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Date : 20230324


Dossier : IMM-9650-21

Référence : 2023 CF 407

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2023

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

GAHUNGU, SYLVESTRE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Sylvestre Gahungu, conteste par voie de contrôle judiciaire la décision de la Section de l’immigration [SI] de le reconnaître comme interdit de territoire et d’émettre une mesure d’expulsion à son endroit. La demande de contrôle judiciaire a été autorisée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi ou LIPR].

[2] Le demandeur est un citoyen du Burundi maintenant âgé de 63 ans qui s’est présenté au Canada hors d’un point d’entrée en provenance des États-Unis le 20 avril 2019. Il y a fait une demande d’asile qui est toujours en suspens étant donné que le Ministre a rédigé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi constatant l’interdiction de territoire, rapport qui a été déféré pour enquête à la SI.

[3] Le Ministre dit que M. Gahangu était membre d’une organisation dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. C’est l’article 34 de la LIPR qui permet l’interdiction de territoire dans ces circonstances. La SI s’est déclarée d’accord.

I. Faits

[4] M. Gahangu a fait carrière dans les forces armées du Burundi. Il y a gravi les échelons au cours des ans, commençant au grade de sous-lieutenant lorsqu’il a commencé sa formation militaire en 1981 pour se retirer avec le grade de colonel en 2015.

[5] Il dit avoir passé le plus clair de son temps, durant toutes ces années, au sein de l’état-major dans la capitale du pays, Bujumbura, où il a été affecté à des tâches administratives en matière de ressources humaines, puis en matière de communications.

[6] J’ai lu les transcriptions des entrevues avec une enquêteuse de l’Agence des services frontaliers du Canada et des deux séances devant la SI. M. Gahangu est demeuré vague sur son service militaire malgré les tentatives répétées d’obtenir des précisions. Ainsi, malgré qu’il montait en grade, il a témoigné que ses tâches sont restées les mêmes, mais toujours au sein de l’état-major.

[7] Au cours des années de service du demandeur, le Ministre argue que de nombreux coups d’État ont été perpétrés au Burundi. En effet, quelques années après son indépendance, un coup d’État est réalisé par les forces armées du Burundi en 1966. Dix ans plus tard, un nouveau coup d’État mène au pouvoir un certain colonel Bagaza. Ce sont ceux perpétrés en 1987, 1993 et 1996 qui importent en notre espèce. En 1987, alors que le demandeur a joint les forces armées, c’est un major Buyoya qui devient président. En juin 1993, des élections amènent Melchior Ndadaye à la présidence du pays. Un mois plus tard une tentative de coup d’État échoue, mais une nouvelle tentative réussit en octobre de la même année. Le président élu, le ministre de l’Intérieur et le président de l’Assemblée nationale, entre autres, sont assassinés. Un autre coup d’État, celui-là en 1996, renverse le président Ntibantunganya quand celui-ci se refuge à l’Ambassade américaine alors que les rumeurs de putsch courent et la violence inter-ethnique se fait grandissante. Encore ici, c’est un militaire qui se retrouve à la tête du pays.

[8] Il ne fait pas de doute que le demandeur était un membre des forces armées. Il a lui-même référé souvent durant ses interrogatoires et témoignages à des coups d’État. Sa défense à l’égard de l’allégation relative aux renversements de gouvernement par les forces armées dont il était membre est ailleurs.

II. Décision sous étude

[9] Malgré que le demandeur ait contesté que la preuve démontre que les forces armées du Burundi aient été responsables des coups d’État au cours des années, la SI est d’avis que le demandeur était membre des forces armées du Burundi alors qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ont été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant le renversement du gouvernement Burundais par la force. Essentiellement, l’argument du demandeur aura été que ce sont des éléments des forces armées qui avaient pris le pouvoir en 1993, et non les forces armées comme entité, et qu’en 1996 le départ du président a fait en sorte qu’il a fallu désigner un président intérimaire. Pour ce qui était de 1987, la preuve n’était pas claire et convaincante que les forces armées, plutôt que des éléments rebelles de celles-ci, avaient posé les gestes reprochés.

