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Date : 20230208


Dossier : IMM-561-22

Référence : 2023 CF 185

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

BRITTANY KATHLEEN GRAHAM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Mme Brittany Graham, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 4 janvier 2022 par laquelle l’agent principal (l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada.

[2] Pour les raisons qui suivent, je suis convaincue que la décision de l’agent n’est pas raisonnable et j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[3] La demanderesse est entrée au Canada à titre de visiteuse le 18 juillet 2015. Elle est citoyenne de la Jamaïque ainsi que d’Antigua-et-Barbuda. La demanderesse a vécu à Antigua‑et‑Barbuda pendant la majeure partie de sa vie avant de venir au Canada. Elle était âgée de 24 ans à la date de la décision de l’agent.

[4] Après son arrivée au Canada, la demanderesse a entretenu avec KM une relation marquée par la violence familiale. Le couple a eu un fils, AG, qui est né le 1er janvier 2018 et qui a la citoyenneté canadienne. KM a finalement été expulsé vers Antigua-et-Barbuda, où sa famille et lui continuent de résider.

[5] Le 23 mars 2018, la mère et le beau-père de la demanderesse ont présenté une demande visant à parrainer la demanderesse afin qu’elle obtienne la résidence permanente au Canada dans le cadre du programme de la catégorie du regroupement familial, mais cette demande a été jugée incomplète et rejetée.

[6] La demanderesse a présenté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 30 janvier 2020, faisant valoir son degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de son enfant et les conditions défavorables en Jamaïque et à Antigua-et-Barbuda, en partie à cause de la présence de KM dans ce dernier pays. Elle a également évoqué les graves problèmes de santé de sa mère et expliqué les soins et le réconfort qu’elle lui prodigue au quotidien.

[7] Comme je l’ai déjà mentionné, l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et la demanderesse sollicite maintenant le contrôle de ce refus par la Cour.

II. Analyse

[8] L’agent a évalué chacun des facteurs relevés par la demanderesse dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et a accordé un poids très favorable à l’intérêt supérieur d’AG ainsi qu’aux difficultés que sa mère, la demanderesse, vivrait très probablement si elle devait quitter le Canada. L’agent a soupesé ces deux facteurs en fonction de son évaluation du degré d’établissement et des conditions défavorables dans les pays puis a conclu que la situation de la demanderesse ne justifiait pas la levée, au nom de motifs d’ordre humanitaire, des exigences énoncées dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[9] La demanderesse soutient que la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire comporte quatre erreurs importantes et déterminantes qui la rendent inintelligible et déraisonnable. Il s’agit de ce qui suit : (1) l’agent a évalué chaque facteur d’après le critère des difficultés, ce qui est contraire à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (CSC), plus précisément l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy); (2) l’agent a commis une erreur dans l’évaluation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada, notamment en accordant une importance disproportionnée au fait qu’elle ne s’était pas conformée à la législation canadienne en matière d’immigration; (3) l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est fondamentalement viciée; et (4) l’agent n’a pas tenu compte raisonnablement des risques que représentaient KM et sa famille à Antigua-et-Barbuda pour la demanderesse et AG.

[10] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’analyse de l’agent concernant son établissement au Canada et les risques auxquels elle peut être exposée à Antigua-et-Barbuda est gravement lacunaire. La décision relative aux motifs d’ordre humanitaire ne résiste pas à l’examen effectué par la Cour en fonction du cadre d’analyse fondé sur la norme de la décision raisonnable qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov) ou en fonction de la jurisprudence de la CSC et de notre Cour ayant établi les principes d’analyse sur lesquels doivent s’appuyer les décideurs saisis de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire et leurs décisions (à commencer par l’arrêt Kanthasamy, au para 21, citant la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351).

[11] L’examen du degré d’établissement de la demanderesse par l’agent renferme deux erreurs. Premièrement, j’abonde dans le même sens que la demanderesse, lorsqu’elle soutient que l’agent a déraisonnablement confondu l’examen de son établissement au Canada et certains éléments de l’évaluation des difficultés auxquelles elle ferait face.

[12] L’agent a conclu que les solides liens d’amitié de la demanderesse au Canada, son appartenance à une congrégation et son travail bénévole étaient des facteurs positifs, mais il a atténué l’importance des amis en faisant remarquer que toute [traduction] « difficulté émotionnelle » sera amoindrie par la possibilité de rester en communication par voie électronique.

