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Date : 20230314


Dossier : IMM-9407-21

Référence : 2023 CF 340

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2023

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

ABDULQUDUS ADEWALE SALMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Abdulqudus Adewale Salman est un jeune citoyen nigérian qui a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craint son oncle maternel, qui a menacé de le tuer après qu’il eut hérité de la maison de sa mère à la suite de son décès.

[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la Section d’appel des réfugiés (la SAR) ont conclu que la demande de M. Salman n’était pas crédible, et l’ont rejetée. C’est la décision de la SAR, y compris son refus d’admettre de nouveaux éléments de preuve et de tenir une audience, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

I. Les faits

[3] Le demandeur allègue qu’il court un risque au Nigéria parce qu’il a hérité de façon informelle et qu’il habitait dans la maison de sa mère après sa mort, ce qui a contrarié l’oncle qui convoitait aussi la maison. Vers le mois de décembre 2017, l’oncle maternel du demandeur a menacé de le tuer s’il ne quittait pas la maison. Le demandeur a quitté le Nigéria pour se rendre aux États-Unis. Il n’a pas signalé la menace auprès de la police nigériane, puisqu’il est d’avis qu’elle est corrompue et aurait facilement pu être soudoyée par son oncle.

[4] Le demandeur a vécu aux États-Unis entre juin 2018 et novembre 2019. Il est entré au Canada à la mi-novembre 2019 et a demandé l’asile. Il affirme qu’il n’a jamais tenté de demander l’asile aux États-Unis en raison de la rhétorique anti-immigrants du gouvernement de l’époque.

[5] Le demandeur a tenté de présenter de nouveaux éléments de preuve devant la SAR. Cette preuve, dont l’admissibilité est contestée par les parties, porte sur les conséquences d’un traumatisme crânien subi par le demandeur en 2001 alors qu’il avait neuf ans. Dans son affidavit souscrit le 20 août 2021, le demandeur affirme qu’il s’est cogné la tête en tombant sur un terrain de jeu et qu’il souffre de crises d’épilepsie occasionnelles, de problèmes de concentration et de pertes de mémoire depuis cet incident. Il a cherché à faire admettre cette preuve au motif que ces problèmes avaient altéré son témoignage et amené la SPR à tirer des conclusions défavorables quant à sa crédibilité.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] La décision de la SAR porte sur les questions de l’inadmissibilité de la nouvelle preuve que le demandeur souhaitait présenter ainsi que du bien-fondé de son appel.

[7] Compte tenu du fait que l’audience devant la SPR avait eu lieu le 5 mai 2021 et que cette dernière avait rendu sa décision le 28 mai 2021, la SAR a conclu que trois éléments de preuve n’étaient pas admissibles, puisqu’ils ne satisfaisaient pas aux critères énoncés au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Ces éléments de preuve sont les suivants :

Un rapport médical du Nigéria daté du 9 avril 2002;

Un affidavit et une preuve d’identité, datés du 19 juillet 2021, émanant du cousin du demandeur et précisant la source du rapport médical ainsi que les circonstances dans lesquelles il avait été obtenu;

Une recommandation médicale pour une tomodensitométrie au Canada datée du 5 juillet 2021.

[8] La SAR a conclu que les critères d’admissibilité n’étaient pas remplis puisque le demandeur aurait pu accéder aux trois éléments de preuve avant que la SPR ne rende sa décision, puisqu’ils concernent une condition médicale qui l’afflige depuis 2001. La SAR a fait remarquer qu’il incombait au demandeur de démontrer son incapacité à obtenir les éléments de preuve avant que la SPR ne rende sa décision, et qu’il n’a pas présenté des observations suffisantes à savoir comment il remplissait les exigences prévues au paragraphe 110(4). Elle a aussi souligné que le demandeur n’avait pas mentionné cette condition médicale durant l’audience devant la SPR.

[9] La SAR a également rejeté l’argument du demandeur selon lequel il a seulement pris conscience de l’importance de la preuve au moment où il a retenu les services d’une nouvelle avocate. En l’absence d’allégation formelle d’incompétence visant son ancien avocat, aucun argument concernant les erreurs commises par celui-ci ne sera examiné. Enfin, la SAR a examiné l’argument du demandeur selon lequel la preuve devrait être admise puisqu’elle est crédible et digne de foi, mais a conclu qu’elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’admettre des éléments de preuve qui ne satisfaisaient pas aux critères énoncés au paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a rejeté la demande d’audience du demandeur, puisqu’elle avait conclu que sa nouvelle preuve n’était pas admissible.

[10] En ce qui concerne le bien-fondé de la demande du demandeur, la SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que celui-ci n’était pas crédible compte tenu des éléments qui sont au cœur de sa demande.

