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Date : 20230227


Dossier : IMM-7179-21

Référence : 2023 CF 277

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

GANESH GOPALAKRISHNAN

BRINDHA GANESAMOORTHY

ARUSHYA GANESH BRINDHA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 17 septembre 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la « SAR ») a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») selon laquelle les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »).

[2] La SAR a conclu que la question déterminante concernait l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (« PRI ») à Bengaluru ou à Mumbai. Les demandeurs soutiennent que la SAR a examiné la question de l’existence d’une PRI de façon déraisonnable en omettant de procéder à une analyse adéquate de la preuve.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Les demandeurs

[4] Ganesh Gopalakrishnan (le « demandeur principal »), Brindha Ganesamoorthy (la « demanderesse associée ») et leur fille (collectivement, les « demandeurs ») sont tous citoyens de l’Inde. Ils s’identifient comme des Tamouls hindous. Ils vivaient à Kumbakonam, dans l’État du Tamil Nadu.

[5] Les demandeurs affirment qu’ils ont fui l’Inde parce qu’ils craignaient d’être persécutés par M. Bindusadhakan Mohandas (M. « BM »), PDG d’une entreprise établie dans l’État du Tamil Nadu, et par M. Manickam Rajendran (M. « MR »), membre de l’Assemblée législative du Tamil Nadu.

[6] En juin 2016, le demandeur principal a été embauché par HDB Financial Services (« HDB »), un établissement de crédit privé en Inde, en tant que directeur du crédit. Il était chargé d’examiner et d’approuver des demandes de prêts pouvant atteindre 150 millions de roupies.

[7] Le 4 juin 2018, M. BM a présenté à HDB une demande de prêt pour financer un projet d’habitation local. Le demandeur principal a rejeté la demande de prêt de M. BM au motif qu’elle ne répondait pas aux normes de l’établissement de crédit. Le demandeur principal soutient que, lorsqu’il a informé M. BM de cette décision, celui-ci s’est mis en colère. L’adjoint de M. BM a demandé au demandeur principal de modifier sa décision en échange d’un pot-de-vin. Lorsque le demandeur principal a refusé, l’adjoint de M. BM lui a dit que son refus risquait de coûter la vie à son épouse et à sa fille.

[8] Le 9 juin 2018, le demandeur principal a signalé cette menace à la police de Kumbakonam. Un agent de police l’a assuré que sa plainte ferait l’objet d’une enquête, mais la plainte n’a pas été consignée par écrit. Le demandeur principal prétend que M. MR l’a appelé le même jour pour lui dire qu’il lui accordait un délai de 48 heures pour approuver le prêt de M. BM et qu’à défaut de changer d’idée, il tuerait son épouse et leur fille. Craignant pour leurs vies, les demandeurs ont quitté leur domicile pour s’installer chez le frère du demandeur principal à Chennai.

[9] Les demandeurs ont quitté l’Inde le 24 octobre 2018. Le demandeur principal affirme qu’ils n’ont pas présenté de demandes d’asile dès leur entrée au Canada parce qu’ils craignaient d’être expulsés.

B. Décision de la SPR

[10] Dans une décision datée du 23 décembre 2020, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR, au motif qu’ils n’avaient pas établi une crainte fondée de persécution en Inde.

[11] La SPR a jugé que, si les demandeurs avaient établi l’existence d’une crainte subjective, la preuve ne suffisait pas à établir que cette crainte avait un fondement objectif. La SPR a déterminé que les éléments de preuve objectifs présentés par les demandeurs, y compris les lettres rédigées par le père du demandeur principal et par un ancien collègue de celui-ci (désigné par « KK »), avaient peu de poids parce qu’ils ne contenaient que des renseignements généraux, qu’ils ne concordaient pas tout à fait avec les autres éléments de preuve objectifs et qu’ils ne confirmaient en rien que les agents de persécution poursuivaient les demandeurs depuis le 9 juin 2018. En outre, la SPR a noté que KK avait joué un rôle direct dans le rejet de la demande de prêt et qu’il avait continué à occuper ses fonctions par la suite, sans faire part de menaces qu’il aurait reçues de la part des agents de persécution en raison du rôle qu’il avait joué.

