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Date : 20230321


Dossier : IMM-2799-21

Référence : 2023 CF 382

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOSE SAUL MONTES TORRES

LUISA MARGARITA GARCIA

MATTHEW JOSE MONTES ET

ELIZABETH JOY MONTES GARCIA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs adultes (Jose Saul Montes Torres et Luisa Margarita Garcia) sont des citoyens du Salvador. Leurs enfants, Matthew, 8 ans, et Elizabeth, 11 ans, sont des citoyens américains.

[2] La famille est arrivée au Canada en provenance des États‑Unis en janvier 2018. M. Torres vivait aux États‑Unis sans statut depuis octobre 2002. Mme Garcia y vivait quant à elle sans statut depuis mai 2010. Les demandeurs mineurs sont tous deux nés aux États‑Unis.

[3] Au Canada, les demandeurs adultes ont présenté des demandes d’asile au motif qu’ils craignaient la Mara Salvatrucha, un gang de criminels du Salvador aussi connu sous le nom de MS‑13. Le 9 avril 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté les demandes d’asile pour des motifs liés à la crédibilité. Le 25 juillet 2019, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée à l’étape de l’autorisation (dossier de la Cour fédérale no IMM‑2713‑19). (Le 23 mai 2019, la Section d’appel des réfugiés de la CISR avait rejeté l’appel interjeté à l’égard de la décision de la SPR pour défaut de compétence au titre de l’alinéa 110(2)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).)

[4] En octobre 2019, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Ils ont invoqué au fondement de leur demande leur établissement au Canada, les difficultés auxquelles ils devraient faire face au Salvador compte tenu de la situation générale dans le pays, leur crainte de la Mara Salvatrucha et l’intérêt supérieur de leurs enfants. L’agent principal a rejeté la demande dans sa décision datée du 12 avril 2021.

[5] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils soutiennent que la décision était déraisonnable. Pour les motifs présentés ci‑après, je ne peux souscrire à cet argument. La présente demande doit donc être rejetée.

[6] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la LIPR « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19. La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au para 25). Le paragraphe 25(1) exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision prise en application de cette disposition.

[7] La dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure extrêmement discrétionnaire (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 15; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4). Il incombe aux demandeurs de présenter suffisamment d’éléments de preuve y compris des renseignements sur l’intérêt supérieur des enfants ‒ pour justifier que ce pouvoir discrétionnaire soit exercé en leur faveur : voir Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646 au para 31 et Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 22).

[8] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy, au para 44). La Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136). Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable.

[10] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). En outre, étant donné la nature discrétionnaire des décisions rendues en application du paragraphe 25(1) de la LIPR, règle générale, les cours de révision feront preuve d’une très grande retenue à l’égard des décisions des décideurs administratifs (Williams, au para 4). Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; il s’agit d’un type rigoureux de contrôle (Vavilov, au para 13).

[11] Lorsqu’il a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a tiré les principales conclusions suivantes :

  • Depuis leur établissement au Canada en janvier 2018, les demandeurs ont atteint [traduction] « un niveau d’établissement modeste du point de vue de l’intégration ».

  • L’allégation des demandeurs selon laquelle ils craignent la Mara Salvatrucha est la même allégation de risque avancée à l’appui des demandes d’asile. Même si le critère juridique que l’agent devait appliquer n’était pas le même que celui appliqué par la SPR, il a noté que la SPR avait tiré plusieurs conclusions de fait qui étaient pertinentes pour l’évaluation des difficultés, notamment : le gang avait harcelé M. Torres et son frère, mais l’allégation des demandeurs selon laquelle le gang, après avoir ciblé M. Torres comme recrue potentielle 18 ans plus tôt, avait continué de le viser personnellement, n’était pas crédible; M. Torres n’a pas établi qu’il était ciblé par le gang parce qu’il était soudeur; et l’allégation des demandeurs adultes selon laquelle le gang continuait de chercher à savoir où ils se trouvaient n’était pas crédible. L’agent chargé d’évaluer la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a conclu que [traduction] « les renseignements qui permettraient de donner suite aux conclusions de la SPR [étaient] insuffisants ».

  • L’agent a constaté [traduction] « le temps considérable qui s’[était] écoulé depuis que les demandeurs [adultes] [avaient] quitté le Salvador et [a conclu] à cet égard [que] les éléments de preuve [étaient] insuffisants pour établir un lien avec la crainte des demandeurs adultes de devoir faire face à des difficultés liées au gang MS‑13 ». Il a également noté que, même si les demandeurs adultes affirmaient toujours que le gang continuait de se renseigner à leur sujet, il n’y avait [traduction] « que peu de détails permettant d’établir que le gang continu[ait] bel et bien à se renseigner sur les demandeurs, y compris des détails sur la manière dont ceux‑ci [avaient] pris connaissance de cette information ».

  • Le frère de M. Torres s’était vu accorder l’asile au Canada, mais il n’y avait [traduction] « que peu d’éléments de preuve documentaire permettant d’avoir plus de précisions sur cette allégation et de la lier à la crainte prospective des demandeurs de devoir faire face à des difficultés ».