[11] Premièrement, la SAR a conclu que le décès des parents du demandeur n’avait pas été établi compte tenu des incohérences dans son témoignage et du manque de fiabilité des documents à l’appui.

[12] En ce qui concerne le décès de la mère, la SAR a souligné que le demandeur avait fourni plusieurs dates différentes relatives au moment de son décès ainsi que des réponses incohérentes et changeantes quant à sa participation à l’autopsie (notamment la question de savoir si une autopsie avait été réalisée, s’il avait participé à l’envoi d’échantillons médicaux destinés à être analysés en laboratoire ainsi que la question de l’endroit où ces échantillons avaient été envoyés). La SAR n’a pas accepté les explications du demandeur pour justifier ces incohérences.

[13] En ce qui concerne le décès du père, la SAR a convenu avec la SPR que l’explication fournie par le demandeur pour justifier une incohérence relative à la cause de son décès était insuffisante. Dans son témoignage, le demandeur avait affirmé que son père était décédé de causes naturelles alors que son certificat de décès faisait état d’un arrêt cardiaque. La SAR a conclu que l’explication subséquente du demandeur relative à cette incohérence était incomplète, et l’a qualifiée de vague, d’évasive et de difficile à suivre (il sera question de cette incohérence alléguée plus loin dans les présents motifs).

[14] La SAR a également conclu que les documents connexes présentés à l’appui par le demandeur, à savoir les certificats de décès de ses parents, manquaient de fiabilité. La SAR a convenu avec la SPR que le fait que la même heure de décès figurait sur les deux certificats soulevait des doutes supplémentaires, et a fait remarquer que les numéros de série des deux certificats étaient proches même s’ils avaient été délivrés à cinq ans d’intervalle (en 2012 et en 2017). La SAR n’a accordé aucun poids aux certificats de décès des deux parents compte tenu de ces faits combinés.

[15] Étant donné que la demande du demandeur s’appuie sur le fait qu’il a hérité de la maison de sa mère et qu’il a reçu des menaces de la part de son oncle à la suite du décès de ses deux parents, la SAR s’est appuyée sur le fait que leur mort n’avait pas été établie de façon crédible pour soulever des préoccupations générales quant à la crédibilité globale de la demande.

[16] Deuxièmement, en ce qui concerne le profil de l’oncle, la SAR a souscrit à la conclusion défavorable tirée par la SPR contre le demandeur au motif que celui-ci avait attendu l’audience pour préciser que son oncle était une personne influente qui connaissait la police et pouvait être très agressif. Elle a aussi conclu qu’il existait des incohérences entre les explications du demandeur concernant la richesse et l’influence de son oncle ainsi que son témoignage selon lequel ce dernier vivait dans une petite maison louée.

[17] Enfin, en ce qui concerne la nature des menaces proférées par l’oncle, la SAR a convenu avec la SPR que les incohérences entre le témoignage du demandeur et l’affidavit de son cousin présenté à l’appui de sa demande signifiaient que ces menaces n’avaient pas été établies de façon crédible. Le formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur faisait état d’une seule menace alors que l’affidavit du cousin mentionnait une série d’attaques (c’est-à-dire des menaces). La SAR a en outre souligné que, de toute façon, le cousin n’avait pas une connaissance indépendante ou directe des événements, puisque sa connaissance reposait sur des renseignements qui lui avaient été transmis par le demandeur.

III. Questions en litige et normes de contrôle

[18] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

  1. La conclusion de la SAR selon laquelle les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur étaient inadmissibles était-elle raisonnable?

  2. La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible était-elle raisonnable?

IV. Analyse

A. La conclusion de la SAR selon laquelle les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur étaient inadmissibles était-elle raisonnable?

[19] Le demandeur soutient que ses nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et qu’ils auraient dû être admis. Il fait valoir qu’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’il présente les documents lorsque sa demande a été rejetée, puisqu’il lui a fallu deux mois pour obtenir la preuve médicale nécessaire en provenance du Nigéria, soit davantage que les trois semaines qui se sont écoulées entre l’audience devant la SPR et le moment où elle a rendu sa décision défavorable.

[20] Le demandeur soutient aussi que la SAR a appliqué un seuil élevé lorsqu’elle lui a demandé de montrer que la nouvelle preuve n’était pas accessible; il considère que la décision de la SAR laisse entendre que de nouveaux éléments de preuve auraient uniquement pu être admis en présence d’allégations formelles relatives à l’incompétence de son avocat.

[21] En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec le demandeur. À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas admissibles.