[12] Lorsque la SPR lui a demandé si KK savait si les agents de persécution étaient à sa recherche depuis lors, le demandeur principal a déclaré qu’il n’avait pas posé la question à son collègue parce que cela ne lui semblait pas important à l’époque. La SPR n’a pas jugé cette explication raisonnable étant donné que l’allégation selon laquelle les agents de persécution faisaient peser une menace constante sur la vie des demandeurs était au cœur de leurs demandes d’asile.

[13] De plus, la SPR a jugé que la preuve tirée du cartable national de documentation (« CND ») sur l’Inde n’établissait pas la crainte objective de persécution des demandeurs et ne démontrait pas que le risque de subir de la violence fondée sur le genre auquel la demanderesse serait exposée si elle retournait en Inde allait au-delà d’un risque généralisé. La SPR a donc conclu que la preuve objective ne permettait pas d’établir que le risque prospectif auquel les demandeurs prétendaient être exposés en Inde était fondé objectivement.

C. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] Dans une décision datée du 17 septembre 2021, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs, confirmant la décision par laquelle la SPR avait rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

[15] Le critère utilisé pour évaluer une PRI exige ce qui suit : 1) les demandeurs ne risquent pas sérieusement d’être persécutés ou de subir un préjudice dans la ville proposée comme PRI et 2) il est raisonnable, dans la situation des demandeurs, de se réinstaller dans la ville proposée comme PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1992] 1 CF 706 (« Rasaratnam »). Le deuxième volet du critère impose aux demandeurs le lourd fardeau de démontrer que la réinstallation dans la ville proposée comme PRI serait déraisonnable (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1367).

[16] La SAR a d’abord conclu que les agents de persécution n’avaient ni les moyens ni la motivation pour poursuivre les demandeurs. Pour déterminer si les agents de persécution avaient les moyens de poursuivre les demandeurs, la SAR a examiné la preuve objective sur la situation dans le pays concernant la surveillance exercée par l’État au moyen du réseau de suivi des crimes et des criminels (Crime and Criminal Tracking Network and Systems ou « CCTNS ») et du registre social national (National Social Registry ou « NSR »). La SAR a rejeté l’observation des demandeurs selon laquelle les agents de persécution avaient accès à ces ressources de l’État et pouvaient les utiliser pour les retrouver dans les villes proposées comme PRI. La SAR a noté que les demandeurs n’avaient fourni aucun élément de preuve démontrant comment d’autres autorités de l’État pourraient les retrouver grâce à des moyens qui n’étaient pas à la disposition de la police. En ce qui concerne la motivation des agents de persécution, la SAR a conclu qu’il n’existait rien de plus qu’« une simple possibilité » que ceux-ci soient motivés à poursuivre les demandeurs, faisant remarquer qu’il s’était écoulé une longue période depuis qu’ils avaient initialement poursuivi les demandeurs.

[17] Lorsqu’elle a examiné le deuxième volet du critère, la SAR s’est penchée sur les observations présentées par les demandeurs concernant les barrières linguistiques dans les villes proposées comme PRI, le manque de services de soutien et leur allégation de discrimination future. Elle a fait observer que les barrières linguistiques ne seraient pas un problème pour les demandeurs étant donné qu’ils avaient mentionné, dans leur témoignage, qu’ils pouvaient parler anglais, la langue la plus importante en Inde selon la preuve objective, et qu’il existait de vastes communautés tamoules dans les deux villes proposées comme PRI.

[18] De plus, la SAR a conclu qu’aucun élément de preuve convaincant n’établissait que les communautés tamoules étaient victimes de discrimination. Au contraire, la preuve établissait l’existence de services de soutien et d’un certain nombre d’organisations tamoules, et elle indiquait que la sécurité des personnes tamoules qui s’installaient à l’extérieur du Tamil Nadu dépendait de la situation socioéconomique de ces personnes. Compte tenu des études universitaires et de l’expérience professionnelle des demandeurs, la SAR a jugé qu’il était peu probable qu’ils courent un risque plus important que le reste de la population dans les villes proposées comme PRI. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il serait objectivement déraisonnable pour eux de se réinstaller à Bangalore ou à Mumbai. Pour ces motifs, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision de la SPR.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[19] Il s’agit de déterminer si la décision de la SAR est raisonnable.

[20] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [« Vavilov »] aux para 16-17, 23-25). Je suis d’accord.

[21] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[22] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les réserves qu’elle suscite, ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[23] Les demandeurs soutiennent que la SAR a fait une appréciation déraisonnable des villes proposées comme PRI, tandis que le défendeur soutient qu’elle en a fait une analyse raisonnable au vu de la preuve dont elle disposait. À mon avis, la décision de la SAR est déraisonnable.