[10] La SI rappelle que la norme de preuve n’est pas la balance des probabilités du droit civil, mais bien les motifs raisonnables de croire : celle-ci est moins stricte que la norme civile, mais supérieure au simple soupçon (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 [Mugesera]).

[11] La SI examine les trois incidents présentés comme coups d’État.

A. 1987

[12] Alors que le président Bagaza est hors du pays, une junte militaire met à la présidence du pays un certain major Pierre Buyoya. Le demandeur a témoigné que les officiers supérieurs de l’armée soutenaient Buyoya et qu’aucune résistance n’avait été offerte. La SI conclut que les coups d’État de 1966 et 1976 démontraient la main mise militaire au Burundi, ce qui démontre que les forces armées contrôlaient le pouvoir coercitif : cela suffit pour signifier que la force pouvait être employée si besoin est. Il en découlait que le gouvernement Bagaza (lui-même un militaire) a été déposé et un nouveau président était unilatéralement installé, ce qui constitue un renversement par la force du gouvernement en septembre 1987. Les motifs raisonnables étaient présents.

B. 1993

[13] Après des élections (1er juin 1993) qui mènent au pouvoir Melchior Ndadaye, une première tentative de renverser le gouvernement par coup d’État échoue peu après; mais une seconde réussit en octobre 1993, alors que plusieurs personnages politiques, dont le président élu, et des hauts fonctionnaires sont assassinés.

[14] La SI réfère au rapport de la Commission d’enquête sous les violations des droits de l’homme au Burundi depuis le 21 octobre 1993 (dossier certifié du tribunal, pièce C-12). La SI y donne beaucoup de poids à cause de la qualité de son enquête et de la présence d’experts indépendants provenant de la Fédération internationale des droits de l’homme, l’Organisation mondiale contre la torture et Human Rights Watch.

[15] Le rapport conclut à la complicité active ou passive, que le rapport qualifie de « manifeste », de la plus grande partie des forces armées dans le coup d’État.

[16] La SI cite deux autres sources documentaires : (1) la Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits concernant l’assassinat du président du Burundi le 21 octobre 1993, ainsi que les massacres qui ont suivi; il s’agissait d’une Commission d’enquête créée par le Conseil de sécurité des Nations-Unies qui faisait rapport en aout 1996 (dossier certifié du tribunal, pièce C-13); (2) le livre L’Afrique des grands lacs en crise, Rwanda, Burundi, 1988-1994, par Filip Reyntjens. Selon le rapport des Nations-Unies, le coup d’État avait été préparé et exécuté par des officiers hauts gradés de l’armée Burundaise. Plusieurs unités étaient impliquées.

[17] On note que la Commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme (pièce C‑12) avait conclu à un haut niveau d’organisation et de coordination de la part des forces armées :

« Alors que se développait l’impasse autour du palais d’abord et l’« évacuation » du Président Ndadaye ensuite, des éléments putschistes ont investi la ville. Les principaux axes sont occupés, ainsi que la radio et la télévision; autour de 5h, le téléphone est coupé (sauf les numéros ayant pour indicatif 23 qui ne seront coupés que dans l’après-midi). Les mutins vont à la recherche de quelques responsables du FRODEBU. Ils ne rencontrent aucune réelle résistance. Ainsi, des commandos chargés de la protection du Président de l’Assemblée nationale Pontien Karibwami et des policiers assurant la garde du Ministre de l’Intérieur Juvénal Ndayikeza n’opposent aucune résistance aux putschistes. Entre 1h. et 2h., les majors Rumbete et Busokoza, soupçonnés d’être impliqués dans la tentative du 2-3 juillet, sont libérés de la prison de Mpimba. Dans le courant de la journée, les autres militaires détenus dans le cadre de cette affaire seront également libérés (le lieutenant-colonel Ningaba à Rumonge, le commandant Ntakiyica à Muramvya, le 1er sergent-major Simbananiye à Bubanza). Une fois de plus, ces libérations s’effectuent sans la moindre opposition. » (C-12, p. 125)

