des conclusions quant à la crédibilité (Ching, aux paragraphes 65 à 76; Jianzhu, au paragraphe 12; Ojarike, aux paragraphes 14 à 23). Toutefois, en ce qui concerne les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit qui ne soulèvent aucune question de crédibilité, la SAR doit examiner attentivement la décision de la SPR, en appliquant la norme de la décision correcte, puis procéder à sa propre analyse du dossier pour déterminer si la SPR a commis une erreur. Le cas échéant, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive en substituant à la décision de la SPR sa propre décision sur le fond de la demande d’asile (Huruglica CAF, au paragraphe 103). La SAR doit alors instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. La SAR n’est pas tenue de déférer aux conclusions de fait de la SPR (Huruglica CAF, au paragraphe 58). De plus, au moment d’examiner les questions soulevées par les parties, la SAR est en droit de procéder à une évaluation indépendante du dossier présenté à la SPR (Sary, au paragraphe 29; Haji, aux paragraphes 23 et 27; Ibrahim, au paragraphe 26) et de se référer à la preuve qui corrobore les constations ou les conclusions de la SPR (Kwakwa, au paragraphe 30; Sary, au paragraphe 31). À mon avis, le corollaire nécessaire de cette affirmation est que la SAR est également autorisée à se référer aux éléments de preuve contenus dans le dossier dont disposait la SPR pour expliquer pourquoi elle pense que la SPR a commis une erreur relativement à une question qui a été soulevée en appel ou pourquoi elle n’est pas d’accord avec les conclusions de fait de la SPR. Ces motifs, en soi, ne donnent pas lieu à une nouvelle question. Le fait que la SAR perçoive certains éléments de preuve différemment de la SPR n’est pas une raison de contester la décision de la SPR pour des motifs d’équité lorsqu’aucune nouvelle question n’a été soulevée (Ibrahim, au paragraphe 30).

[29] En d’autres termes, la juge Strickland a envisagé deux scénarios principaux dans lesquels aucune « nouvelle question » n’est considérée comme étant soulevée :

Scénario 1 : Si aucune question de crédibilité n’est soulevée, la SAR peut effectuer sa propre analyse du dossier pour déterminer si la SPR a commis une erreur et peut substituer sa propre décision sur le fond.

Scénario 2 : Lorsqu’elle examine les questions soulevées par les parties, la SAR est en droit de procéder à une appréciation indépendante du dossier et se référer à la preuve qui corrobore les constatations ou les conclusions de la SPR. La SAR peut percevoir certains éléments de preuve différemment, ce qui ne constitue pas en soi une raison de contester la décision de la SPR pour des motifs d’équité lorsqu’aucune nouvelle question n’a été soulevée.

[30] À mon avis, aucun des scénarios mentionnés ci-dessus ne s’applique en l’espèce. Le scénario 1 ne s’applique pas parce que la question de la crédibilité a été soulevée et qu’elle était effectivement le fondement de la décision de la SPR et de l’appel des demandeurs. Le scénario 2 ne s’applique pas non plus parce que la question examinée par la SAR n’était pas une question soulevée par les demandeurs, mais une question soulevée par la SAR elle-même. Par conséquent, je ne suis pas convaincue par les observations du défendeur qui sont fondées sur la décision Tan.

[31] Troisièmement, le défendeur affirme que la SAR avait compétence pour examiner la question du risque prospectif, puisque la persécution et le préjudice sont au cœur d’une demande d’asile : Baez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 457 [Baez De La Cruz] au para 10; Musthaffa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 59 [Musthaffa] au para 39; voir également Kwakwa, au para 25 et Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4 [Koffi] au para 38.

[32] Cependant, comme le soutiennent les demandeurs, la Cour a jugé que les nouvelles conclusions de la SAR relatives à une possibilité de refuge intérieur [PRI], comme dans l’affaire Ojarikre, et la question d’une demande d’asile sur place, comme dans l’affaire Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, constituaient de nouvelles questions. Bien que je prenne acte de l’argument du défendeur selon lequel la question du risque prospectif est au cœur d’une demande d’asile, il en va de même pour des questions d’identité ou de crédibilité, ainsi que pour des questions relatives à une PRI ou à une protection de l’État. Je ne suis pas en mesure de trouver une décision où la Cour a conclu qu’une question ne peut être nouvelle que si elle est accessoire à la demande d’asile, plutôt que d’en faire partie intégrante, et le défendeur ne m’a pas renvoyée à une telle décision.

[33] En effet, il est possible de faire valoir que plus la question est centrale à l’examen d’une demande d’asile, plus l’exigence d’équité procédurale oblige la SAR de faire part de ses réserves à un demandeur d’asile et de lui donner l’occasion d’y répondre. Cette exigence serait conforme à l’orientation donnée au paragraphe 25 de l’arrêt Baker, selon laquelle la nature et l’étendue de l’obligation d’équité due devraient correspondre à l’importance de la décision pour les personnes visées.

[34] Quatrièmement, et en dernier lieu, je juge que les décisions invoquées par le défendeur se distinguent au regard des faits. Au paragraphe 9 de la décision Baez De La Cruz, la Cour a rejeté l’argument relatif à l’équité procédurale en partie parce que le demandeur n’avait pas contesté les multiples conclusions en matière de crédibilité, tirées par la SPR et confirmées par la SAR, qui appuyaient raisonnablement la conclusion selon laquelle il n’y avait pas de risque prospectif. Au paragraphe 38 de la décision Musthaffa, la Cour a conclu que le demandeur avait expressément invité la SAR à examiner les éléments de preuve objectifs contenus dans ses observations en appel, éléments sur lesquels la SAR s’était finalement fondée pour rejeter sa demande d’asile. Enfin, au paragraphe 39 de la décision Koffi, la Cour a conclu que le demandeur savait parfaitement que la seule question en litige devant la SAR était celle de son identité et de son utilisation de documents frauduleux pour établir son identité. Par conséquent, nul ne peut prétendre que le demandeur ne savait pas ce qu’on lui reprochait ou qu’il n’a pas eu l’occasion de répondre aux doutes concernant sa crédibilité dans les observations qu’il a présentées à la SAR.

[35] En l’espèce, ni la SPR ni les demandeurs n’ont soulevé la question de la suffisance de la preuve de violence physique comme fondement sur lequel la demande d’asile devrait être tranchée. Il en va de même pour la question de savoir si le préjudice psychologique allégué équivaut à de la persécution ou à un préjudice au sens de l’article 97. La SAR aurait dû donner aux demandeurs la possibilité de formuler des observations sur ces questions précises, qui étaient déterminantes pour la décision. Le défaut de la SAR de le faire constituait un manquement à l’équité procédurale.

IV. Conclusion

[36] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[37] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1225-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1225-22

 

INTITULÉ :

CHARITY NMASHIE, GERALD NII KLU NMASHIE (UN MINEUR), ELIANA NAA ADJELEY NMASHIE (UNE MINEURE), JOEL NII ADJETEY NMASHIE (UN MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Kingsley I. Jesuorobo

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley I. Jesuorobo

Kingsley Jesuorobo & Associates

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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