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Date : 20230323


Dossier : IMM-2974-22

Référence : 2023 CF 404

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

BRAYAN ALEXANDER MARTIN BARREIRO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen de la Colombie. Il demande le contrôle judiciaire de la décision du 11 mars 2022 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile. La SPR a conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) viable à Cartagena, en Colombie, et qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. Les motifs et la décision de la SPR ne traduisent pas un examen logique et substantiel des éléments de preuve figurant dans le dossier qui soit conforme à la jurisprudence et aux contraintes juridiques pertinentes.

I. Contexte

[3] Le demandeur craint de subir un préjudice aux mains de l’un des groupes dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) parce que son épouse et lui n’ont pas payé la totalité du montant que le groupe a tenté de leur extorquer en 2019.

[4] Le demandeur et son épouse possédaient et exploitaient une entreprise située dans l’immeuble où ils habitaient à Bogotá. Le 28 août 2019, des membres d’un groupe de dissidents des FARC ont enlevé son épouse et son beau‑fils et ont exigé le paiement de 100 millions de pesos. L’épouse du demandeur a payé 30 millions de pesos, et le groupe a donné au couple 20 jours pour payer le reste. Le groupe les a également avertis de ne pas signaler l’incident.

[5] Le demandeur et son épouse ont signalé l’enlèvement au bureau du procureur général le 29 août 2019, mais ils n’ont reçu aucune réponse.

[6] Le même jour, le demandeur s’est caché avec sa famille chez ses parents à Bogotá, à 20 minutes de leur propre domicile. Sa famille et lui sont restés avec ses parents jusqu’au 20 septembre 2019, date à laquelle ils ont quitté la Colombie pour se rendre aux États‑Unis. Le demandeur est venu au Canada depuis les États‑Unis et a présenté une demande d’asile.

[7] La demande d’asile du demandeur a été séparée de celle de son épouse et de sa famille en raison d’accusations de voies de fait contre un membre de la famille. Son épouse a par la suite abandonné les accusations et a témoigné à l’audience du demandeur devant la SPR.

[8] Le 31 janvier 2023, le juge Mosley a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision du 17 septembre 2021 par laquelle la SPR a rejeté les demandes d’asile de l’épouse du demandeur et des autres membres de sa famille.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SPR a évalué la demande d’asile du demandeur au titre de l’article 96 de la LIPR et a conclu que les FARC considèrent que les personnes qui refusent de se plier à leurs demandes d’extorsion s’opposent à leurs objectifs politiques. Bien que la perception des FARC puisse ne pas refléter la situation réelle, la SPR a conclu que le demandeur était ciblé pour des motifs politiques.

[10] La SPR a conclu que le demandeur avait témoigné de façon franche et qu’il avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était propriétaire d’une entreprise en Colombie et qu’il était la cible d’extorsion. Elle a également conclu que la crainte du demandeur à l’égard des dissidents des FARC était bien fondée compte tenu de la preuve objective sur la situation dans le pays.

[11] La question déterminante pour la SPR était celle de l’existence d’une PRI viable pour le demandeur à Cartagena, en Colombie. Lorsqu’elle s’est penché sur la question de l’existence d’une PRI, la SPR a appliqué le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA).

[12] Premièrement, la SPR a reconnu la preuve objective qui montrait les ressources et les moyens dont disposaient des groupes dissidents des FARC pour perpétrer des attaques dans toutes les régions de la Colombie. Cependant, elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi que les dissidents seraient motivés à le retrouver à Cartagena. En l’absence d’une motivation continue de la part des FARC d’utiliser leurs ressources pour retrouver le demandeur, la SPR a conclu que ce dernier ne serait pas exposé à un risque sérieux de persécution ou qu’il ne serait pas personnellement exposé à un risque de mort ou de préjudice à Cartagena.

[13] Deuxièmement, comme le demandeur n’avait pas établi que les FARC étaient motivées à le retrouver à l’extérieur de Bogotá, la SPR a noté qu’il n’aurait pas à vivre caché à Cartagena. De plus, elle a conclu que les conditions de vie, y compris le risque de criminalité, dans la ville ne sont pas telles qu’elles mettraient en danger la vie et la sécurité du demandeur. Par conséquent, ce dernier n’était pas parvenu à satisfaire aux exigences très rigoureuses requises pour que la SPR conclue qu’il était déraisonnable qu’il se réinstalle à Cartagena.