[22] Selon l’affidavit qu’il a souscrit, le cousin du demandeur était déjà en possession du rapport médical clé de 2002 à l’époque de l’audience devant la SPR. L’unique observation du demandeur quant à la raison pour laquelle le document n’avait pas été présenté à la SPR est qu’il a seulement pris conscience de l’incidence de son problème de santé sur son témoignage lors de l’audience. La SAR souligne à juste titre que le demandeur aurait tout de même disposé de plusieurs semaines, à la suite de l’audience, pour obtenir et transmettre ces renseignements à la SPR. Il ne l’a pas fait.

[23] Enfin, la description fournie par le demandeur concernant les motifs de la SAR relatifs aux allégations visant son ancien avocat est contraire aux motifs écrits, qui montrent plutôt que la SAR n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et qu’elle a appliqué le bon critère en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[24] La Cour n’a aucune raison d’intervenir dans la décision de la SAR, puisque celle-ci a présenté des motifs clairs et raisonnables pour justifier son refus d’admettre les éléments de preuve.

B. La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible était-elle raisonnable?

[25] Le demandeur soutient que la SPR et la SAR se sont livrées à une évaluation excessivement minutieuse de la preuve et qu’elles ont mis l’emphase sur des incohérences présumées.

[26] Le demandeur soutient que les incohérences entre les dates qu’il a fournies concernant le décès de sa mère sont imputables à ses problèmes de santé et à son stress. Il ajoute que les détails de l’autopsie allaient au-delà de ses connaissances de base et qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’il les connaisse.

[27] En ce qui concerne le décès de son père, le demandeur soutient que la SAR n’a pas tenu compte de son observation selon laquelle l’arrêt cardiaque est une cause naturelle de décès et que son témoignage ne renfermait aucune incohérence à cet égard.

[28] De plus, la SAR a tiré ses conclusions relatives aux numéros de série et au fait que l’heure du décès est la même sur les deux certificats de décès sans donner au demandeur la possibilité de répondre. Le demandeur soutient que cela équivaut à un manquement à l’équité procédurale.

[29] Premièrement, je suis tout à fait d’accord avec le demandeur pour dire qu’un arrêt cardiaque est une cause naturelle de décès, par opposition à une mort par suicide ou à une mort violente. Il n’y avait aucune incohérence à cet égard et la SAR n’aurait pas dû lui demander de s’expliquer.

[30] Cependant, je ne pense pas que ce facteur ait une incidence sur le caractère globalement raisonnable des conclusions de la SAR en matière de crédibilité.

[31] Je ne pense pas que la SAR se soit livrée à une analyse microscopique lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’était pas crédible compte tenu d’une combinaison d’incohérences observées dans la preuve qui était au cœur de sa demande, en particulier le décès de sa mère.

[32] La conclusion principale de la SAR reposait sur les incohérences observées dans le témoignage du demandeur et sur des problèmes liés à la preuve documentaire (c.-à-d. les certificats de décès), et le demandeur n’a pas démontré que la SAR avait commis des erreurs dans son évaluation de cette question.

[33] Je suis également d’avis qu’aucune question d’équité procédurale n’a été soulevée devant la SPR ou la SAR.

[34] La SAR a le droit de tirer des conclusions indépendantes en matière de crédibilité dans le cas où : a) la question de la crédibilité était en cause devant la SPR; b) les conclusions de la SPR sont contestées en appel; c) les préoccupations en matière de crédibilité soulevées par la SAR sont liées aux observations présentées en appel par le demandeur; d) les conclusions de la SAR découlent du dossier de preuve. (Voir Han c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1390 aux para 31-32, Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 116 au para 16, Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093 aux para 44-48, Bebri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 726 au para 16).

[35] Devant la SAR, le demandeur a expressément contesté les conclusions de la SPR selon lesquelles les certificats de décès étaient frauduleux, ainsi que ses conclusions connexes en matière de crédibilité; il ne peut pas contester le fait que la SAR ait tranché la question de sa crédibilité après lui avoir expressément demandé de l’évaluer. Dans le même ordre d’idées, le demandeur ne peut pas solliciter un avis concernant une question qu’il a lui-même soumise à la SAR dans le cadre de l’appel (Gedara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1023 au para 32).

V. Conclusion

[36] À mon avis, la décision par laquelle la SAR a refusé d’admettre de nouveaux éléments de preuve en appel est raisonnable, tout comme son évaluation de la crédibilité de la demande d’asile du demandeur. L’intervention de la Cour n’est donc pas justifiée et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[37] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et les faits de l’affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9407-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9407-21

 

INTITULÉ :

ABDULQUDUS ADEWALE SALMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Cemone Morlese

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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