Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230314


Dossier : IMM‑1850‑21

Référence : 2023 CF 336

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

HELENA DE CASSIA MARTINS LIMA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 27 février 2021 par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse présentée au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. L’agent a rejeté la demande parce qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse vivait avec son épouse et que le mariage n’avait pas été contracté principalement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège en matière d’immigration au Canada.

II. Faits

[2] La demanderesse est citoyenne du Portugal. Elle est venue au Canada en 2014 à titre de visiteuse. Son statut a été prolongé jusqu’en juin 2016. À l’expiration de son statut de visiteuse, elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée en mars 2017.

[3] La demanderesse et son épouse, qui est également sa répondante, se sont mariées en mars 2018. En mars 2019, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision du 27 février 2021 par laquelle cette demande de résidence permanente a été rejetée.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[4] Dans une lettre du 27 février 2021 [la lettre de décision], l’agent explique qu’il a rejeté la demande de résidence permanente pour deux motifs. Premièrement, l’agent a jugé que la demanderesse ne respectait pas les conditions d’admissibilité énoncées à l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], car il n’était pas convaincu que la demanderesse vivait véritablement avec sa répondante (elle ne « vit » pas avec elle). Deuxièmement, il n’était pas convaincu que la demanderesse appartenait à la catégorie des « époux » pour l’application de l’alinéa 4(1)a) du Règlement, puisqu’il n’était pas convaincu qu’elle ne s’était pas mariée avec la répondante dans le but premier d’acquérir un statut ou un privilège en matière d’immigration au Canada.

[5] Dans les motifs qui accompagnent sa lettre de décision, l’agent a résumé la preuve documentaire qui avait été fournie à l’appui de la présumée cohabitation de la demanderesse et de sa répondante. Il a toutefois conclu que la preuve comportait des lacunes importantes, de sorte qu’elle ne pouvait pas, à elle seule, être reconnue comme étant crédible et substantielle pour établir la cohabitation.

[6] Le facteur qui, selon l’agent, s’est avéré déterminant pour arriver à une conclusion défavorable quant à la cohabitation du couple résidait dans [traduction] « l’absence totale de document de fond vérifiable de la part de la Toronto Housing Authority » pour corroborer le fait que la demanderesse et la répondante vivaient sous le même toit.

[7] L’agent a constaté que la répondante vivait dans un logement subventionné de Toronto dont le loyer était indexé sur le revenu et qui était régi par diverses lois et règles. L’une de celles‑ci exige des locataires qu’ils signalent tout changement dans la composition de leur ménage (c’est-à-dire si quelqu’un déménage ou emménage) en remplissant le formulaire de révision annuelle des revenus et des biens du ménage. Cette exigence n’a pas été contestée.

[8] L’agent a indiqué que, bien que la répondante eût présenté un exemplaire vierge du formulaire de révision annuelle des revenus et des biens du ménage, elle n’avait fourni aucun autre formulaire confirmant qu’elle avait bien signalé un changement dans la composition de son ménage au moment où la demanderesse avait emménagé chez elle. Comme la répondante était tenue de remplir un formulaire de révision annuelle si la demanderesse emménageait avec elle, l’agent a tiré une inférence défavorable qui l’a amené à conclure qu’aucun motif crédible ne lui permettait de croire que la demanderesse vivait bel et bien avec la répondante.

[9] La demanderesse a affirmé que la Toronto Housing Authority avait refusé d’ajouter son nom au bail du logement de la répondante parce qu’elle n’avait pas de statut au Canada, mais l’agent a jugé que cette affirmation était fausse. L’agent a fait remarquer que le formulaire que la demanderesse avait présenté en preuve comportait une question à savoir si la citoyenneté ou le statut d’immigration au Canada de l’un des membres du ménage avait changé dans les douze derniers mois et, dans l’affirmative, invitait la personne à fournir une explication et des documents à l’appui. De l’avis de l’agent, la présence d’une telle question confirmait que la Toronto Housing Authority n’interdisait pas aux étrangers sans statut de résident permanent ou citoyenneté canadienne de vivre avec leur famille, pourvu que le locataire principal respecte les lignes directrices établies dans les circonstances.

[10] L’agent a ensuite exprimé des doutes quant à la crédibilité de la relation entre la demanderesse et sa répondante. Il estimait que ces dernières avaient fourni des renseignements contradictoires sur des aspects importants de leur présumée relation conjugale, notamment au sujet du lieu et des circonstances de leur rencontre.

[11] Enfin, l’agent a traité de l’authenticité du mariage. Il a noté que la demanderesse avait présenté peu de renseignements ou d’éléments de preuve documentaire à l’appui de sa relation conjugale avec la répondante.