[14] Compte tenu de ses deux conclusions, la SPR a conclu que le demandeur disposait d’une PRI viable à Cartagena, en Colombie, et a rejeté sa demande d’asile.

III. Analyse

[15] Les motifs et les conclusions de la SPR concernant l’existence d’une PRI en Colombie pour le demandeur sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32).

[16] Le demandeur soutient que l’analyse faite par la SPR de la première partie du critère relatif à la PRI et de la motivation des groupes dissidents des FARC de le retrouver et de lui causer un préjudice est déraisonnable pour trois raisons : 1) la SPR n’a pas tenu compte de son profil en tant que propriétaire d’entreprise ciblé pour extorsion par les FARC; 2) la SPR a commis une erreur en rejetant son témoignage selon lequel il a été ciblé par des dissidents depuis qu’il a quitté la Colombie; et 3) la décision est intrinsèquement contradictoire.

[17] Le demandeur soutient d’abord que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant de tenir compte de son profil de propriétaire d’entreprise eu égard aux principes directeurs du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR) intitulés Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia (principes directeurs du HCR relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires de la Colombie) (les principes directeurs du HCR) (Montano Alarcon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 395 au para 48). Il souligne que le groupe dissident des FARC l’a ciblé en raison de son entreprise et que les principes directeurs du HCR confirment que les propriétaires de petites entreprises sont susceptibles d’être victimes d’extorsion. Le demandeur fait valoir que s’il était exposé à un risque à Bogotá, il le sera également à Cartagena puisque son profil de risque prospectif n’aura pas changé. Il affirme également que, comme il n’a travaillé que dans la vente, ce serait la meilleure option pour lui pour subvenir aux besoins de sa famille en Colombie.

[18] Malgré les observations détaillées du demandeur, je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de son profil par la SPR. La SPR a clairement reconnu que le demandeur avait été propriétaire d’une entreprise à Bogotá et que lui et son épouse avaient été ciblés par des dissidents des FARC en raison de leur entreprise. L’examen par la SPR de sa demande d’asile et du risque prospectif au titre de l’article 96 de la LIPR ainsi que du motif des opinions politiques présumées était fondé sur le profil du demandeur en tant que propriétaire d’entreprise qui n’avait pas payé le montant total d’une demande d’extorsion des FARC et qui avait été menacé par des dissidents des FARC. La SPR n’a commis aucune erreur en concentrant son analyse sur les deux derniers éléments de la demande d’asile du demandeur. Le demandeur a lui‑même soutenu devant la SPR qu’il était ciblé en raison de ses opinions politiques présumées. De plus, la déclaration du demandeur concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI selon laquelle il était propriétaire d’une entreprise à Bogotá et serait inévitablement et nécessairement propriétaire d’une entreprise à Cartagena n’est pas fondée (Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 aux para 19‑20; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 940 au para 17). Le statut du demandeur en tant que propriétaire d’entreprise ou homme d’affaires n’est pas une caractéristique immuable qui est essentielle à sa dignité humaine.

[19] Le demandeur soutient ensuite que la SPR a déraisonnablement conclu que les dissidents des FARC n’avaient pas la motivation pour le retrouver. Il fait valoir que la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant le mode de fonctionnement des groupes paramilitaires en Colombie et le fait que des personnes s’étaient renseignées à son sujet de façon délibérément vague après son départ de Bogotá.

[20] Je souscris aux arguments du demandeur.

[21] La SPR a reconnu que des inconnus ont posé des questions au sujet du demandeur et de ses allées et venues depuis son départ de la Colombie et que le demandeur croyait que ces personnes étaient des dissidents des FARC ou des agents agissant au nom des FARC parce qu’elles ne s’identifient pas et n’expliquent pas pourquoi elles posent ces questions. Elle a toutefois conclu que la conviction du demandeur quant à l’identité des personnes et à leur intention de lui nuire n’était que pure conjecture.

[22] Je conviens avec le défendeur que la conviction personnelle du demandeur n’est pas suffisante pour établir que les personnes inconnues étaient membres des FARC ou qu’elles agissaient au nom des FARC. Toutefois, la SPR n’a pas tenu compte des arguments du demandeur concernant les aspects causals et temporels des demandes de renseignements faites à son sujet ni de la preuve objective qui montre que les gangs criminels, y compris les autres groupes dissidents des FARC, travaillent de manière clandestine par l’intermédiaire du bouche-à-oreille et par l’entremise de collaborateurs urbains. Comme le fait raisonnablement remarquer le demandeur, ni les membres des FARC ni leurs collaborateurs n’annoncent leur présence en tant qu’émissaires des FARC lorsqu’ils s’informent au sujet d’une cible.

