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Date : 20230210


Dossier : IMM-399-22

Référence : 2023 CF 200

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE:

VINAY TALWAR ET POOJA TALWAR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie de la présente demande de contrôle judiciaire interjetée à l’encontre de la décision du 23 décembre 2021 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel des demandeurs et maintenu la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 17 août 2021.

[2] La SPR et la SAR ont conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Contexte

[3] Les demandeurs, Vinay Talwar [le demandeur principal] et son épouse Pooja Talwar [la demanderesse associée], sont citoyens de l’Inde. Avant d’entrer au Canada, ils vivaient dans la ville de Jalandhar, au Pendjab, en Inde. Ils ont deux enfants qui habitent toujours en Inde.

[4] Les demandeurs affirment craindre d’être persécutés en raison de leurs convictions politiques. Le demandeur principal est un sympathisant du parti Bharatiya Janata [le PBJ] et affirme avoir exprimé particulièrement ouvertement son soutien au parti et son opposition au parti politique rival, le Congrès national indien [le parti du Congrès], lors des élections dans l’État du Pendjab en février 2017. Les demandeurs allèguent qu’en raison de l’activisme politique du demandeur principal, des membres et des sympathisants du parti du Congrès ont commencé à les harceler.

[5] Ce harcèlement aurait commencé par un appel téléphonique de menaces et s’est intensifié par la suite. Dans son exposé circonstancié, le demandeur principal décrit les incidents suivants :

  1. Environ un mois après les élections de février 2017, il a reçu un appel téléphonique de menaces.

  2. Une semaine après l’appel téléphonique, alors qu’il rentrait du travail, il a été agressé par une bande de cinq hommes en raison de son activisme contre le parti du Congrès. Lorsqu’il a tenté de signaler l’incident à la police locale, celle-ci a refusé de remplir un rapport et l’a exhorté à s’abstenir de critiquer le parti du Congrès.

  3. En août 2017, en revenant du travail, il a trouvé la demanderesse associée visiblement secouée. Elle lui a dit que trois hommes étaient venus chez eux pour le chercher pendant son absence. Le lendemain, il a reçu un appel téléphonique de menaces parce qu’il appuie le PBJ.

  4. En octobre 2017, quatre hommes l’ont attaqué et lui ont dit qu’il s’agissait de son dernier avertissement. S’il poursuivait son activisme en faveur du PBJ ou contre le parti du Congrès, il serait tué. Une fois de plus, il a tenté de signaler l’incident à la police. La police, fâchée qu’il n’ait pas tenu compte de l’avertissement précédent, l’a placé en détention et l’a battu.

  5. En mars 2018, lorsque les demandeurs et leurs enfants rentraient chez eux après une visite au marché, leur voisin leur a dit que quatre hommes les attendaient chez eux.

[6] En août 2018, les demandeurs ont quitté l’Inde et sont entrés au Canada munis de visas de visiteur. Ils ont ensuite demandé l’asile en mai 2019.

[7] Dans sa décision datée du 17 août 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs et a conclu qu’ils n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La question déterminante dont la SPR était saisie concernait la crédibilité des demandeurs. La SPR a conclu que le témoignage du demandeur principal concernant sa participation au PBJ comportait des omissions importantes, manquait de détails, était contradictoire et avait évolué au cours de l’audience. La SPR a relevé les aspects suivants du témoignage :

  1. La durée et la nature de la participation du demandeur principal au PBJ n’étaient pas claires et, par conséquent, il n’a pas réussi à établir qu’il était un membre ou qu’il était perçu comme un membre du parti :

    1. Le demandeur principal a d’abord déclaré qu’il était un sympathisant du parti [traduction] « depuis assez longtemps, soit depuis 2016 ». Lorsqu’il a été interrogé au sujet de son formulaire de l’annexe A, dans lequel il avait affirmé qu’il était un sympathisant depuis janvier 1997, il a répondu qu’il était un sympathisant depuis 1997, mais qu’il était devenu membre en 2016. Il semblait toutefois en savoir peu sur le fonctionnement de l’adhésion au parti. Il ne savait pas si le PBJ délivrait des cartes de membre ou imposait des cotisations.

    2. Le demandeur principal a déclaré qu’il avait cessé de soutenir le PBJ après être entré au Canada, mais que, s’il était en Inde, il continuerait de le soutenir. Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer cette divergence, le demandeur principal a exprimé sa crainte quant à la sécurité de ses parents et de ses enfants, qui sont toujours en Inde.

  2. Le témoignage de la demanderesse associée concernant la question de savoir si les membres de leur famille en Inde avaient été harcelés depuis leur départ était vague. Elle a finalement déclaré qu’elle avait appris il y a environ un an que des sympathisants du parti du Congrès surveillaient leur domicile en Inde. Cependant, les demandeurs n’en ont jamais fait mention dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile.