IV. Questions en litige

[12] La demanderesse est d’avis que la présente demande soulève les cinq questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant qu’aucun motif crédible ne lui permettait de croire que la demanderesse vivait avec la répondante?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que la relation entre la demanderesse et la répondante n’était pas crédible et que leur mariage n’était pas authentique?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que, de façon générale, le mariage de la demanderesse et de la répondante n’était pas authentique et qu’il avait été contracté dans le but premier d’acquérir un statut ou un privilège?

  4. L’agent a-t-il analysé la crédibilité de la relation de façon trop minutieuse?

  5. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de s’entretenir avec la demanderesse ou la répondante?

[13] À mon avis, la question en l’espèce est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable et, en ce qui concerne la cinquième question ci‑dessus, si la décision était équitable sur le plan procédural.

V. Norme de contrôle

A. Norme de la décision raisonnable

[14] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[15] En outre, dans l’arrêt Vavilov, il est très clairement établi qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. La Cour suprême du Canada précise ce qui suit :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[16] Récemment, la Cour d’appel fédérale a réitéré, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de notre Cour n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[Non souligné dans l’original.]

B. Norme de la décision correcte

[17] Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie, au para 43. Cela dit, je tiens à souligner que, au paragraphe 69 de l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général) [Bergeron], 2015 CAF 160, la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, a indiqué qu’il peut être de mise d’appliquer la norme de la décision correcte « “en se montrant respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42 ». Je renvoie toutefois à l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [le juge Rennie]. Par ailleurs, je renvoie également au récent arrêt de la Cour d’appel fédérale selon lequel le contrôle judiciaire d’une question d’équité procédurale s’effectue selon la norme de la décision correcte : voir Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc souscrivant aux motifs du jugement] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte […].

[18] Selon ma compréhension des principes énoncés par la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Vavilov, la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[19] Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique ce qui est exigé d’une cour qui procède à un contrôle selon la norme de la décision correcte :

[50] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VI. Analyse

[20] Comme je le mentionne plus haut, la lettre de décision énonçait deux motifs distincts de rejet de la demande : 1) la conclusion défavorable quant à la question de savoir si les parties satisfaisaient au critère légal de la cohabitation, c’est-à-dire si elles vivaient ensemble, et 2) la conclusion selon laquelle la demanderesse n’appartenait pas à la catégorie des époux aux fins de l’application du Règlement.

[21] Comme je l’explique ci-après, j’estime que la conclusion de l’agent selon laquelle les parties ne vivaient pas ensemble est raisonnable. À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée, et il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de la demanderesse au sujet du but illégitime de son mariage allégué. De plus, comme je l’explique plus loin, l’allégation d’iniquité procédurale est sans fondement : la demanderesse a reçu une lettre l’informant des doutes de l’agent et a tout simplement refusé de fournir des documents établissant sa cohabitation avec la répondante. Il n’y avait donc pas lieu de tenir une audience.

[22] D’entrée de jeu, il est important de mentionner que les conclusions relatives à la cohabitation des parties, qui est la situation juridique à respecter au regard de la loi, sont des conclusions de fait (Nzau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 74 au para 8).

[23] Pour contester le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent quant à la cohabitation, la demanderesse soutient que ce dernier a commis une erreur en se fondant uniquement sur l’absence de document substantiel et vérifiable de la part de la Toronto Housing Authority pour corroborer le fait qu’elle vivait sous le même toit que sa répondante et qu’il n’a donc pas tenu compte des autres éléments de preuve.

[24] L’argument de la demanderesse est sans fondement. Dans les motifs accompagnant la lettre de décision, l’agent a expressément indiqué que la demanderesse et la répondante avaient fourni des documents à l’appui de leur cohabitation, mais que, comme ceux-ci n’avaient pas été vérifiés par les institutions les ayant délivrés, il ne les avait pas jugés fiables et ne leur avait accordé à peu près aucun poids. L’ensemble des documents présentés par la demanderesse et la répondante pouvaient être obtenus par toute personne qui en fait la demande en fournissant une adresse :

[traduction]

La preuve documentaire fournie par Mme Martins Lima et sa répondante, Mme Ribeiro, pour étayer leur cohabitation se résume à une carte d’identité ontarienne avec photo au nom de Mme Martins Lima, à la facture de téléphone cellulaire de la répondante, à la correspondance du couple avec la banque où il détient un compte conjoint ainsi qu’à des déclarations de revenus et des étiquettes d’expédition affichant l’adresse du logement. Ces documents, s’ils avaient été fournis conjointement avec un document de fond tel qu’un bail, un contrat de location ou une confirmation du gestionnaire d’immeuble, auraient été considérés comme des éléments de preuve supplémentaires à l’appui de la cohabitation. Cependant, la pièce d’identité avec photo et la correspondance avec les institutions ne pouvaient, à elles seules, être admises comme éléments de preuve crédibles et substantiels pour établir la cohabitation. Il est bien connu que l’adresse donnée par une personne pour se procurer une pièce d’identité avec photo ou un permis de conduire de l’Ontario ou encore pour ouvrir un compte bancaire ou produire une déclaration de revenus n’est pas vérifiée par les institutions qui délivrent ces documents.