[18] Il en est de même, selon la SI, de constatations tirées du livre de F. Reyntjens et du rapport des Nations-Unies. On lit au paragraphe 61 de la décision sous étude :

Le rapport des Nations Unies et le livre de Filip Reyntjens rapportent également un niveau élevé d’organisation et de coordination dans la mise en œuvre du coup d’État et relatent le blocage de routes, les arrestations coordonnées de membres influents du gouvernement, la coupure des télécommunications, la prise de l’état-major et de la base aérienne et le contrôle de la radio et de la télévision (C-11, p. 79-80; C-13, p. 317-319).

[19] Selon la SI, la preuve provenant de deux commissions d’enquête, indépendantes, ayant enquêté sur les événements de manière exhaustive en traitant directement avec des sources premières fournit les motifs raisonnables de croire que les forces armées ont été les instigatrices ou les auteures d’actes visant le renversement du gouvernement par la force.

C. 1996

[20] Pierre Buyoya devient à nouveau président après que l’armée eut pris le pouvoir le 25 juillet 1996 : la Constitution est suspendue, l’Assemblée nationale ne siège plus, des partis politiques sont bannis, dit la SI.

[21] La SI rejette l’argument selon lequel Buyoya ne faisait que combler le vide laissé par le président qui avait trouvé refuge à l’Ambassade des États-Unis. Selon la SI, la preuve documentaire confirme que les événements de juillet 1996 constituaient un coup d’État. Même les dirigeants des pays d’Afrique centrale et orientale avaient condamné le coup d’État et avaient imposé des sanctions au Burundi. La Constitution prévoyait qu’en cas de vacance à la présidence, c’est l’Assemblée nationale qui nomme le président : la suspension de la Constitution et de l’Assemblée nationale par les nouveaux dirigeants qui s’étaient imposées par la force empêchaient la passation du pouvoir selon les règles pourtant prévues par la loi du pays.

[22] Selon la SI, le coup d’État à peine trois ans plus tôt justifiait une perception raisonnable de risque d’exercice de coercition par des moyens violents. On n’a qu’à rappeler les assassinats de 1993. Même le demandeur a référé à de nombreuses reprises aux évènements de juillet 1996 comme constituant un coup d’État. Les motifs raisonnables de croire étaient présents.

[23] C’est sans hésitation que la SI a conclu que le demandeur était membre des forces armées, d’autant qu’il a admis avoir été un membre des forces armées burundaises de 1981 à 2015. La conjugaison de l’appartenance aux forces armées et les motifs raisonnables de croire que l’armée était l’instigatrice d’actes visant au renversement du gouvernement par la force suffisaient au prononcé de l’interdiction de territoire.

[24] Finalement, le demandeur a invoqué une défense de contrainte : il ne pouvait quitter les forces armées sans subir des représailles. Appliquant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans R c Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 RCS 14 [Ryan], la SI n’est pas satisfaite qu’il y avait contrainte en l’espèce. Les éléments d’une telle défense sont selon Ryan :

[81] La version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques. Elles partagent en effet les éléments constitutifs suivants :

• il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. Ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers;

• l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution;

• il n’existe aucun moyen de s’en sortir sans danger. Cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

• il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

• il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige. Le préjudice causé par l’accusé ne doit pas être plus grave que celui dont il a été menacé. Cet élément est aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

• l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

[25] La SI conclut que les éléments ne sont pas démontrés. La décision de la SI est résumée à son paragraphe 81 :

