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Date : 20230210


Dossier : IMM-5625-22

Référence : 2023 CF 203

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE:

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

GAMAL ALI FARAJ ALAMRI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 13 mai 2022 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Dans sa décision, la SAR a accueilli l’appel du défendeur et a infirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] du 5 novembre 2021.

[2] La SPR avait conclu que le défendeur était complice de crimes contre l’humanité et que, par conséquent, il n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention. La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur et a substitué sa décision à celle de la SPR. Elle a conclu que le défendeur avait la qualité de réfugié au sens de la Convention, aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Contexte

[3] Le défendeur, Gamal Ali Faraj Alamri, est un citoyen libyen de 50 ans. Il a présenté une demande d’asile au motif qu’il s’exposait à un danger en Libye parce qu’il avait été membre des Gardiens de la révolution mondiale verte [les Gardiens de la révolution] et garde du corps personnel de Mouammar Kadhafi, l’ancien dirigeant de la Libye.

[4] À cette époque, la Libye était un État autoritaire dirigé par Kadhafi. Ce dernier a réprimé l’opposition et maintenu un régime sous lequel de graves violations des droits de la personne étaient commises, notamment des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture, des arrestations arbitraires et des actes de terrorisme.

[5] Kadhafi a mis sur pied les Gardiens de la révolution en 1969, organisation qui a pris de l’ampleur et de l’importance à la fin des années 1970. Les Gardiens de la révolution ont été impliqués dans des enlèvements, des disparitions et des actes de torture contre ceux qui étaient une menace pour le régime de Kadhafi. Entre autres, ils pendaient des gens dans les rues et les stades et pourchassaient les dissidents du régime en Libye et à l’étranger. Les membres des Gardiens de la révolution agissaient également comme gardes du corps personnels pour Kadhafi.

[6] M. Alamri est né et a grandi en Libye. Il s’est joint aux Gardiens de la révolution en 1991. Il est resté membre bénévole de l’organisation et a été l’un des gardes du corps de Kadhafi jusqu’en 2011.

[7] À titre de garde du corps de Kadhafi, le défendeur était responsable de protéger ce dernier. Durant une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada, le défendeur a déclaré qu’il était prêt à risquer sa vie pour Kadhafi et à faire feu sur les agresseurs, si nécessaire. Il a également affirmé qu’il n’avait jamais tiré sur quiconque, pas plus qu’il n’avait frappé, torturé ni interrogé qui que ce soit dans ce rôle.

[8] Le défendeur est arrivé au Canada avec son épouse en septembre 2012, et ils ont demandé l’asile ensemble en 2019. La SPR a accordé l’asile à l’épouse du défendeur; le statut de celle‑ci n’est pas en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[9] La demande d’asile du défendeur est essentiellement fondée sur sa crainte d’être persécuté par les partisans de Kadhafi et les milices armées qui s’opposent à ce dernier ainsi que sur sa crainte de subir des représailles de leur part.

[10] L’audience devant la SPR s’est déroulée en cinq séances. Le ministre est intervenu et a présenté le témoignage d’un expert. La SPR a finalement rejeté la demande d’asile du défendeur au motif qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité et qu’il ne pouvait donc pas bénéficier de la protection accordée aux réfugiés par application de l’article 98 de la LIPR.

[11] Le défendeur a interjeté appel de la décision devant la SAR. Dans sa décision du 13 mai 2022, la SAR a accueilli l’appel du défendeur : elle a conclu qu’il n’était pas visé par la disposition d’exclusion prévue à l’article 98 de la LIPR et qu’il avait la qualité de réfugié au sens de la Convention.

[12] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] La SAR a souscrit aux conclusions de fait suivantes de la SPR :

  1. Le régime Kadhafi a perpétré des violations des droits de la personne généralisées, systématiques, flagrantes, graves et soutenues qui équivalaient à des crimes contre l’humanité.

  2. Les Gardiens de la révolution étaient un élément central et important des services de sécurité du régime qui fonctionnaient en toute impunité et qui combattaient efficacement les menaces internes contre le régime et contre Kadhafi.

  3. Les Gardiens de la révolution ont servi un régime dans lequel Kadhafi jouissait d’un pouvoir total ou quasi total et au sein duquel les services de sécurité servaient à protéger le régime de Kadhafi.

  4. Les services de sécurité, y compris les Gardiens de la révolution, relevaient directement de Kadhafi et mettaient en œuvre ses politiques de répression.

  5. Les Gardiens de la révolution ont été impliqués dans des enlèvements, des disparitions et des incidents de torture contre tout élément constituant une menace pour le régime de Kadhafi ou son pouvoir.

