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Date : 20230217


Dossier : IMM-779-22

Référence : 2023 CF 233

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 février 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

JOSE BARTOLO BONILLA MONGE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Jose Bartolo Bonilla Monge (M. Bonilla), est arrivé au Canada il y a environ dix ans par l’entremise du Programme des travailleurs agricoles saisonniers. Il a travaillé dans des fermes en Ontario. M. Bonilla a quitté la première ferme où il a travaillé au Canada parce qu’un autre employeur lui avait fait croire qu’il pouvait avoir de meilleures conditions de travail et qu’il était possible, pour lui et sa famille au Honduras, d’obtenir la résidence permanente. Au lieu de cela, le nouvel employeur a confisqué les passeports et les pièces d’identité de M. Bonilla et d’autres travailleurs, les a forcés à vivre dans des conditions déplorables et les a soumis à des conditions de travail abusives pour un salaire minime et irrégulier. Après avoir vécu environ un an dans ces conditions, M. Bonilla et les autres travailleurs ont réussi à s’échapper. M. Bonilla a communiqué avec la police pour l’aider à récupérer ses documents d’identité. Il a également collaboré aux enquêtes de la police sur les allégations de traite de personnes contre ses anciens employeurs. Ces employeurs ont finalement été accusés de i) traite de personnes par recrutement et de ii) de rétention ou de destruction de documents de voyage ou d’identité en lien avec la traite de personnes.

[2] M. Bonilla a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a décrit en détail les mauvais traitements auxquels lui et d’autres travailleurs ont été victimes sur la ferme et l’aide qu’il avait fournie à la police dans le cadre des poursuites intentées contre ses anciens employeurs; ces éléments sont au cœur de sa demande. Un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de M. Bonilla. Ce dernier conteste la décision de l’agent dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3] Je suis d’accord avec M. Bonilla pour dire que l’agent n’a pas évalué le fondement central de la réparation recherchée. En effet, l’agent n’a pas correctement tenu compte du fait que, pendant son séjour au Canada à titre de travailleur temporaire, M. Bonilla a été soumis à des conditions de travail abusives, de sorte qu’il n’a pu donner suite à son projet visant à obtenir le statut de résident permanent. L’agent n’a pas tenu compte de la collaboration de M. Bonilla dans le cadre de l’enquête policière sur les allégations de traite de personnes visant ses anciens employeurs. Je conclus également que l’agent a tiré des inférences défavorables au sujet de l’établissement de M. Bonilla qui n’étaient pas étayées par la preuve. Finalement, dans son analyse de l’établissement, l’agent ne s’est pas attaqué de façon significative aux observations et aux éléments de preuve du demandeur et a plutôt tenté d’échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité.

[4] Pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte

[5] M. Bonilla est citoyen du Honduras. Après six années de scolarité au Honduras, il a dû quitter l’école pour travailler et subvenir aux besoins financiers de sa famille. À l’âge de 20 ans, en décembre 2013, il est venu au Canada pour travailler dans le secteur agricole grâce à un permis de travail de deux ans à titre de travailleur étranger temporaire.

[6] Après avoir travaillé environ un an et demi dans une ferme au Canada, M. Bonilla a rencontré un père et sa fille qui se sont présentés respectivement comme pasteur et avocate spécialisée en droit de l’immigration. Ils ont promis à M. Bonilla et à d’autres travailleurs un meilleur emploi, un meilleur salaire et un permis de travail ouvert de quatre ans, ainsi que la possibilité de devenir résidents permanents et de faire venir leur famille au Canada. M. Bonilla a accepté l’emploi qu’ils avaient obtenu pour lui dans une ferme avicole de Dashwood, en Ontario.

[7] À son arrivée à la ferme, son employeur lui a pris son passeport sous prétexte qu’il était nécessaire pour prolonger son permis de travail au Canada. L’employeur a logé M. Bonilla et les autres travailleurs dans des installations dont les conditions étaient déplorables, ne les a pas autorisés à quitter le domicile après une certaine heure et a retenu de grosses sommes de leur salaire pour de prétendus frais de traitement de leur dossier d’immigration. En fin de compte, les employeurs n’ont pas obtenu de permis de travail pour M. Bonilla et ne l’ont pas non plus aidé à faire venir sa famille au Canada comme promis.

