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Date : 20230309


Dossier : IMM-9028-21

Référence : 2023 CF 326

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

AHMED MOHAMED AHMED EISHRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 16 novembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Historique

A. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen égyptien de 69 ans qui a demandé l’asile au Canada parce qu’il craint d’être persécuté par les autorités égyptiennes en raison de son opposition politique présumée au gouvernement égyptien.

[4] Le demandeur est marié et a six enfants. Il gagnait sa vie en Égypte en tant que mécanicien automobile et chauffeur de taxi, avant de prendre sa retraite en 2018. Il affirme être devenu politiquement actif pendant la révolution de 2011 et s’être exprimé sur le besoin de justice et de liberté en Égypte à ce moment-là.

[5] Devant la SPR, le demandeur a déclaré que les autorités égyptiennes croyaient qu’il était membre des Frères musulmans parce qu’il rencontrait des amis appartenant à ce groupe pour discuter de la situation en Égypte. Selon lui, ces personnes l’ont peut-être signalé aux autorités.

[6] En novembre 2018, le demandeur a reçu une visite menaçante d’agents de la police secrète égyptienne. Ils l’ont emmené dans un lieu inconnu, sans accusations ni mandat, et l’ont interrogé pendant plusieurs jours. Le demandeur a notamment été interrogé au sujet d’un voyage qu’il avait fait au Canada pour rendre visite à son fils. Les policiers lui ont également demandé s’il avait rencontré des membres de l’opposition et s’il avait des opinions dissidentes sur le régime égyptien. Il a finalement été libéré.

[7] Le demandeur affirme que deux mois plus tard, en janvier 2019, il a été arrêté, détenu et interrogé sur les mêmes sujets pendant plusieurs jours. Il a décrit cette deuxième détention comme étant plus violente et cruelle que la première. D’autres arrestations et détentions ont eu lieu, la dernière en août 2019. Le demandeur s’est enfui au Canada en octobre 2019.

B. La décision de la SPR

[8] Le tribunal a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir qu’il était exposé à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention, ou qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités s’il retournait en Égypte.

[9] La SPR a conclu que le témoignage du demandeur comportait des omissions et des incohérences importantes par rapport à l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) et qu’il était incompatible avec la preuve documentaire présentée. Le tribunal a également conclu que ces documents étaient insuffisants pour dissiper les doutes en matière de crédibilité qu’avait soulevés son témoignage.

[10] Le demandeur a produit en preuve un billet de son médecin indiquant qu’il oubliait des choses et qu’il faisait l’objet d’une [traduction] « série d’examens » à ce sujet. La SPR a mentionné qu’elle prenait acte du billet, mais qu’elle ne le jugeait pas suffisant pour dissiper les nombreux doutes que soulevait le témoignage du demandeur et la preuve documentaire. De l’avis du tribunal, le billet était trop bref pour expliquer correctement la nature et la gravité des problèmes de mémoire du demandeur. Le tribunal a déclaré qu’il s’était abstenu de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité en se fondant uniquement sur l’incapacité du demandeur à se souvenir de détails précis, mais qu’il avait plutôt tiré sa conclusion en se fondant sur les incohérences importantes dans l’ensemble de la preuve présentée par le demandeur. Parmi celles-ci, mentionnons l’incapacité du demandeur à nommer les amis avec qui il dit s’être réuni fréquemment et qui ont été à l’origine de son arrestation et de sa détention par les autorités. En outre, le demandeur n’avait pas inclus ces renseignements dans son formulaire FDA. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, il a répondu qu’il ne pensait pas qu’il était nécessaire de mentionner ces renseignements.