[14] L’appel du défendeur contre la décision de la SPR portait sur la question de savoir si la SPR avait correctement appliqué le critère pour déterminer s’il avait été complice de crimes contre l’humanité (voir Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola]). Selon le critère « axé sur la contribution significative », ou critère de l’arrêt Ezokola, la contribution d’une personne à un crime ou à un dessein criminel doit être volontaire, significative et consciente pour qu’il y ait complicité coupable.

[15] La SAR a conclu que la contribution du défendeur était volontaire et consciente, mais qu’elle n’était pas significative. La SAR a tiré les conclusions suivantes :

  1. Le défendeur était l’un des gardes du corps de Kadhafi et agissait pour protéger la vie de celui‑ci, ce qui ne constituait pas, en soi, une contribution significative à des crimes contre l’humanité.

  2. Le grade du défendeur, qui, selon la preuve, était relativement peu élevé, était une circonstance atténuante. Le défendeur n’exerçait aucun rôle de supervision et ne choisissait pas le moment, les circonstances, le lieu ni le but des déploiements. Il n’assurait que rarement la garde de Kadhafi et, lorsqu’il le faisait, il était dirigé par des membres ayant un grade intermédiaire. Il était généralement gardé à l’écart de Kadhafi par les gardes privés de ce dernier.

  3. Au sein des Gardiens de la révolution, le général était au sommet de la hiérarchie, suivi des lieutenants‑colonels, des premier et deuxième lieutenants, des soldats rémunérés et des quelque 2 000 bénévoles, le grade le plus bas. Le défendeur était l’un des 2 000 bénévoles.

  4. Le défendeur n’a jamais directement commis d’actes criminels.

[16] De plus, la SAR a conclu que le défendeur s’exposait à une possibilité sérieuse de persécution en Libye, que la protection de l’État n’était pas accessible et qu’il n’avait pas de possibilité de refuge intérieur. Par conséquent, le défendeur avait la qualité de réfugié au sens de la Convention.

IV. Question en litige

[17] La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a analysé la question de savoir si le défendeur était complice de crimes contre l’humanité?

V. Norme de contrôle applicable

[18] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25).

VI. Analyse

[19] Selon l’article 98 de la LIPR, l’asile ne peut être conféré à une personne visée à la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, RT Can 1969 no 6 [la Convention] :

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[20] L’alinéa 1Fa) de la Convention précise que la Convention ne s’applique pas à une personne lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a commis un crime contre l’humanité :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre 1’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;[...]

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes

...

[21] Nul ne conteste que le régime de Kadhafi et les Gardiens de la révolution ont commis des crimes contre l’humanité. La question est de savoir si la conclusion de la SAR portant que le défendeur n’a pas été complice de ces crimes est raisonnable.

[22] Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur le critère permettant d’établir qu’une personne a été complice d’un crime visé à l’alinéa 1Fa) commis par une organisation. Elle a statué que la contribution d’une personne aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation doit être volontaire, consciente et significative (Ezokola, aux para 29, 77 et 84).

[23] Pour l’application du critère, la Cour suprême a établi une liste non exhaustive de six considérations que les décideurs doivent analyser pour déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel (Ezokola, au para 91) :

  1. La taille et la nature de l’organisation.

  2. La section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé.

  3. Les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation.

  4. Le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation.

  5. La durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel).

  6. Le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[24] Malgré la prise en compte de ces considérations, l’analyse doit s’attacher à la contribution de l’individu au crime ou au dessein criminel de l’organisation (Ezokola, au para 92).

[25] Nul ne conteste que le défendeur a consciemment et volontairement contribué au dessein criminel des Gardiens de la révolution et du régime de Kadhafi. La seule question à trancher est celle de savoir si la contribution du défendeur était « significative ».

[26] Le demandeur avance trois arguments à l’appui de sa prétention selon laquelle la SAR a commis une erreur dans son analyse du caractère significatif de la contribution, à savoir : 1) que la SAR a commis une erreur en considérant l’absence de participation directe aux crimes comme étant une circonstance atténuante; 2) que la SAR n’a pas expliqué en quoi les fonctions du défendeur à titre de protecteur de Kadhafi, la figure centrale d’un régime criminel et répressif, n’avaient pas fait progresser le dessein criminel du régime; 3) qu’il est en désaccord avec la SAR sur la façon dont elle a soupesé les considérations de l’arrêt Ezokola.