  3. Dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile, les demandeurs ont indiqué qu’ils parlaient l’hindi et le pendjabi. Lorsque la ville de Bangalore a été soulevée comme possibilité de refuge interne, ils ont minimisé l’importance de leurs compétences en hindi afin de réduire la viabilité de cette option.

  4. La demanderesse associée n’a pas démontré qu’elle avait une crainte fondée de persécution en raison de son appartenance à un groupe social particulier, en tant que femme. Elle a affirmé que des membres du parti du Congrès avaient tenté de l’agresser sexuellement lorsqu’ils sont venus chez eux pour chercher son mari en 2017. Il est peu probable que cela se soit produit, car la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que le demandeur principal était un membre réel ou perçu du PBJ. Les membres du parti du Congrès n’avaient donc aucune raison de le chercher.

  5. Les lettres présentées par des membres de la famille et des voisins à l’appui de la demande des demandeurs sont vagues et ne comblent pas les principales lacunes du témoignage des demandeurs.

[8] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans la décision datée du 23 décembre 2021, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision de la SPR. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] En appel devant la SAR, les demandeurs ont avancé deux arguments. Premièrement, ils ont fait valoir qu’une interprétation fautive de l’anglais et du pendjabi au cours de leur audience devant la SPR avait entraîné un manquement à l’équité procédurale. Deuxièmement, ils ont soutenu que la SPR avait commis une erreur en évaluant défavorablement leur crédibilité.

[10] La SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve que les demandeurs ont présentés en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR. Ces éléments comprennent une déclaration de Navdeep S. Atwal, un interprète agréé par la Society of Translators and Interpreters de la Colombie-Britannique, qui vise à mettre en évidence les lacunes de la traduction de l’interprète de la SPR.

[11] La SAR a rejeté l’argument des demandeurs concernant l’interprétation fautive et a conclu que les demandeurs avaient bénéficié d’un service d’interprétation adéquat pendant l’audience, car ils avaient été en mesure de comprendre ce que le commissaire de la SPR leur demandait et de raconter leur histoire. La SAR a tiré les conclusions suivantes :

  1. La déclaration de M. Atwal mérite peu de poids en raison de son manque de détails. Elle ne fait mention d’aucune erreur d’interprétation précise au cours de l’instance devant la SPR.

  2. Les erreurs d’interprétation qui se sont produites pendant l’audience ont été clarifiées au cours de celle-ci.

    1. On a demandé à la demanderesse associée pourquoi ils étaient venus au Canada. Elle a déclaré qu’ils étaient venus en tant que visiteurs. À ce moment-là, le conseil des demandeurs a formulé une objection à la question, au motif que l’interprétation était fautive. L’interprète avait dit [traduction] « comment êtes-vous venus au Canada » plutôt que « quel était le but de votre venue au Canada ». Le conseil a également déclaré que cet interprète en particulier « a déjà eu des problèmes dans le passé, mais [qu’il] n’avait aucune objection ». Le commissaire de la SPR a alors reformulé la question, et la demanderesse associée a répondu que les demandeurs étaient venus au Canada pour sauver leur vie.

    2. Il y avait un différend entre l’interprète et le conseil au sujet de la question de savoir si la demanderesse associée avait utilisé les mots « harcèlement sexuel » lorsqu’elle avait raconté comment des hommes à la recherche de son mari l’avaient harcelée. L’interprète a déclaré que la demanderesse associée n’avait pas utilisé ces mots, alors que le conseil des demandeurs a insisté pour dire qu’elle l’avait fait. La demanderesse associée a précisé à la SPR que les hommes avaient en fait tenté de la violer.

[12] La SAR a également rejeté l’argument des demandeurs concernant les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR. Les demandeurs ont fait valoir qu’il existe une présomption selon laquelle les témoignages sous serment sont vrais et qu’en l’espèce, il n’y avait aucune raison de déroger à cette présomption. La SAR a conclu que la SPR avait des motifs suffisants de douter de la crédibilité des demandeurs, notamment en raison des incohérences et du manque de détails dans leurs récits.

[13] Concluant à l’absence de manquement à l’équité procédurale et faisant écho à la conclusion de la SPR en matière de crédibilité, la SAR a jugé que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution s’ils retournaient en Inde et a rejeté l’appel.

IV. Questions en litige

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les demandeurs avaient bénéficié d’une interprétation adéquate et qu’il n’y avait pas de manquement à l’équité procédurale?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs?

V. Norme de contrôle applicable

[14] La norme de contrôle applicable au fond de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25).