[25] Compte tenu de ce qui précède, et contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, nous ne sommes pas devant un cas où l’agent aurait omis d’examiner des éléments de preuve. L’agent a plutôt accordé peu de poids à la preuve fournie étant donné les lacunes qu’il y avait relevées. Ce fait est rendu explicite par le passage qui suit, issu de l’extrait ci-dessus : [traduction] « Ces documents, s’ils avaient été fournis conjointement avec un document de fond tel qu’un bail, un contrat de location ou une confirmation du gestionnaire d’immeuble, auraient été considérés comme des éléments de preuve supplémentaires à l’appui de la cohabitation. » Les arguments de la demanderesse ne sont rien de plus qu’un désaccord quant au poids accordé à la preuve. Cela dit, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve ou les inférences qui en ont été tirées, à moins de circonstances exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Vavilov, au para 125; Doyle, au para 3).

[26] Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il était raisonnablement loisible à l’agent de tirer une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve de cohabitation avec la répondante, par exemple le formulaire que cette dernière devait remplir chaque année pour continuer à bénéficier d’un logement subventionné. Le formulaire que la répondante aurait dû remplir lorsque la demanderesse a emménagé avec elle, si tel était bien le cas, aurait également pu, s’il avait été fourni, servir de preuve documentaire. L’un ou l’autre de ces formulaires aurait constitué un document substantiel et vérifiable; il aurait aussi pu s’agir d’un bail ou d’un contrat de location ou encore d’une déclaration du gestionnaire d’immeuble. Bien que de tels documents eussent été demandés, rien de vérifiable n’a été déposé en preuve.

[27] D’ailleurs, vu l’importance d’avoir un document substantiel et vérifiable démontrant la cohabitation des parties, l’agent a fait parvenir une lettre à la demanderesse le 18 janvier 2021, dans laquelle il lui demandait notamment de fournir un [traduction] « bail ou contrat de location de [sa] résidence actuelle signé par le gestionnaire d’immeuble ou le propriétaire (un document écrit à la main sur un formulaire immobilier n’est pas recevable) ». Le 8 février 2021, en réponse à cette lettre, la demanderesse a présenté, entre autres, la première page d’un bail (allant de juin 2017 à mai 2018) conclu entre la répondante et la Toronto Housing Authority ainsi qu’un formulaire vierge émanant de celle-ci.

[28] Rien de ce que la demanderesse et la répondante ont déposé en preuve n’atteste leur présumée cohabitation. Étant donné ses doutes à savoir si la demanderesse était partie au bail et si le gestionnaire d’immeuble savait que cette dernière vivait avec la répondante, l’agent a communiqué avec l’avocat de la demanderesse pour demander une version à jour du bail conclu avec la Toronto Housing Authority.

[29] Le 11 février 2021, l’avocat de la demanderesse a informé l’agent que la répondante avait communiqué avec la Toronto Housing Authority et qu’on lui avait répondu que la demanderesse ne pouvait pas devenir partie au bail parce qu’elle n’avait pas de statut au Canada. L’agent a exprimé des réserves quant à cette réponse et a précisé qu’il accepterait en preuve tout document de la Toronto Housing Authority confirmant que l’organisme était au courant que la demanderesse vivait avec la répondante.

[30] En guise de réponse, la demanderesse a présenté trois captures d’écran. La première consistait en un extrait d’une conversation par message texte entre, vraisemblablement, la demanderesse ou la répondante et une personne non identifiée. La personne non identifiée y affirme : [traduction] « Je ne pourrai rien fournir par écrit ». La deuxième capture d’écran est tirée d’un courriel envoyé à la répondante par un [traduction] « gestionnaire d’immeuble ». L’auteur du courriel indique que [traduction] « nous ne pouvons pas fournir de lettre », précisant qu’il a [traduction] « parlé à [la demanderesse] […] et lui a expliqué la situation », et qu’elle est [traduction] « bien au courant de la politique de la TCHC [Toronto Community Housing Corporation] concernant l’inscription [au bail] et la délivrance de lettres ». La dernière capture d’écran provient d’un autre courriel, cette fois entre la répondante et une personne inconnue. Cette personne y déclare simplement ceci : [traduction] « Comme nous l’avons mentionné dans notre conversation, nous ne serons pas en mesure de vous fournir une réponse écrite contenant les renseignements demandés. »

