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Date : 20230315

Dossier : IMM-3508-22

Référence : 2023 CF 351

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 mars 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ANAS MOHAMED

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] du 29 mars 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a infirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le défendeur, citoyen du Kenya, a affirmé qu’il craignait la famille de son ex-petite amie, Salma, parce qu’il entretenait une relation secrète avec elle et qu’il l’avait mise enceinte. Il a soutenu que les membres de la famille de Salma ont menacé son père et incendié sa boutique et qu’ils le tueraient si jamais il retournait au Kenya. La SPR a conclu que le défendeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que Salma existait et que sa famille et lui étaient pris pour cible par le père de Salma à cause de leur relation.

[3] La SAR a conclu que le défendeur était bel et bien une personne à protéger parce qu’il serait exposé à une menace à sa vie aux termes de l’art 97 de la LIPR.

[4] Le demandeur soutient que la décision de la SAR était déraisonnable au motif que la SAR a commis des erreurs aux égards suivants : a) son appréciation des nouveaux éléments de preuve; b) en interprétant incorrectement et en écartant des éléments de preuve pour rendre sa décision; c) en omettant de donner une explication raisonnable pour avoir conclu que la décision de la SPR était erronée.

[5] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[6] Bien que le demandeur ait soulevé un certain nombre de questions dans le cadre de la présente demande, j’estime que la question déterminante est celle de l’omission de la part de la SAR d’apprécier l’admissibilité d’une partie des nouveaux éléments de preuve produits par le défendeur à l’appui de son appel.

[7] Le défendeur a demandé à la SAR, à l’appui de son appel devant elle, d’admettre en preuve trois catégories de documents qu’il a présentés comme constituant de nouveaux éléments de preuve :

  1. Des photos intimes de Salma et du défendeur provenant de Nairobi, au Kenya;

  2. Des messages texte échangés par le défendeur et Salma que le défendeur a pu télécharger à partir de son compte iCloud;

  3. Des photos et le permis de conduire de Rumana Robow Adan, et un affidavit de cette dernière, dans lequel elle affirme ne pas être Salma.

[8] Le paragraphe 110(4) de la LIPR porte sur l’admission de nouveaux éléments de preuve en appel devant la SAR et est ainsi libellé :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[9] Selon le paragraphe 110(4), la SAR peut tenir compte des nouveaux éléments de preuve seulement : i) s’ils sont survenus depuis que la SPR a rendu sa décision; ou ii) s’ils n’étaient pas normalement accessibles alors ou si la personne en cause n’a pas pu raisonnablement les présenter au moment où la SPR a rendu sa décision défavorable. Ces critères stricts reflètent une approche restrictive relativement aux nouveaux éléments de preuve [voir Demberel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 731 au para 31; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 au para 63]. Le critère établi au paragraphe 110(4) est disjonctif, ce qui signifie que la SAR doit examiner la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve satisfont aux deux conditions énoncées au paragraphe 110(4) [voir Olowolaiyemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 895 aux para 19-20]. De plus, même si la preuve des demandeurs entre dans l’une des deux catégories visées au paragraphe 110(4), la SAR peut toujours exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’accepter ou non [voir Olowolaiyemo, précitée au para 20]. Toutefois, si la SAR estime que les nouveaux éléments de preuve ne satisfont pas aux conditions énoncées au paragraphe 110(4), elle n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’admettre les éléments de preuve [voir Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 aux para 23, 45].

[10] Si les nouveaux éléments de preuve satisfont aux critères spécifiques du paragraphe 110(4), la SAR doit aussi être convaincue qu’ils satisfont aux critères implicites de crédibilité, de pertinence, de caractère substantiel et de nouveauté [voir Singh, précité 2016 CAF 96 aux para 38 et 74].

[11] En l’espèce, bien que la SAR ait apprécié l’admissibilité des documents se rapportant à Rumana et des photos intimes de Salma et du défendeur, sa décision ne fait aucune mention de la demande du défendeur que soient admis en preuve les messages texte et d’aucune quelconque appréciation de leur admissibilité aux termes du paragraphe 110(4).

[12] Il ne peut y avoir de doute quant au fait que l’admissibilité des messages texte était une question que la SAR devait trancher, puisque tant le demandeur que le défendeur ont formulé des observations à ce sujet. Plus particulièrement, le demandeur a formulé des observations quant à l’admissibilité des messages texte précisément. Le fait que la SAR n’a pas examiné les observations que le demandeur a formulées expressément au sujet des messages texte dans sa décision démontre qu’elle n’a pas dûment pris en compte les observations du demandeur et écarte toute possibilité que la SAR ait combiné d’un trait son analyse des messages texte et celle des photos.

[13] L’omission de la SAR d’apprécier dûment l’admissibilité des messages texte est particulièrement problématique parce que la SAR a ensuite accordé un « poids important » aux messages texte quand elle a conclu que le défendeur avait établi sa relation avec Salma.

[14] Cette omission de la part de la SAR d’apprécier l’admissibilité des messages texte représente une faille majeure dans la chaîne d’analyse rationnelle d’une décision raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la SAR sera annulée et l’appel sera renvoyé à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[15] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[16] Pour conclure l’affaire, le demandeur a demandé dans un mémoire supplémentaire des faits et du droit que le nom du demandeur soit modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, puisque le nom du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a été inscrit par inadvertance en tant que demandeur. Cette demande sera accordée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3508-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’intitulé est modifié avec effet immédiat afin de désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de seul demandeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3508-22

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ANAS MOHAMED

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Aleksandra Lipska

Zofia Rogowska

POUR LE DEMANDEUR

Tina Hlimi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Law Office of Tina Hlimi

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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