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Date : 20230209

Dossier : IMM‑1183‑22

Référence : 2023 CF 193

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 9 février 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE:

BINGCAI SU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen chinois âgé de 42 ans, craint d’être persécuté par les autorités chinoises parce qu’il s’est échappé alors qu’il était détenu par la police pour avoir protesté contre l’expropriation de son terrain. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 14 janvier 2022 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La SPR a conclu que la question déterminante était celle de la crédibilité.

[2] Le demandeur a invoqué un certain nombre de motifs à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire visant la décision de la SPR. Toutefois, je suis convaincue que c’est l’examen effectué par la SPR de la citation à comparaître qui est déterminant. Je juge que la SPR a déraisonnablement conclu que la citation à comparaître était frauduleuse et que cette conclusion a entaché les conclusions connexes.

[3] Pour situer le contexte, le demandeur affirme que, aux environs du mois de février 2012, il a reçu un premier avis de la part de l’administration locale l’informant de l’expropriation et de la démolition à venir de son domicile, de même que de celui de certains de ses voisins. De février à juin 2012, les résidents ont amorcé des négociations avec le gouvernement local afin d’empêcher l’expropriation ou, subsidiairement, d’obtenir un juste dédommagement. Les 27 et 28 juin 2012, les résidents ont finalement érigé une barricade et déclenché des protestations.

[4] Le demandeur affirme qu’il a été placé en détention le 28 juin 2012, où il a été interrogé, battu et torturé. Il affirme s’être échappé de son lieu de détention par une fenêtre le 30 juin 2012. Il se serait ensuite adressé à un passeur pour obtenir de l’aide. Le demandeur soutient que, le 1er juillet 2012, des agents du Bureau de la sécurité publique se sont présentés au domicile des parents de son épouse et ont laissé à cette dernière une citation à comparaître le visant. La citation indiquait que le demandeur était accusé d’avoir joué un rôle prépondérant dans l’intervention contre le gouvernement, d’avoir diffamé les représentants du gouvernement et de s’être évadé alors qu’il était en détention.

[5] Le demandeur a quitté la Chine le 5 juillet 2012 avec l’aide d’un passeur. Il soutient que, après son départ, des agents du Bureau de la sécurité publique se sont rendus chez ses parents et chez sa belle-famille afin de le retrouver. Il ajoute qu’un avis de recherche visant son arrestation a également été affiché dans les gares de trains et d’autobus.

[6] La SPR a conclu que la présomption de véracité dont bénéficiait le demandeur avait été réfutée pour trois motifs. Cependant, je n’ai à en examiner qu’un seul. La SPR a conclu que la citation à comparaître que le demandeur avait déposée en preuve était frauduleuse. Le document, intitulé chuanpiao, indique qu’il a été délivré par le tribunal populaire du district de Baiyun, de la ville de Guangzhou. Il ordonne au demandeur de se présenter à la chambre criminelle du tribunal le 2 juillet 2012.

[7] La SPR a conclu que la citation à comparaître correspondait au spécimen de chuanpiao qui lui avait été fourni, lequel est décrit dans le cartable national de documentation [le CND] comme étant une « assignation du tribunal populaire [People’s Court Summons] » ou une « assignation à témoigner délivrée par un tribunal [court-issued subpoena] ». Toutefois, la SPR a ajouté que, selon l’article 182 de la loi sur la procédure criminelle de la République populaire de Chine [Criminal Procedure Law of the People’s Republic of China], une copie de l’acte d’accusation doit être signifiée au défendeur concerné au moins dix jours avant le début de l’audience relative aux poursuites pénales, et une citation à comparaître doit ensuite lui être signifiée au plus tard trois jours avant l’audience. Comme le demandeur n’avait produit en preuve aucun acte d’accusation et qu’il n’avait pas adéquatement justifié l’absence de ce document, la SPR a conclu que la citation à comparaître était nécessairement frauduleuse.

[8] La SPR a indiqué qu’elle était arrivée à cette conclusion en tenant compte de la preuve objective concernant [traduction] « l’inobservation généralisée des règles de procédure criminelle », mais que, à son avis, cela n’expliquait pas pourquoi la citation à comparaître avait été délivrée par le tribunal populaire plutôt que par le Bureau de la sécurité publique, ce qui constituait une irrégularité. De plus, la SPR n’a pas jugé crédible que l’État chinois [traduction] « se donne la peine d’engager une procédure judiciaire dans un délai irrégulièrement court » étant donné que le [traduction] « Bureau de la sécurité publique dispose d’un large éventail de pouvoirs coercitifs ».

[9] Compte tenu de l’effet cumulatif des doutes soulevés par les trois questions qui précèdent, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’était pas un témoin crédible et n’avait pas démontré que sa maison familiale avait été expropriée et démolie en juin 2012 ni qu’il avait subi des conséquences pour avoir tenté d’empêcher l’expropriation alléguée.

[10] Pour déterminer si la décision de la SPR est raisonnable, la Cour doit se demander si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Pour répondre à ces exigences, la décision doit être fondée « sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Tant le raisonnement suivi que le résultat de la décision doivent être raisonnables [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 83, 85 et 99].

[11] J’estime que la conclusion de la SPR selon laquelle la citation à comparaître est frauduleuse manque de justification et repose sur des conjectures erronées. Même après avoir constaté que la citation à comparaître correspondait au document type (ce qui signifie qu’elle n’avait aucun doute à propos des caractéristiques ou du contenu de celle-ci), la SPR a conclu que le document était frauduleux en se fondant sur ses propres hypothèses et spéculations quant à ce qui constituait un comportement rationnel de la part des autorités chinoises, c’est-à-dire en présumant que les autorités chinoises auraient suivi les exigences procédurales applicables et auraient dressé un acte d’accusation avant de délivrer la citation à comparaître. La Cour a maintes fois mis en garde contre la formulation de telles hypothèses au sujet des autorités chinoises [voir, par exemple, Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 94 au para 21; Jia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 33]. De plus, les hypothèses et les spéculations de la SPR sont particulièrement difficiles à concilier avec le fait que celle-ci a pris acte de l’élément de preuve tiré du CND au sujet de l’inobservation généralisée des règles de procédure par les autorités chinoises.

[12] Je suis convaincue que l’appréciation erronée de la citation à comparaître a entaché l’évaluation de la crédibilité qu’a faite la SPR (et sur laquelle repose sa décision), de sorte que la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

[13] Les parties ne proposent aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1183‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Section de la protection des réfugiés différemment constitué pour nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1183‑22

INTITULÉ :

BINGCAI SU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 9 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

Pour le demandeur

Lorne McClenaghan

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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