[81] Le tribunal juge que l’intéressé n’a pas su démontrer que sa situation lui permettait d’avancer la défense de la contrainte au vu des critères de l’arrêt Ryan. Bien que l’intéressé ait témoigné ne pas avoir exprimé son opposition aux coups d’État par crainte de s’exposer au danger de mort, il n’a pas exprimé avoir été contraint de demeurer au sein de cette organisation, et ainsi, de continuer à supporter ses activités, au vu de menaces de mort ou d’infliction de lésions corporelles. Il a témoigné que démissionner sans justification aurait pu faire de lui un « élément à abattre ». Or, il a admis ne jamais avoir vu de militaire démissionner. Le tribunal reconnaît qu’il est raisonnable de croire que l’intéressé aurait pu faire face à des rétributions s’il avait démissionné en déclarant son opposition aux actions de son organisation. Toutefois, comme l’a suggéré le conseil du ministre, cette divulgation des motifs réels de l’intéressé n’était pas obligatoire. En effet, d’autres motifs auraient pu être invoqués afin de lui permettre de quitter cette organisation sans heurt, si cela était son désir. De plus, l’intéressé a déclaré qu’une démission sans motif l’aurait exposé à un emprisonnement. Cette conséquence ne constitue pas une menace de causer la mort ou des lésions corporelles. En outre, il convient de noter que l’intéressé a témoigné ne pas avoir quitté l’armée car il s’agissait de sa carrière et non par crainte. Finalement, l’intéressé a quitté les FAB en 2015 au moment où il a pris sa retraite et non à la première occasion afin de se séparer de cette organisation ayant commis, selon lui, des actes répréhensibles.

III. Argument et analyse

[26] Comme indiqué d’entrée de jeu, l’essentiel de la défense du demandeur était de prétendre à une carrière administrative au sein des forces armées et que les actions pour mener aux renversements de gouvernements durant ses années de service comme officier montant en grade étaient l’œuvre de parties de l’armée. Il n’était pas partie des unités combattantes.

[27] Les arguments écrits du demandeur parlent bien sûr de coups d’État, mais ils ne seraient attribuables qu’à certains officiers.

[28] Tous s’entendent que la norme de la décision raisonnable sur contrôle judiciaire préside. C’est l’avis que la Cour partage et que la jurisprudence confirme unanimement (Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820 [Niyungeko], para 8). Quant aux faits à établir devant la SI puisque le demandeur a reconnu son appartenance aux forces armées, il suffit d’établir des motifs raisonnables de croire que l’armée était l’instigatrice d’actes visant au renversement du gouvernement par la force, ce qui implique que la norme stricte de la prépondérance des probabilités n’est pas requise, mais qu’il faut mieux que de simples soupçons. La SI avait raison de parler en ces termes.

[29] C’est à l’article 34 de la LIPR que l’on trouve les alinéas pertinents :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[30] Le demandeur supporte un fardeau relativement lourd lorsqu’il doit démontrer qu’une décision n’est pas raisonnable alors même que le décideur n’a qu’à se satisfaire de l’existence de motifs raisonnables de croire que l’organisation dont le demandeur est membre aura été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement du gouvernement par la force. Comme il a été dit, il ne fait pas de doute que M. Gahangu était un membre des forces armées lors des renversements de gouvernements au Burundi en 1987, 1993 et 1996. C’est plutôt, dit le demandeur, que les renversements, par coup d’État, n’étaient le fait de l’armée comme entité.

[31] En l’espèce, le demandeur voudrait faire porter les coups d’État sur les épaules de factions de l’armée. Or, la SI a examiné la preuve disponible sur chacun des coups d’État orchestrées durant la carrière du demandeur.

[32] En 1987, le décideur a des motifs raisonnables de croire que l’armée avait constitué une junte militaire du fait des officiers supérieurs la constituant et qu’aucune résistance n’avait été offerte par l’armée, aux dires mêmes du demandeur. Dit autrement, les officiers supérieurs dirigeaient et menaient la charge, et les militaires subalternes ont suivi. La SI a noté qu’au cours des vingt précédentes années, le pouvoir coercitif avait été exercé par les militaires et que l’action de 1987 manifestait que la force aurait pu être exercée s’il y avait la résistance.