[11] La SPR a également pris acte du fait que le demandeur n’avait pas indiqué dans son formulaire FDA qu’il avait déménagé lorsque ses problèmes avec les autorités ont commencé. Le demandeur a mentionné ce fait pour la première fois dans son témoignage. Le tribunal a jugé que l’explication que ce dernier avait donnée pour justifier cette omission, à savoir qu’il croyait l’avoir déjà mentionné et qu’il était [traduction] « psychologiquement fatigué » à l’époque, n’était pas raisonnable étant donné qu’il avait apporté une modification mineure à son exposé circonstancié peu avant l’audience. Il aurait alors pu inclure des détails supplémentaires qu’il avait oubliés auparavant.

[12] Lorsqu’elle a examiné la preuve documentaire objective, la SPR a conclu que les allégations du demandeur selon lesquelles il avait été détenu à plusieurs reprises sans faire l’objet d’accusations étaient incompatibles avec les éléments de preuve concernant le traitement que les autorités égyptiennes réservent aux dissidents présumés. Selon ces éléments de preuve, environ 90 % des personnes dans la même situation que le demandeur font par la suite l’objet de poursuites dans le système de justice pénale.

[13] De plus, le tribunal a jugé que les lettres de l’épouse du demandeur et de deux de ses fils étaient incompatibles avec le témoignage de ce dernier au sujet des détentions. La SPR fait remarquer qu’aucune des lettres ne corrobore l’allégation selon laquelle le demandeur a été détenu autant de fois qu’il l’affirme, et que les lettres se contredisent entre elles sur cette question. Elle a refusé l’explication du demandeur concernant les incohérences. En outre, les lettres des membres de la famille omettaient des détails importants.

[14] La SPR a également conclu que l’explication du demandeur quant aux raisons pour lesquelles il a pu quitter l’Égypte sans difficulté manquait de crédibilité.

[15] Le demandeur a produit des renseignements médicaux concernant le traitement qu’il a reçu au Canada relativement aux problèmes qui, selon ses dires, découlent de sa détention en Égypte. Le billet du médecin qu’il a soumis indique que le demandeur souffre de plusieurs problèmes, notamment de pertes de mémoire, mais, selon la SPR, il ne corrobore pas l’affirmation selon laquelle il a été traité pour des blessures antérieures causées par des coups.

C. La décision de la SAR

[16] La SAR a convenu avec le demandeur que la SPR avait tiré des conclusions erronées au sujet de son départ et de l’absence d’accusations criminelles. Elle a néanmoins jugé que la conclusion générale défavorable que la SPR avait tirée quant à la crédibilité était correcte et que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible ses allégations.

[17] Après avoir évalué la preuve, la SAR a conclu que les doutes importants en matière de crédibilité n’avaient pas été raisonnablement dissipés et que la présomption de véracité était réfutée. Les erreurs commises par la SPR dans deux de ses conclusions n’étaient pas fatales à la décision globale.

[18] La SAR a conclu que la SPR avait adéquatement examiné le billet du médecin du demandeur. Elle a convenu avec la SPR que ce billet était « trop bref pour expliquer la nature des problèmes de mémoire du demandeur d’asile, leur gravité, la possibilité qu’ils puissent être atténués, s’ils sont constamment présents, etc. ». Il ne dissipait pas de façon raisonnable les doutes importants quant à la crédibilité.

[19] Après avoir évalué le dossier de façon indépendante, la SAR a relevé les éléments préoccupants suivants :

  • -Dans son témoignage, le demandeur a affirmé qu’il avait été pris pour cible par les autorités égyptiennes parce qu’elles croyaient qu’il était membre des Frères musulmans, mais il n’en a fait aucune mention dans son formulaire FDA;

  • -Le demandeur n’a pas été en mesure de nommer les quatre membres des Frères musulmans qu’il aurait rencontrés fréquemment, et il n’en a pas fait mention dans son formulaire FDA;

  • -Le demandeur a déclaré qu’il s’était installé ailleurs en Égypte pour éviter la détention, mais il a répondu « non » à cette question dans son formulaire FDA.