[23] La SPR a fait référence à la preuve objective sur laquelle le demandeur s’appuie, mais elle n’a pas évalué son incidence par rapport à la méthode d’approche utilisée par les inconnus qui recherchaient le demandeur. Elle a plutôt conclu qu’il s’agissait de personnes « se renseignant tout simplement sur le demandeur d’asile ». L’analyse ne contient aucune considération de fond quant à la question de savoir si les approches adoptées par les inconnus étaient similaires à celles employées par des collaborateurs urbains ou d’autres agents des FARC. La SPR n’a pas non plus évalué le moment des demandes de renseignements qui ont suivi immédiatement les menaces proférées à l’encontre du demandeur et de son épouse concernant les conséquences d’un éventuel défaut de paiement de la totalité du montant de l’extorsion.

[24] Par conséquent, je conclus que la décision de la SPR ne repose pas sur une analyse logique et laisse à penser que la commissaire, non seulement n’a pas examiné la preuve, mais n’a pas non plus appliqué la preuve au critère relatif à une PRI (Vavilov, aux para 102‑103; Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 au para 30). Cette lacune dans la décision est importante compte tenu du fait que la SPR a reconnu que les dissidents des FARC avaient les moyens de suivre le demandeur dans toute la Colombie. La conclusion de la SPR selon laquelle Cartagena est une PRI viable repose uniquement sur l’absence de motivation continue des FARC à consacrer leurs ressources à trouver le demandeur.

[25] Enfin, le demandeur soutient que la SPR a tiré des conclusions contradictoires qui, à elles seules, rendent la décision inintelligible.

[26] Au cours de son analyse du témoignage du demandeur selon lequel des inconnus avaient posé des questions à son sujet en Colombie, la SPR a déclaré ce qui suit :

[36] […] Le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, [les inconnus] ne sont sans doute pas des membres des FARC, mais plutôt des personnes se renseignant tout simplement sur le demandeur d’asile.

[27] La SPR a ensuite tenu compte du fait que les dissidents des FARC n’avaient pas retrouvé le demandeur lorsqu’il s’était brièvement caché chez ses parents à Bogotá avant de quitter le pays. Elle a déclaré que les FARC disposaient des ressources nécessaires pour retrouver le demandeur, en particulier au domicile de ses parents, dans la ville où la demande d’extorsion avait d’abord été faite. La SPR a conclu ce qui suit :

[44] […] Par conséquent, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, les membres dissidents des FARC qui cherchent le demandeur d’asile n’ont pas la motivation voulue pour le trouver en dehors de sa résidence et de ses lieux de travail.

[28] Je conviens avec le demandeur que la SPR ne peut pas simultanément tirer ces deux conclusions (Vavilov, au para 104). Soit des membres ou des collaborateurs des FARC sont à la recherche du demandeur, soit ils ne le sont pas.

[29] La question de savoir si les « inconnus » étaient ou non des dissidents des FARC est un élément fondamental de la conclusion de la SPR relative à la PRI concernant la motivation. La contradiction évidente dans l’analyse et les conclusions de la SPR mine considérablement la clarté et la justification de la décision faisant l’objet du contrôle et nécessite l’intervention de la Cour.

IV. Conclusion

[30] En résumé, la conclusion de la SPR selon laquelle il existe une PRI viable à Cartagena, en Colombie, pour le demandeur n’est pas raisonnable compte tenu de la preuve et du droit applicable. La SPR a omis d’examiner l’application de la preuve objective aux faits dont elle disposait pour conclure que les inconnus à la recherche du demandeur n’étaient probablement pas des dissidents des FARC. La SPR a également commis une erreur importante en tirant des conclusions contradictoires sans explication. La demande sera donc accueillie.

[31] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision datée du 11 mars 2022 par laquelle la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile du demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2974-22

INTITULÉ :

BRAYAN ALEXANDER MARTIN BARREIRO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

DATE DES MOTIFS :

Le 23 mars 2023

COMPARUTIONS :

Karina A.K. Thompson

Pour le demandeur

Aida Kalaj

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Karina A.K. Thompson

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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