[33] Pour le demandeur, la preuve n’est pas claire et convaincante. Mais telle n’est pas la norme. Dit autrement, le demandeur ne doit pas simplement démontrer qu’il n’est pas raisonnable que l’armée était l’instigatrice. Le fardeau est plutôt de démontrer qu’il n’était pas raisonnable d’avoir, à partir de la preuve mise de l’avant, des motifs raisonnables de croire. La preuve claire et convaincante mène à la prépondérance des probabilités, qui est la norme en matière civile. Ce n’est pas ce à quoi la SI était tenue.

[34] Une illustration de cette confusion entre la norme civile et les motifs raisonnables de croire se trouve à l’arrêt Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344, para 87, 88 et 89 :

[87] M. Mahjoub soutient que chaque fait allégué par les ministres dans le certificat de sécurité doit être établi selon la prépondérance des probabilités, puis être évalué de façon globale pour savoir si les faits ainsi établis constituent des motifs raisonnables de croire.

[88] La Cour fédérale n’a pas accepté cet argument (2013 CF 1092, aux paragraphes 41 à 44) et je ne l’accepte pas non plus. Chaque fait allégué qui établit l’interdiction de territoire doit seulement être établi selon une norme des « motifs raisonnables de croire ». Cela découle de l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, aux paragraphes 114 à 116, et de l’arrêt Charkaoui I, précité, au paragraphe 39.

[89] La norme des motifs raisonnables de croire « exige que le juge se demande s’il existe ‘un fondement objectif [de croire],…reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi’ » : arrêt Charkaoui I, au paragraphe 39, citant l’arrêt Mugesera, précité, au paragraphe 114. C’est-à-dire que cette norme exige « davantage qu’un simple soupçon, mais [reste] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » : arrêt Mugesera, au paragraphe 114. Si la « prépondérance de la preuve » infirme la version des faits allégués du ministre, le certificat de sécurité ne peut être jugé raisonnable : décision Jaballah (Re), 2010 CF 79, [2011] 2 R.C.F. 145, au paragraphe 45; décision Almrei (Re), précitée. La Cour fédérale a suivi cette jurisprudence et a appliqué les normes substantielles qu’elle prescrit.

[35] La norme de la preuve claire et convaincante est plutôt celle requise en matière civile (F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41, para 46; Canada (Procureur général) c Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720, para 36). Ce n’est pas celle qui mène aux motifs raisonnables et probables de croire (Mugesera, précité). La SI devait avoir des motifs raisonnables de croire que l’armée était l’instigatrice et, face à cette décision, le demandeur devait démontrer que cette existence de motifs raisonnables était déraisonnable. Pour ce faire, il eut fallu démontrer que la décision n’est pas justifiée, transparente et intelligible en égard aux contraintes factuelles et juridiques (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653, para 99 et 100).

[36] Il en résulte évidemment que l’argument du demandeur recherchant une preuve claire et convaincante rate la cible pour faire déclarer la décision déraisonnable. Le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau.

[37] Pour ce qui est du renversement du gouvernement en 1993, la preuve provenant de sources indépendantes, sérieuses et responsables était abondante. La Commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Burundi depuis le 21 octobre 1993 et la Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits concernant l’assassinat du président de Burundi le 21 octobre 1993 (Conseil de sécurité des Nations-Unies) fournissaient amplement de motifs pouvant satisfaire la norme requise. Je note que notre Cour, dans Niyungeko, a aussi conclu au renversement par la force du gouvernement du Burundi en 1993.