  • Dans l’ensemble, il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la crainte des demandeurs de devoir faire face à des difficultés et de subir un préjudice au Salvador ou pour indiquer que l’intérêt supérieur de leurs enfants pourrait être compromis en raison de considérations liées à la sécurité ».

  • L’agent a reconnu que les demandeurs adultes souffraient d’un trouble de stress post‑traumatique et que la perspective de retourner au Salvador provoquait chez eux une grande anxiété (comme en témoigne une évaluation psychologique effectuée en janvier 2019 dans le cadre de leurs demandes d’asile). Toutefois, l’agent a accordé moins de poids à ce facteur parce que l’évaluation était fondée, entre autres, sur des risques au Salvador qui n’étaient pas autrement établis (voir ci‑dessus) et qu’il n’y avait pas de preuve que les demandeurs avaient suivi le traitement recommandé. L’agent a également noté que les demandeurs adultes s’étaient bien adaptés à leur situation d’immigration précaire depuis qu’ils avaient quitté le Salvador de nombreuses années auparavant. Par conséquent, il a conclu que [traduction] « la preuve était insuffisante pour étayer les difficultés liées aux considérations de santé mentale auxquelles devraient faire face les demandeurs s’ils retournaient au Salvador ».

  • En ce qui concerne la question de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a reconnu qu’il existait des différences considérables entre les niveaux de vie au Canada et au Salvador, notamment la situation économique, la sécurité personnelle, l’éducation et les soins de santé. Il a également reconnu qu’il serait difficile pour les enfants de quitter le Canada. Il a toutefois conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir que, dans leur situation particulière, il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada.

[12] En se fondant sur une [traduction] « évaluation globale » de tous les facteurs présentés par les demandeurs à la lumière des éléments de preuve à l’appui, l’agent n’a pas été convaincu que les demandeurs avaient fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifiée dans leur cas. Par conséquent, il a rejeté leur demande.

[13] J’ai examiné attentivement le dossier dont disposait l’agent, la décision qu’il a rendue ainsi que les observations formulées dans la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs ne m’ont pas convaincu que la décision de l’agent est déraisonnable. Les principales conclusions énoncées ci‑dessus pouvaient toutes être tirées par l’agent. Elles sont toutes étayées par des motifs détaillés et intelligibles qui tiennent compte des observations et des éléments de preuve présentés à l’agent. En ce qui concerne des questions clés comme l’interaction entre les conclusions de la SPR et le fondement factuel de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’approche de l’agent était tout à fait conforme à la jurisprudence : voir Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 537 au para 54; et Oladekoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 449 aux para 18‑20.

[14] Comme il était tenu de le faire, l’agent a soigneusement évalué les divers facteurs sur lesquels s’appuyaient les demandeurs, à la fois individuellement et globalement. Il a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire des exigences habituelles de la loi était justifiée dans leur cas. Rien ne donne à penser que l’agent a mal compris ou mal appliqué le critère de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Rien n’indique non plus que l’agent a omis de tenir compte des éléments de preuve pertinents ou qu’il en a fait une mauvaise interprétation. La décision reposait sur l’évaluation de la preuve par l’agent et sur l’appréciation des facteurs pertinents, des questions pour lesquelles l’agent devait faire preuve d’une grande retenue. Essentiellement, les observations des demandeurs se résument à des désaccords quant à la façon dont l’agent a apprécié les facteurs pertinents. À moins que cette appréciation ne soit déraisonnable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, je n’ai aucune raison de modifier la décision.

[15] Bien que cela puisse être peu rassurant pour les demandeurs, j’ajouterais seulement ceci. Bien que je sois convaincu que l’intérêt supérieur des enfants a été « bien identifié et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39, guillemets internes et renvois omis), il a été difficile de trancher la question de savoir si l’évaluation par l’agent de ce facteur était raisonnable. En fin de compte, la question a été tranchée en fonction de la preuve (ou de l’absence de preuve) au dossier dont disposait l’agent concernant la façon dont l’intérêt des enfants serait touché s’ils devaient quitter le Canada. Comme je l’ai expliqué, compte tenu de mon rôle restreint dans un contrôle judiciaire, je n’ai aucune raison de modifier cette décision. Néanmoins, si les demandeurs présentent une nouvelle demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, un décideur raisonnable, devant un dossier de preuve différent, pourrait fort bien arriver à une conclusion différente quant à l’intérêt supérieur des enfants et même à l’égard de la demande dans son ensemble. Le fait que la décision en l’espèce a résisté au contrôle devrait avoir peu ou pas d’incidence sur le bien‑fondé des demandes subséquentes.

[16] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[17] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[18] Enfin, d’après l’intitulé initial, le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Même s’il est ainsi couramment désigné, le nom du défendeur au titre de la loi demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, art 5(2); LIPR, art 4(1)). Par conséquent, dans le cadre du présent jugement, l’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2799-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’intitulé est modifié, de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2799-21

INTITULÉ :

JOSE SAUL MONTES TORRES ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 août 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

Le 21 mars 2023

COMPARUTIONS :

Valentina S. Wong

POUR LES DEMANDEURS

Meenu Ahluwalia

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VSW LAW

Avocate

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

Pour le défendeur

 

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