[24] Renvoyant à la décision Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 483, les demandeurs soutiennent que la SAR a mal appliqué le critère relatif à la PRI en exigeant qu’ils s’acquittent du lourd fardeau de démontrer que les agents de persécution « pourraient » les trouver dans les villes proposées comme PRI plutôt que de démontrer l’existence d’« une possibilité sérieuse » qu’ils puissent les retrouver.

[25] Les demandeurs soutiennent aussi que la SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve objectifs qui démontraient que le NSR et d’autres bases de données de l’État étaient utilisés illégalement par la police et les politiciens indiens, et que la violence était chose courante dans la sphère politique. Ils affirment que la SAR s’est fondée à tort sur des éléments de preuve tirés du CND concernant le CCTNS pour conclure que les services de police d’un État de l’Inde ne disposaient pas des moyens nécessaires pour chercher des personnes dans d’autres États, alors que la preuve contenue dans le CND le plus récent sur l’Inde démontre clairement le contraire.

[26] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une autre erreur en ne rendant pas une décision conforme à ses propres décisions antérieures, dans lesquelles elle avait déjà conclu que les mêmes éléments de preuve tirés du CND démontraient que les bases de données de l’État étaient à la disposition de la police et qu’elles pouvaient être utilisées pour retrouver des demandeurs d’asile partout en Inde.

[27] Le défendeur fait valoir que l’appréciation des villes proposées comme PRI faite par la SAR était raisonnable compte tenu de la preuve disponible et du critère juridique applicable. Renvoyant au paragraphe 28 de la décision Bakare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 967, il prétend que les demandeurs assimilent à tort la norme de preuve à la norme juridique applicable pour conclure à la persécution. Il fait aussi valoir que les motifs de la décision de la SAR témoignent d’une analyse approfondie de la preuve objective et que le fait que la SAR soit en désaccord avec la position des demandeurs ne signifie pas qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve centrale.

[28] J’estime que la question déterminante en l’espèce est l’appréciation faite par la SAR de la preuve objective, dont l’appréciation appropriée met en évidence les moyens et la motivation des agents à poursuivre les demandeurs. Bien que je convienne avec le défendeur que la SAR n’est pas liée par sa propre jurisprudence et que l’issue de chaque affaire dépend des faits et de la preuve qui lui sont propres, je conclus que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve objective disponible en l’espèce. Cette preuve démontre un lien entre la police indienne, la corruption des personnalités politiques et les bases de données de l’État permettant aux agents de persécution de retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI.

[29] La SAR a accepté le fait que M. MR avait communiqué avec le demandeur principal peu après que celui-ci eut signalé à la police la menace formulée par M. BM, ce qui appuie aussi l’existence du lien entre la police et la sphère politique démontré par la preuve objective. La SAR s’est déraisonnablement appuyée sur le passage du temps pour justifier les actes d’agents de persécution irrationnels et elle n’a pas correctement tenu compte de la preuve objective abondante qui démontre clairement que la police et les politiciens font couramment un mauvais usage des bases de données nationales, de sorte qu’il serait raisonnable de croire que les agents de persécution pourraient retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI.

[30] Les observations du défendeur portent principalement sur le fait que les demandeurs n’ont pas un profil criminel et qu’ils ne pourraient donc pas être retrouvés au moyen du CCTNS, qui est une base de données sur les criminels, malgré l’existence de nombreux éléments de preuve se rapportant à d’autres ressources, comme le système d’enregistrement des locataires ou le système d’identification Aardhaar, aussi utilisées à mauvais escient. Pour ces motifs, je conclus que l’appréciation sélective faite par la SAR des villes proposées comme PRI dans le cas des demandeurs rend la décision déraisonnable dans son ensemble.

V. Conclusion

[31] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’appréciation faite par la SAR de la question relative à la PRI n’est pas raisonnable compte tenu de la preuve au dossier. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7179-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7179-21

INTITULÉ :

GANESH GOPALAKRISHNAN, BRINDHA GANESAMOORTHY et ARUSHYA GANESH BRINDHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 27 février 2023

COMPARUTIONS :

Yasin Ahmed Razak

Pour les demandeurs

Charles Julian Jubenville

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Razak Law

Avocat

Etobicoke (Ontario)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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