[13] L’agent a ensuite évalué les antécédents professionnels de la demanderesse au Canada et a souligné, ce qui était raisonnable, l’absence d’éléments de preuve corroborant la déclaration de la demanderesse, qui prétendait avoir travaillé pendant la majeure partie de son séjour au Canada (p ex, absence de relevés d’emploi, de lettres d’emploi ou de déclarations de revenus). L’agent a conclu que la demanderesse avait fourni peu d’éléments de preuve attestant son autonomie financière au Canada. L’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans son évaluation de l’emploi de la demanderesse jusqu’à ce moment-là. Toutefois, il a ensuite conclu que les emplois de la demanderesse au Canada n’étaient pas uniques au Canada, de sorte qu’elle pouvait se trouver un travail semblable en Jamaïque ou à Antigua-et-Barbuda. Après avoir tiré cette conclusion, l’agent a procédé à une analyse partielle des difficultés dans le cadre de son évaluation du degré d’établissement, distincte d’une section générale sur les difficultés qui figure plus loin dans sa décision.

[14] Je suis d’avis que l’agent a fait un amalgame entre le facteur de l’établissement et celui des difficultés. L’établissement au Canada devrait être évalué indépendamment des autres critères. Les aspects positifs de l’établissement du demandeur ne doivent pas être amoindris par la possibilité d’atténuation des difficultés (Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au para 53). C’est ce que l’agent a fait en l’espèce, puisqu’il a minimisé l’importance de l’établissement de la demanderesse au Canada en affirmant qu’elle pourrait maintenir ses liens au Canada par voie électronique. Autre exemple d’amalgame, l’agent s’est appuyé sur l’établissement de la demanderesse pour réduire l’importance des difficultés auxquelles elle ferait face en Jamaïque ou à Antigua-et-Barbuda, encore une fois sans avoir procédé à une évaluation distincte ou indépendante de cet établissement (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 aux para 25–28). L’agent aurait dû prendre en considération la preuve présentée par la demanderesse concernant ses liens d’amitié, ses emplois et son bénévolat au Canada, puis déterminer si l’établissement était un facteur positif, sans importer d’éléments de son analyse des difficultés dans cette évaluation. Ce n’est pas ce qu’il a fait, compromettant ainsi l’intelligibilité et la justification de sa conclusion finale.

[15] Deuxièmement, l’agent a accordé une valeur négative importante au fait que la demanderesse était restée au Canada après l’expiration de son visa et qu’elle y avait travaillé pendant plus de trois ans sans permis de travail valide. Il a souligné que la demanderesse n’avait fourni aucune raison pour expliquer pourquoi elle n’avait pas pu quitter le Canada à la fin de son séjour autorisé, ni aucune preuve de ses tentatives de se procurer un permis de travail valide. L’agent a conclu que la demanderesse avait choisi de ne pas se conformer à la législation canadienne en matière d’immigration.

[16] L’analyse de l’agent est semblable au raisonnement décrit dans la décision Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 (Mitchell). Dans cette affaire, l’agente avait écarté les antécédents professionnels du demandeur au Canada en raison de l’absence de documents, puis avait déclaré que tout emploi exercé au Canada l’avait été sans autorisation. Dans la décision Mitchell (au para 27), j’ai conclu que l’analyse de l’agente était déraisonnable : « Si l’agente ne peut pas accorder de poids aux antécédents professionnels allégués du demandeur parce qu’ils n’ont pas été établis, il est déraisonnable pour elle d’accorder une valeur défavorable à tout emploi qu’il pourrait avoir exercé. » Je tire la même conclusion en l’espèce.

[17] De plus, l’agent s’appuie sur le fait que la demanderesse ne semble pas avoir demandé ou tenté d’obtenir un permis de travail valide et qu’elle est simplement restée au Canada sans autorisation pendant une longue période. L’agent ne mentionne pas la demande de résidence permanente présentée au nom de la demanderesse en 2018 par sa mère et son beau-père. À cette époque, elle avait non seulement commencé sa relation avec KM, mais elle avait également donné naissance à AG. Par la suite, il lui est devenu plus difficile de retourner à Antigua‑et‑Barbuda, certes parce qu’elle avait un fils en bas âge, mais aussi parce qu’elle subissait la violence de son ex-partenaire. Je conclus que l’agent n’a pas tenu compte de ces facteurs lorsqu’il a évalué le non-respect de la LIPR par la demanderesse.