[8] Finalement, en septembre 2016, M. Bonilla et les autres travailleurs se sont échappés de la ferme de leurs employeurs et se sont rendus au poste de police. Les anciens employeurs de M. Bonilla ont été accusés de plusieurs chefs de traite de personnes par recrutement et de sept chefs de rétention ou de destruction de documents de voyage ou d’identité en lien avec la traite de personnes. M. Bonilla a été assigné à comparaître comme témoin dans le cadre de ces procédures.

[9] En octobre 2018, IRCC a délivré à M. Bonilla un permis de séjour temporaire et un permis de travail valides jusqu’en avril 2019. M. Bonilla a présenté une demande de prolongation de ces permis à deux reprises, soit en avril 2019 et en avril 2021. IRCC a rejeté ses deux demandes.

[10] En juin 2020, M. Bonilla a présenté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à l’origine du présent contrôle judiciaire. L’agent a rejeté la demande le 7 janvier 2022.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] En l’espèce, la question déterminante est celle de savoir si l’agent a tenu compte de tous les facteurs et les éléments de preuve pertinents dans le cadre de la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire. Dans mon examen de la décision de l’agent, j’ai appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

[12] L’étranger qui présente une demande de résidence permanente depuis le Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de lever des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient (art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[13] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ceux‑ci varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 74-75).

[14] La demande de dispense présentée par M. Bonilla est essentiellement fondée sur les conditions de travail et de vie abusives auxquelles il a été soumis dans une ferme de l’Ontario. À l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, M. Bonilla a fourni un affidavit détaillé exposant ce qu’il a vécu, y compris ses conditions de travail et de vie déplorables. M. Bonilla a expliqué qu’il n’a pas pu quitter la ferme parce que ses employeurs avaient confisqué son passeport et lui avaient promis de renouveler son permis de travail et de prendre des dispositions pour que sa famille vienne au Canada. C’est à cause de cette expérience que M. Bonilla est devenu sans statut.

[15] M. Bonilla explique dans son affidavit comment il a mis au jour les mauvais traitements infligés par ses employeurs en communiquant avec la police et en collaborant à leur enquête. Le témoignage de M. Bonilla est étayé par de nombreux articles de journaux au sujet de ses anciens employeurs et des allégations portées contre eux pour avoir imposé des conditions de travail abusives et ciblé des travailleurs migrants dont le statut était précaire. Comme il est mentionné plus haut, M. Bonilla a également présenté des éléments de preuve au sujet des accusations de trafic auxquels faisaient face ses anciens employeurs, ainsi que des copies des assignations à comparaître enjoignant à M. Bonilla de témoigner dans le cadre d’un procès criminel en février et en avril 2021.

[16] Bien que l’expérience vécue par M. Bonilla au service de ses anciens employeurs était au cœur de sa demande de dispense, l’agent a évalué ce facteur de manière limitée. L’agent en fait le récit dans sa description du parcours de M. Bonilla au Canada. Toutefois, l’agent n’a pas analysé ce facteur clé ou encore les conditions de travail abusives et leur incidence sur le statut de M. Bonilla au Canada, ni évalué la contribution de M. Bonilla dans le cadre de l’enquête policière.

[17] S’agissant de ce facteur, l’agent se limite à conclure qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que la présence de M. Bonilla au Canada est nécessaire après le procès de 2021. Non seulement ce raisonnement ne tient pas compte des observations et de la preuve présentées par M. Bonilla, étant donné qu’il ne demandait pas à rester au Canada pour pouvoir continuer à participer à l’enquête, mais elle démontre également un manque d’empathie et de compassion à l’égard de la situation de M. Bonilla.

[18] Ce manque de considération de l’expérience vécue par M. Bonilla au Canada ressort clairement du motif exposé par l’agent pour conclure que M. Bonilla ne s’était pas bien intégré au Canada, à savoir qu’il ne s’était pas conformé aux lois sur l’immigration. La Cour a conclu à maintes reprises que « le décideur doit évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas » (Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190, au para 23; voir aussi : Trinidad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 65 aux para 27-41; Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 au para 28). L’agent n’a pas fait pareille évaluation.