[20] La SAR a conclu que la SPR avait adéquatement examiné les explications du demandeur concernant ces incohérences et qu’elle les avait à juste titre jugées insuffisantes. La SAR a estimé que les problèmes de mémoire du demandeur ne lui feraient pas raisonnablement oublier la raison même pour laquelle il affirme que les autorités égyptiennes le persécutent ou les efforts qu’il a déployés pour trouver refuge en Égypte. Elle a ajouté que ces doutes en matière de crédibilité n’étaient ni mineurs ni accessoires, et qu’ils concernaient plutôt des allégations importantes qui touchent au cœur de sa demande d’asile.

[21] La SAR a fait remarquer que, dans ses observations en appel, le demandeur n’a relevé aucune erreur dans les conclusions de la SPR concernant le billet du médecin et les lettres d’appui. La SAR n’en a pas trouvé non plus dans le cadre de son évaluation indépendante de la preuve.

[22] Le manque de crédibilité du demandeur a été jugé déterminant quant à la demande d’asile. Par conséquent, il n’était pas nécessaire d’examiner si le traitement allégué par les autorités égyptiennes équivalait à de la persécution.

III. Question en litige

[23] À mon avis, la seule question à trancher est celle de savoir si la décision de la SAR était déraisonnable compte tenu de son évaluation de la crédibilité, y compris de son examen des documents à l’appui.

IV. Analyse

A. Norme de contrôle

[24] La norme applicable au contrôle d’une décision de la SAR est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

B. L’analyse de la crédibilité faite par la SPR était‑elle déraisonnable?

[25] Il n’est pas contesté que le tribunal a l’obligation de prendre en considération les éléments de preuve pertinents concernant les problèmes cognitifs ou psychologiques d’un demandeur et la façon dont ils peuvent avoir une incidence sur sa mémoire et sa capacité à témoigner. Cependant, de tels problèmes ne sont pas toujours déterminants dans l’évaluation de crédibilité. Voici ce qu’a déclaré le juge Russel au paragraphe 86 de la décision Khatun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 159 :

[…] Le seul fait que la demanderesse souffre peut‑être de problèmes cognitifs et psychologiques ne signifie pas que la crédibilité n’est pas en cause ou que toutes les incohérences peuvent être imputées à ces problèmes. La SPR doit toujours évaluer la crédibilité et, à condition qu’elle prenne en considération la preuve de trouble cognitif ou émotionnel, la Cour doit répugner à intervenir parce qu’elle n’a pas eu l’avantage de voir et d’entendre les témoins.

[26] À mon avis, en l’espèce, la SAR a bel et bien tenu compte de la preuve des troubles de mémoire du demandeur. Il était évident qu’il avait des problèmes de mémoire d’après son témoignage, à un point tel qu’il ne pouvait pas se souvenir du nom de famille complet de son épouse. Cependant, la SAR a fait plus que simplement déclarer qu’elle avait examiné le rapport. Elle a entrepris une analyse de la façon dont cette faiblesse avait été prise en compte. De plus, la SAR a tenu compte des difficultés à témoigner par l’entremise d’un interprète et de la nervosité du demandeur.

[27] Il incombait au demandeur de fournir une preuve suffisante à l’appui de ses allégations. Il aurait notamment dû démontrer que les doutes en matière de crédibilité découlant de son témoignage pouvaient s’expliquer par ses pertes de mémoire. Le juge Ahmed s’est prononcé sur cette question dans une décision récente. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 37 de la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1122 :

[…] Étant donné l’importance des prétendus problèmes de mémoire, je trouve qu’il était raisonnable de la part de la SAR d’attendre du demandeur qu’il fournisse des éléments de preuve de son état ou, à tout le moins, qu’il expose la question dans son formulaire FDA. Comme l’a fait remarquer à juste titre l’avocate du défendeur au cours de l’audience, le demandeur n’a pas non plus présenté d’affidavit pour expliquer en quoi ses pertes de mémoire avaient nui à son témoignage, ou pourquoi aucune mesure particulière n’avait été demandée au cours de l’audience. Il revenait au demandeur de prouver que les questions de crédibilité soulevées par son témoignage étaient dues à un traumatisme crânien et aux problèmes de mémoire associés. J’estime que la SAR a raisonnablement conclu que la preuve des problèmes de mémoire du demandeur était insuffisante pour expliquer les problèmes de crédibilité.