[18] En résumé, je conclus que l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle en amalgamant le facteur de l’établissement et celui des difficultés, ainsi que dans son analyse du défaut de la demanderesse de se conformer à la législation canadienne en matière d’immigration. Pour ce qui est de l’amalgame des deux facteurs, l’erreur ne réside pas dans la forme ou la structure de la décision, mais dans l’effet qu’a eu cet amalgame sur l’examen de fond des facteurs distincts que sont l’établissement et les difficultés, de même que sur l’intelligibilité de la décision dans son ensemble.

[19] En ce qui concerne les difficultés que vivrait la demanderesse et son retour possible à Antigua-et-Barbuda, l’agent a reconnu qu’elle était vraisemblablement victime de violence familiale aux mains de KM et qu’elle avait été harcelée et menacée par les membres de la famille de ce dernier. Cependant, l’agent a souligné qu’elle n’avait fourni aucun élément de preuve quant au moment où les mauvais traitements s’étaient produits ou à leur durée, ni quant au moment où le harcèlement de la part de la famille de KM avait commencé et au fait qu’il se poursuivait ou non. L’agent a relevé peu d’information indiquant que KM ou sa famille continueraient de maltraiter la demanderesse si elle retournait à Antigua-et-Barbuda.

[20] L’analyse de l’agent ne reflète pas la preuve présentée. Dans son affidavit à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la demanderesse a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Les parents du père de mon fils et moi ne sommes pas en bons termes non plus; ils m’envoient tout le temps des messages textes disant qu’ils vont me battre et me tuer si je continue de réclamer une pension alimentaire. [Le père de mon fils] se sert de ses parents pour me forcer à cesser de demander une pension. Je reçois des messages vocaux où sa sœur, son père et sa mère menacent de me faire du mal si je ne le laisse pas tranquille.

[21] Le langage utilisé par la demanderesse donne fortement à penser que la famille de KM continue de la menacer et de la harceler. Elle a décrit le harcèlement au présent, et l’agent n’a pas expliqué pourquoi il avait des doutes quant à l’actualité du harcèlement. L’argument selon lequel la demanderesse ne risquera pas de subir des menaces et des mauvais traitements si elle cesse simplement de demander une pension alimentaire n’est pas convaincant.

[22] Selon l’agent, par ailleurs, peu d’éléments de preuve montrent que la demanderesse ne pourra pas obtenir la protection de l’État contre KM et sa famille à Antigua-et-Barbuda. Il n’a aucunement étayé sa conclusion, même si la demanderesse avait souligné que la police d’Antigua-et-Barbuda ne prend pas au sérieux la violence faite aux femmes, et avait présenté des éléments de preuve objectifs indiquant que [traduction] « la violence contre les femmes, y compris la violence conjugale, a continué d’être un grave problème » et que [traduction] « selon un représentant d’une ONG locale, la police ne s’est pas acquittée de ses obligations légales en matière de violence familiale ».

[23] Je conclus que l’analyse de l’agent relativement aux difficultés et aux risques auxquels la demanderesse pourrait être exposée si elle retournait à Antigua-et-Barbuda, qui est une destination beaucoup plus probable que la Jamaïque, ne tient pas compte raisonnablement de la preuve présentée par la demanderesse. En conséquence, la justification présentée par l’agent pour appuyer sa conclusion selon laquelle la demanderesse ne subira pas de difficultés importantes à son retour au pays est considérablement compromise (Vavilov, aux para 85–86).

III. Conclusion

[24] Les erreurs commises par l’agent dans l’évaluation du degré d’établissement de la demanderesse et des difficultés auxquelles elle serait exposée justifient l’intervention de la Cour. Par conséquent, j’accueillerai la demande et je renverrai l’affaire pour nouvelle décision.

[25] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-561-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 4 janvier 2022 par laquelle l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-561-22

 

INTITULÉ :

BRITTANY KATHLEEN GRAHAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

Pour la demanderesse

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WazanaLaw

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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