[19] Dans ses motifs, l’agent ne tient pas compte du fait que les conditions de travail abusives auxquelles M. Bonilla a été soumis au Canada ont amené ce dernier à rester au Canada sans statut d’immigrant. L’agent n’a pas non plus tenu compte, dans son analyse, des multiples démarches entreprises par M. Bonilla pour tenter de régulariser sa situation tout au long de son séjour au Canada. Il ne reconnaît pas non plus que M. Bonilla a joué un rôle important dans la mise en lumière de ses conditions de travail abusives et dans les enquêtes criminelles.

[20] Le fait que l’agent n’a pas analysé la situation de M. Bonilla au Canada et qu’il n’a pas tenu compte des facteurs pertinents soulevés par celui-ci dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire « permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128). Il s’agit d’un motif suffisant pour annuler la décision de l’agent et demander que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[21] L’agent tire une autre conclusion défavorable à l’égard de l’établissement de M. Bonilla au Canada qui me laisse perplexe et qui, selon moi, n’est pas étayée par la preuve. L’agent a fait remarquer que M. Bonilla a travaillé comme ouvrier agricole, puis, après avoir obtenu un permis de séjour temporaire, a travaillé comme ouvrier général jusqu’à l’expiration de ce permis en avril 2019. L’agent a reconnu que des feuillets T4 avaient été fournis pour confirmer l’emploi de M. Bonilla en 2014-2015 et en 2018-2019. L’agent a mis en doute la [traduction] « situation financière » de M. Bonilla après avril 2019, lorsqu’il n’avait plus de permis de travail valide et qu’il effectuait des « travaux informels occasionnels ». L’agent a souligné que [traduction] « la documentation objective fournie est insuffisante pour confirmer sa situation financière ou sa capacité générale à subvenir à ses besoins ». L’agent a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que des dispositions adéquates étaient en place pour que le demandeur puisse subvenir à ses besoins. »

[22] Dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 58 [Magonza], la Cour a expliqué ce qui suit : « Quand nous révisons une conclusion selon laquelle la preuve était insuffisante, il est utile de se demander quels autres éléments de preuve auraient raisonnablement pu être produits. » Dans la décision Sarker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 154 au para 11, renvoyant à la décision Magonza, la Cour a fait observer ce qui suit, dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire : « Bien que le concept de suffisance de la preuve soit une question qui suscitera beaucoup de déférence de la part de la cour de révision (Vavilov, au par. 125), il faut justifier ces conclusions d’insuffisance de la preuve. »

[23] Il n’est pas clair quel type de preuve l’agent avait besoin pour démontrer que des dispositions adéquates étaient en place pour que M. Bonilla puisse subvenir à ses besoins. M. Bonilla avait fourni une lettre d’un ami de la communauté religieuse où il vivait. Cet ami a souligné qu’en 2017, [traduction] « en raison des grandes qualités personnelles et des valeurs chrétiennes [de M. Bonilla], [il avait] décidé de le soutenir en lui offrant un logement ». Il a de plus fait remarquer que lui et ses enfants [traduction] « consid[érai]ent M. Bonilla comme un membre de [leur] famille ». L’agent n’a jamais fait mention de cette aide.

[24] De plus, les conclusions de l’agent ne sont pas étayées lorsqu’on tient compte du contexte de la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. M. Bonilla a présenté des éléments de preuve selon lesquels il a été forcé de quitter l’école vers l’âge de 11 ans pour aller travailler dans une ferme au Honduras, qu’il a travaillé au Canada dans des fermes dans des conditions épouvantables, qu’il a envoyé de l’argent provenant de son travail au Canada à sa famille au Honduras, qu’il bénéficiait de l’appui de sa communauté religieuse au Canada et qu’il avait la capacité et la volonté de travailler au Canada s’il obtenait un permis de travail. Compte tenu de ces éléments de preuve, le commentaire de l’agent selon lequel il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve quant à la capacité de M. Bonilla de subvenir à ses besoins au Canada n’est pas logique.

[25] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-779-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-779-22

INTITULÉ :

JOSE BARTOLO BONILLA MONGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 janvier 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DES MOTIFS :

LE 17 février 2023

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

POUR LE DEMANDEUR

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campigotto Law Firm

Windsor (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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