[38] Il suffit bien sûr qu’il y ait eu renversement du gouvernement en 1987 ou en 1993, pendant que le demandeur était membre des forces armées, pour que les conditions de l’article 34 de la Loi soient remplies. Pour 1996, le président élu a été remplacé après avoir pris refuge à l’Ambassade des États-Unis. Le demandeur prétend qu’il ne s’agissait que de remplacer une vacance. Il convient que c’est bien l’armée qui a nommé, à nouveau, le major Buyoya comme président. Mais, comme la SI le note, on se demande bien pourquoi la Constitution a été suspendue (la Constitution prévoyait spécifiquement le mode de remplacement) et l’Assemblée nationale n’a pas siégé. Le simple remplacement du poste de président à la suite d’une vacance aurait dû se faire selon la Constitution par un vote de l’Assemblée nationale. La preuve documentaire parlait de coup d’État en 1996. Cette même preuve documentaire indique que des dirigeants de pays d’Afrique centrale et orientale ont non seulement condamné le coup d’État, mais il y a eu imposition de sanctions contre le Burundi.

[39] À mon sens, la SI avait des raisons de croire que l’armée avait mis en place un président de son choix (Décision, para 71), d’autant que le président élu n’avait même pas officiellement abandonné ses fonctions selon la preuve documentaire disponible à la SI. Ainsi, la SI se satisfaisait que vu les circonstances aux cours des années démontrant les interventions de l’armée, existait en 1996 une « perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents », ce passage étant tiré de Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1077, para 27).

[40] Il n’est pas impossible que les forces armées, à cause de l’état d’insurrection au sein du pays alors que des massacres inter-ethniques avaient cours, aient effectivement cherché à remplacer le président qui avait fui sans qu’il ait été chassé par les forces armées. S’agissait-il alors du renversement par la force du gouvernement en place? La suspension de la Constitution et de l’Assemblée nationale, avec la dissolution des partis politiques, sur fond de coups d’État à répétitions ne serait, selon le demandeur, qu’une intervention militaire.

[41] À vrai dire, la preuve est plutôt mince. De part et d’autre. Une preuve plus étayée par le demandeur aurait peu mener à une autre conclusion. Une meilleure preuve offerte par le défendeur aurait eu l’avantage de faire disparaître des zones d’ombre. Cependant, tout ce qui est nécessaire pour satisfaire à la norme requise est la démonstration de motifs raisonnables de croire que les forces armées ont été l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement par la force. Le fardeau est sur les épaules du demandeur de convaincre que la décision attaquée est déraisonnable. En installant un nouveau président, le major Buyoya, dans des circonstances d’une grande violence alors que le président élu s’était réfugié dans une ambassade étrangère, il y a là des éléments de preuve qui peuvent donner ouverture à des motifs raisonnables de croire. Mais ce qui est davantage significatif, c’est que le demandeur n’a pas été en mesure de démontrer que, en fonction de la preuve mise devant la SI, celle-ci a conclu déraisonnablement avoir les motifs raisonnables de croire prévus à la Loi. Encore ici, le demandeur n’a pas réussi à se décharger de son fardeau.

[42] Finalement, le demandeur a prétendu à contrainte. Selon son témoignage, il aurait été « dangereux de se désolidariser avec un coup d’État réussi » parce que « les auteurs ont le pouvoir de nuire à qui que ce soit qui s’y oppose » (mémoire des faits et du droit, para 31). Le demandeur n’a référé à aucune autorité à l’appui d’une proposition aussi générale. Il va même jusqu’à suggérer que, quoiqu’il ait joint l’armée de son plein gré, il n’y est pas resté de son plein gré, ce qui ferait en sorte qu’il n’était pas un membre volontaire des forces armées. C’est plutôt étonnant au sujet d’une carrière de 34 ans au cours de laquelle le demandeur a atteint le grade de colonel.

[43] De fait, cet argument est le même que celui qui a été rejeté par la SI après un examen minutieux. On apprend que le demandeur n’a jamais démontré son désaccord par rapport aux coups d’État, ni en paroles, ni en actions : il a plutôt témoigné qu’il était resté dans les forces armées parce qu’il s’agissait de sa carrière. Même s’il n’avait jamais vu un militaire démissionner, il disait qu’un démissionnaire serait un « élément à abattre ». Rien ne soutenait une telle affirmation sur une aussi longue période.