[27] Le défendeur soutient que la SAR n’a pas considéré l’absence de participation aux crimes comme une circonstance atténuante, mais qu’elle a simplement souligné qu’il n’avait pas directement commis les crimes pour effectuer l’analyse de la complicité selon le critère de l’arrêt Ezokola. De plus, le défendeur affirme que les Gardiens de la révolution avaient des objectifs à la fois légitimes et criminels, l’objectif légitime étant de protéger la vie et la sécurité de Kadhafi. Selon le défendeur, sa contribution à cet objectif légitime ne l’a pas rendu complice du dessein criminel des Gardiens de la révolution et, en ce sens, sa contribution n’était pas significative. Il soutient que cette distinction atténue le caractère significatif de son rôle et sa complicité dans les crimes commis par les Gardiens de la révolution. Je ne suis pas de cet avis.

[28] D’abord, je juge que la SAR a commis une erreur en concluant que la participation indirecte du défendeur aux crimes était une circonstance atténuante dans ce contexte. Il ressort clairement de l’arrêt Ezokola que ni la participation personnelle aux crimes ni la proximité avec ceux‑ci n’est nécessaire pour qu’une personne soit jugée complice de crimes contre l’humanité (Ezokola, aux para 7‑9, 67‑77, 87‑88). Le critère énoncé dans l’arrêt Ezokola vise à établir la fine distinction entre la simple association à une organisation criminelle et la complicité avec celle‑ci. Pour ce faire, il faut évaluer si les fonctions exercées par une personne, qui ne sont pas nécessairement criminelles en soi, représentent néanmoins une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation. L’analyse du critère énoncé dans l’arrêt Ezokola ne s’effectue forcément que lorsque la contribution est indirecte; le fait de diminuer la culpabilité criminelle d’une personne simplement parce qu’elle n’a pas elle‑même commis les crimes visés à l’alinéa 1Fa) revient, du moins en partie, à contourner l’analyse.

[29] De plus, il a été établi dans la jurisprudence que des personnes peuvent être criminellement coupables même si elles se livrent à des activités qui sont apparemment indirectes et éloignées d’un crime (voir Khudeish c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1124; Elve c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 454; Shalabi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 961).

[30] Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel la SAR a souligné l’absence de participation directe uniquement pour procéder à l’analyse du critère de l’arrêt Ezokola. La partie contestée des motifs de la SAR suit celle où la SAR a traité du droit applicable tiré de l’arrêt Ezokola et a commencé l’analyse des considérations.

[31] Considérant la décision de la SAR en contexte, je juge qu’il était déraisonnable pour celle‑ci de conclure que l’absence de participation directe du défendeur aux crimes perpétrés par l’organisation était une circonstance atténuante. Le raisonnement de la SAR révèle que celle‑ci a commis des erreurs de logique et qu’elle n’a pas dûment tenu compte de la jurisprudence applicable comme l’exige l’arrêt Vavilov (para 102‑103 et 111‑114).

[32] Je conclus également que la SAR n’a pas examiné de manière raisonnable l’argument du demandeur selon lequel le défendeur était complice des crimes de l’organisation en raison de son rôle en tant que garde du corps de Kadhafi. La SAR a reconnu que le ministre avait soutenu que le défendeur était complice en raison de son devoir de protéger la vie de Kadhafi, mais a ensuite procédé à une analyse mécanique du rôle et du statut du défendeur au sein des Gardiens de la révolution et a conclu que le défendeur n’était qu’un bénévole qui n’avait pas beaucoup de responsabilités au sein de l’organisation ni un accès notable à celle‑ci. La SAR n’a pas expliqué en quoi un bénévole de grade inférieur au sein des Gardiens de la révolution n’était pas complice des crimes ni du dessein criminel de l’organisation ou du régime de Kadhafi, en particulier compte tenu du fait que le défendeur est resté membre de l’organisation et garde du corps de Kadhafi pendant plus de vingt ans et qu’il avait connaissance des crimes contre l’humanité commis par ceux-ci ou qu’il fermait délibérément les yeux sur ces crimes.

[33] Selon l’arrêt Ezokola, l’analyse doit toujours s’attacher à la contribution de l’individu au crime ou au dessein criminel. La SAR n’a pas examiné les arguments du ministre de manière raisonnable ni procédé à une analyse individualisée et contextuelle du rôle joué par le défendeur dans le cadre des crimes commis par le régime de Kadhafi.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5625-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5625-22

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c GAMAL ALI FARAJ ALAMRI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Jocelyne Mui

Philippe Alma

 

POUR LE DEMANDEUR

Marianna Jasper

Jade Matthies

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Funt & Company

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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