[28] Dans le dossier qui nous occupe, la preuve médicale était très brève et vague. Elle n’expliquait pas, par exemple, ce qu’était une « note de 21 au mini-examen de l’état mental, dans le cadre de l’investigation sur la perte de mémoire ». Aucun élément de preuve n’a été fourni sur l’importance de cette note, sur ce qui est habituellement considéré comme une note normale ou sur tout autre renseignement concernant les répercussions des pertes de mémoire du demandeur. Cela contraste nettement avec les éléments de preuve produits dans plusieurs autres décisions de la CISR sur lesquelles le demandeur a attiré l’attention de la Cour : X(Re), 2020 CanLII 126463 (CA CISR) au para 25; Remennik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CanLII 98825 (CA CISR) au para 9; Winard c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CanLII 75986 (CA CISR) au para 3.

[29] Selon une décision de la Cour fédérale invoquée par le demandeur, les médecins se fondent sur ce mini-examen pour déterminer la capacité cognitive du patient, mais les conclusions tirées dans cette affaire étaient fondées sur l’opinion de spécialistes, dont un psychiatre légiste : Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Fast, [2001] ACF no 1730 aux para 22-23. D’autres décisions de la Cour sur lesquelles le demandeur s’est appuyé dans ses observations portaient sur des rapports médicaux beaucoup plus détaillés : Pilashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2022 CF 706; Mendez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2015 CF 1326.

[30] En outre, l’autre billet du médecin indiquait que le demandeur souffrait d’asthme, de toux chronique et d’hépatite C, mais aucun élément de preuve ne le liait aux blessures que le demandeur prétend avoir subies pendant sa détention. Aucun diagnostic clair et compréhensible ne pouvait être appliqué pour expliquer les faiblesses du témoignage du demandeur. Il n’appartient pas à la SAR de tirer des conclusions de nature médicale.

[31] La SAR n’a pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle le billet du médecin était incompatible avec les allégations du demandeur, à savoir que son médecin l’avait traité pour des blessures passées. De même, les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR concernant les lettres d’appui n’ont pas été contestées par le demandeur devant la SAR. Le contrôle d’une évaluation effectuée par la SAR doit se faire à la lumière des observations présentées par le demandeur à l’audience devant le tribunal : Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 au para 103; Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 23.

C. Conclusion

[32] Les omissions dans le formulaire FDA du demandeur et les incohérences entre son exposé circonstancié et son témoignage constituaient des motifs raisonnables de préoccupation. Le défaut de mentionner son association avec des membres des Frères musulmans n’était pas un détail collatéral à l’égard duquel on pouvait fermer les yeux. Cette question concernait le fondement même de sa demande d’asile, qui était axée sur son association présumée avec des personnes qu’il rencontrait régulièrement et qu’il croyait être membres de cette organisation.

[33] Les prétentions du demandeur lors du contrôle judiciaire sont minées par le fait qu’il n’a pas contesté des conclusions importantes de la SPR devant la SAR. Compte tenu de l’imprécision de la preuve médicale présentée, il était raisonnable pour SAR de conclure que la preuve d’une certaine insuffisance cognitive ne réfutait pas les conclusions défavorables en matière de crédibilité.

[34] L’évaluation globale de la demande et des motifs d’appel par la SAR était raisonnable.

[35] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9028-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9028-21

 

INTITULÉ :

AHMED MOHAMED AHMED EISHRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

MONIQUE ANN ASHAMALLA

 

POUR LE DEMANDEUR

 

SALLY THOMAS

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ASHAMALLA LLP

AVOCATS

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

TORONTO (ONTARIO)

 

Pour le défendeur

 

 

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