[44] La SI a considéré que la défense de contrainte devrait satisfaire les conditions énoncées à l’arrêt Ryan. Le demandeur ne conteste pas cela.

[45] Or, la SI conclut que les conditions ne sont pas remplies. J’ai d’ailleurs reproduit le paragraphe 81 de la décision de la SI au paragraphe 25 des présents motifs. Il parle de lui-même.

[46] Le demandeur, en aucune manière, n’a même cherché à démontrer que cet examen de la notion de contrainte était déraisonnable. Comme indiqué plus tôt, le demandeur n’a pas articulé comment il aurait été contraint, lui permettant de rencontrer un test juridique. On peut comprendre que quelqu’un veuille protéger sa carrière. Mais ce n’est pas un motif qui permette de se soustraire au texte de l’article 34 de la Loi. M. Gahungu était un membre en bonne et due forme des forces armées du Burundi alors que celles-ci ont été l’auteure d’actes visant au renversement du gouvernement en place par la force. Il est demeuré en poste, arrivant au grade de colonel à l’issue d’une carrière de 34 ans au service des forces armées. La contrainte n’a tout simplement pas été établie.

IV. Conclusion

[47] Les éléments essentiels pour une déclaration d’interdiction de territoire aux termes de l’article 34 de la LIPR sont présents. Le tribunal administratif devait être satisfait que M. Gahungu était membre des forces armées du Burundi. Cela était admis et concédé. Il ne restait plus, aux termes mêmes de l’article 34 de la LIPR, qu’à avoir des motifs raisonnables de croire que cette organisation était l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement du gouvernement Burundi par la force. Comme il a été dit dans Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c Chiarelli, 1992 CanLII 87 (CSC), [1992] 1 RCS 711, et endossé pleinement dans l’arrêt Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 51, 2005 2 RCS 539 (para 46), « … le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer. En common law, les étrangers ne jouissent pas du droit d’entrer au pays ou d’y demeurer » (p 733). Sous réserve des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, le Parlement peut déterminer les personnes qu’il considère comme non désirées. L’article 34 de la LIPR est une manifestation d’une décision des élus de déterminer des paramètres en ce sens, faisant en sorte que ces personnes sont interdites de territoire.

[48] Sur contrôle judiciaire, le demandeur avait le fardeau de démontrer qu’il était déraisonnable pour la SI d’avoir ces motifs raisonnables de croire. La preuve sur laquelle la SI pouvait se fonder était abondante et le demandeur n’a pas réussi à se décharger de son fardeau.

[49] La suggestion d’une quelconque contrainte ne pouvait être concluante parce que le demandeur n’indiquait aucunement le test contre lequel le comportement du demandeur aurait dû être mesuré. Alors que la SI disait appliquer les conditions de l’arrêt Ryan, elle concluait qu’elles n’étaient pas remplies. Le demandeur n’a aucunement fait la démonstration de l’absence de raisonnabilité de l’analyse étayée de la SI.

[50] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il s’agit d’une affaire qui est fonction des faits particuliers. Il n’y a pas de questions à certifier en vertu de l’article 74 de la Loi, comme les parties en ont convenu.

[51] L’intitulé de la cause devrait référer au Ministre de la citoyenneté et de l’immigration. L’intitulé est ainsi amendé.


JUGEMENT au dossier IMM-9650-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question à certifier.

  3. L’intitulé de la cause comme référant au « Ministre de l’immigration, réfugiés et de la citoyenneté » est remplacé par le « Ministre de la citoyenneté et de l’immigration ».

« Yvan Roy »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9650-21

 

INTITULÉ :

GAHUNGU, SYLVESTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE roy

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Pacifique Siryuyumusi

Pour le demandeur

Me Julie Chung

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Pacifique Siryuyumusi

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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