[15] La norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale est la norme de la décision correcte ou une norme de même teneur (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] aux para 34-35 et 54-55, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). En fin de compte, la question est de savoir si la partie connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu la possibilité d’y répondre (CFCP, au para 41).

VI. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les demandeurs avaient bénéficié d’une interprétation adéquate et qu’il n’y avait pas de manquement à l’équité procédurale?

[16] L’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit le droit à l’assistance d’un interprète aux parties qui ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue dans laquelle se déroule la procédure.

[17] Les services d’interprétation fournis aux demandeurs dans le contexte d’une instance relative au statut de réfugié doivent satisfaire à « la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence et de la concomitance » (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2001 CAF 191, [2001] 4 CF 85 [Mohammadian] au para 4). Cette norme n’exige pas que l’interprétation fournie lors d’une audience soit parfaite ou sans faille (Mohammadian, au para 6, citant R c Tran, [1994] 2 RCS 951 [Tran] à la p 987). Ce qui est important, c’est que le tribunal respecte le principe de la compréhension linguistique afin que les demandeurs d’asile ne soient pas désavantagés en raison de la langue qu’ils parlent (Mohammadian, au para 6; Tran, à la p 978).

[18] Les demandeurs qui allèguent une interprétation inadéquate n’ont pas à établir un préjudice réel, mais ils doivent relever les erreurs importantes, c’est-à-dire les erreurs sérieuses et réelles (Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 aux para 28-30).

[19] Les demandeurs font valoir qu’ils ont reçu des services d’interprétation inadéquats devant la SPR et que la SAR a commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’il s’agissait d’un manquement à l’équité procédurale. Principalement, les demandeurs contestent la façon dont la SAR a traité la déclaration de M. Atwal. À leur avis, la SAR a eu tort d’attribuer peu de poids à la déclaration de M. Atwal parce qu’elle ne contenait pas d’exemples précis d’erreurs d’interprétation sans avoir d’abord donné aux demandeurs ou à M. Atwal la possibilité de répondre.

[20] Je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en raison de services de traduction inadéquats. La SAR n’a commis aucune erreur dans son appréciation de la déclaration de M. Atwal. Elle a fait remarquer à juste titre que la déclaration ne relève aucune erreur d’interprétation. Dans sa déclaration, M. Atwal critique l’interprète de la SPR en termes généraux, affirmant de diverses façons que ce dernier n’a pas correctement traduit le sens de l’anglais au pendjabi; toutefois, il ne donne aucun exemple de mauvaise traduction. Comme la SAR et la Cour ne sont pas en mesure de comparer ce qui a été dit aux demandeurs avec ce qui aurait dû être dit, il leur est impossible de conclure qu’il y a eu une erreur et que cette erreur est importante. De plus, aucune des parties n’a avancé qu’une erreur d’interprétation devant la SPR avait empêché les demandeurs de raconter leur histoire de manière suffisante et raisonnable afin qu’elle puisse être dûment prise en compte.

[21] La SAR n’était pas non plus tenue de communiquer avec les demandeurs ou avec M. Atwal pour leur demander des exemples d’erreurs d’interprétation précises. Il n’appartient pas à la SAR de corriger les lacunes dans la preuve des demandeurs. Quoi qu’il en soit, la SAR a examiné le dossier et a relevé elle-même deux erreurs d’interprétation possibles, mais elle a raisonnablement conclu qu’elles avaient été corrigées et, par conséquent, qu’elles étaient sans importance.

[22] Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs?

[23] Les demandeurs soutiennent que les conclusions de la SAR en matière de crédibilité étaient déraisonnables. Ils invoquent le principe selon lequel le témoignage d’un demandeur d’asile est présumé vrai, à moins d’une preuve du contraire. De plus, les demandeurs font valoir que la SAR s’attendait à tort à ce que leur témoignage soit corroboré.

[24] Je juge que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont raisonnables. La présomption de véracité peut être réfutée par des contradictions et des divergences dans le témoignage (Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 477 au para 38, citant Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Dan-Ash, [1988] ACF no 571). La SAR a conclu que la présomption de véracité du témoignage des demandeurs était réfutée par la nature évolutive de celui-ci et les divergences importantes qu’il contenait.

[25] La SAR a raisonnablement souscrit aux motifs donnés par la SPR pour expliquer pourquoi elle doutait du témoignage des demandeurs et a mentionné que la SPR n’avait pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant uniquement sur l’absence de corroboration, puisqu’il y avait plusieurs autres raisons de douter de la véracité du témoignage.


JUGEMENT dans le dossier IMM-399-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-399-22

 

INTITULÉ :

VINAY TALWAR ET POOJA TALWAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Aman Sandhu

POUR LES DEMANDEURS

R. Keith Reimer

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sandhu Law Office

Avocats

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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