[31] Compte tenu de la preuve au dossier, il était raisonnable que l’agent rejette l’explication de la répondante selon laquelle elle n’avait pas pu ajouter la demanderesse à son bail, car cette dernière n’avait pas de statut au Canada. Comme l’agent l’a raisonnablement fait remarquer, les captures d’écran posaient problème, puisqu’elles avaient été fournies hors contexte; elles représentaient des portions de conversation prises isolément et ne montraient pas ce qui avait été initialement demandé à chaque interlocuteur. Elles ne confirment pas non plus pourquoi la répondante n’a pas pu ajouter la demanderesse à son bail. Par ailleurs, l’agent a raisonnablement noté que le formulaire de la Toronto Housing Authority comportait une question à savoir si la citoyenneté ou le statut d’immigration au Canada de l’un des membres du ménage avait changé dans les douze derniers mois et, dans l’affirmative, invitait la personne à fournir une explication et des documents à l’appui. À mon humble avis, vu l’absence de preuve du contraire et les demandes de renseignements qu’il avait raisonnablement formulées, l’agent a eu raison d’interpréter la présence d’une telle question comme une confirmation du fait que la Toronto Housing Authority n’interdisait pas aux étrangers sans statut de résident permanent ni citoyenneté canadienne de vivre avec leur famille dans ses logements, pourvu que le locataire principal respecte les lignes directrices établies.

[32] Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que la décision est déraisonnable.

[33] Je note également que la demanderesse a soulevé une objection relative à l’équité procédurale en ce qui a trait au deuxième motif, que l’agent a invoqué indépendamment du premier, pour justifier le rejet de la demande, soit le manque d’authenticité du mariage de la demanderesse et de la répondante. La demanderesse affirme que, en raison des doutes qu’il avait exprimés, l’agent était tenu de les interroger séparément, elle et la répondante, pour clarifier la situation.

[34] Que l’argument relatif à l’équité procédurale soit valable ou non, je n’ai pas à en traiter, puisque la conclusion selon laquelle la demanderesse ne « vivait » pas avec la répondante était déterminante pour permettre à l’agent de statuer sur l’affaire dont il était saisi. À elle seule, cette conclusion suffisait à justifier la décision de l’agent de rejeter la demande de la demanderesse, et, pour le même motif, le caractère raisonnable de cette décision constitue un fondement suffisant pour rejeter la présente demande.

[35] J’ajouterai que, dans l’hypothèse où il y ait eu manquement à l’équité procédurale, il existe une exception très importante à la règle générale selon laquelle « la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide » (voir Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 RCS 643 au para 23). Cette exception s’applique lorsque le résultat est « inéluctable sur le plan juridique ». Dans Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204 [McBain], le juge Boivin, de la Cour d’appel fédérale, résume en ces termes la jurisprudence sur la question :

[8] La question de savoir si un décideur administratif a respecté le principe de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79).

[9] Les manquements à l’équité procédurale rendent habituellement une décision invalide; en général, la réparation consiste en la tenue d’une nouvelle audience (Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, [1985] A.C.S. no 78 (QL)).

[10] Il existe des exceptions à cette règle quand le résultat est inéluctable sur le plan juridique (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 227 et 228; 1994 CarswellNfld 211, aux paragraphes 51 à 54) [Mobil Oil] ou quand le manquement à l’équité procédurale a été corrigé en appel (Taiga Works Wilderness Equipment Ltd. c. British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97, [2010] B.C.J. No. 316 (QL), au paragraphe 38 [Taiga Works]).

[Non souligné dans l’original.]

[36] J’estime que le résultat obtenu en l’espèce était « inéluctable sur le plan juridique », conformément à l’arrêt McBain. Autrement dit, je suis d’avis que le manquement à l’équité procédurale n’a aucune incidence sur la décision.

[37] Comme je le mentionne plus haut, compte tenu de la conclusion raisonnable de l’agent selon laquelle la demanderesse ne « vivait » pas avec la répondante, le seul résultat possible était le rejet de la demande de la demanderesse, comme ce fût le cas.

VII. Conclusion

[38] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

VIII. Question à certifier

[39] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1850‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : La demande de contrôle judiciaire est rejetée, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1850‑21

INTITULÉ :

HELENA DE CASSIA MARTINS LIMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Manpreet Singh Batra

POUR LA DEMANDERESSE

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Globe Immigration

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.