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Date : 20230201


Dossier : IMM-823-22

Référence : 2023 CF 144

Ottawa (Ontario), le 1 février 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

ALEJANDRO AMADOR SANCHEZ CLEMENTE AMADOR SANCHEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur principal, Alejandro Sanchez, et le demandeur associé, Clemente Sanchez, sont citoyens du Mexique. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) le 5 janvier 2022, laquelle confirme le rejet de leurs demandes d’asile en raison d’une possibilité de refuge interne (PRI) dans leurs pays d’origine.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. L’analyse de la SAR en ce qui concerne la motivation des agents de persécution à retrouver les demandeurs où qu’ils soient au Mexique est compréhensive et intelligible. Ses conclusions sont justifiées au regard la preuve au dossier et les contraintes juridiques auxquelles la SAR est assujettie.

I. Contexte

[3] Les demandeurs, deux frères, sont originaires de l’État de Tlaxcala. Ils allèguent craindre les membres du cartel Los Zetas (le Cartel) qui les rechercheraient, car ils travaillaient à la même mine qu’un collègue qui s’était échappé du Cartel. Les demandeurs allèguent aussi être ciblés par le Cartel en raison de leurs salaires avantageux, qui étaient quatre fois plus élevés que le salaire moyen des Mexicains.

[4] Les demandeurs travaillaient à une mine à Mazapil dans l’État du Zacatecas au sein d’une entreprise appelée MITSA, un contractant des dirigeants de la mine.

[5] Le 20 avril 2018, tandis que les demandeurs étaient en vacances, des membres du Cartel ont menacé les employés de la mine et ont tué un de leurs collègues. Un autre travailleur s’est sauvé après avoir été atteint par une balle. Les demandeurs ont appris ces nouvelles en retournant de leurs congés à la fin d’avril. Peu après, lorsque les dirigeants de la mine ont appris qu’un des travailleurs avait été retrouvé mort, MITSA a perdu son contrat et, par le fait même, les demandeurs ont perdu leurs emplois. Ils allèguent que MITSA a caché des dirigeants la mort de leur collègue.

[6] Le demandeur principal est alors retourné vivre dans l’État Tlaxcala avec son épouse et ses enfants. Le demandeur associé s’est déménagé à l’État de San Luis Potosí. Les demandeurs n’ont jamais été contactés ni menacés par les membres du Cartel. Ils allèguent néanmoins qu’en 2019, certaines personnes inconnues seraient toujours à leur recherche dans leur village natal.

[7] Le 14 mars 2019, les demandeurs sont arrivés au Canada et y ont demandé d’asile.

[8] La Section de la protection des réfugiés (SPR) juge les demandeurs crédibles, affirmant qu’ils ont rendu un témoignage direct, spontané et crédible. Cependant, la SPR conclut que les demandeurs avaient une PRI viable dans les villes de Durango et Tepic (Mexique) et rejette donc leurs demandes d’asile. La SPR considère que l’intérêt du Cartel à les retrouver n’existe plus. Aucun élément de preuve ne démontre que les membres du Cartel sont à la poursuite des demandeurs depuis janvier 2019. Quant au deuxième critère pour déterminer s’il existe une PRI viable, la SPR estime que la peur des demandeurs d'être retrouvés est sincère, mais qu’ils ne présentent aucun argument quant au caractère raisonnable des PRI identifiées.

[9] Les demandeurs interjettent appel de la décision de la SPR. Ils reprochent à la SPR d’avoir conclu à leur crédibilité pour ensuite affirmer le contraire. Les demandeurs soutiennent que la SPR a rendu une décision de crédibilité déguisée lorsqu’elle conclut que le Cartel n’a pas la motivation à les retrouver. Ils soutiennent aussi que la SPR omet de prendre en considération leurs circonstances particulières dans son évaluation du deuxième volet du test d’une PRI et que le critère d’éloignement n’est pas suffisant en soi pour rendre une PRI raisonnable.

II. La décision de la SAR

[10] La SAR rejette l’appel, affirmant que la crédibilité des demandeurs a été retenue par la SPR, mais « les éléments de preuve qu’avaient à prouver les [demandeurs] quant à la PRI ne franchissent pas le fardeau qui était le leur ». Selon la SAR, la conclusion de la SPR ne s’agit pas d’une conclusion négative de crédibilité déguisée.

[11] Les conclusions déterminantes de la SAR sont les suivantes :

  1. Si un cartel de l’ampleur de Los Zetas décide de déployer le temps et l’argent, il aurait la capacité de retrouver les demandeurs dans tout le Mexique.

  2. Toutefois, il ne suffit pas seulement de la capacité du Cartel à retrouver leurs cibles pour qu’une PRI ne soit pas viable; les demandeurs doivent aussi démontrer la motivation du Cartel de les retracer dans les PRI proposées.

  3. En l’espèce, il y a absence de contacts directs entre les membres du Cartel et les demandeurs. Le seul élément de preuve qui suggère que le Cartel est toujours à leur recherche est l’affirmation du demandeur principal que les tiers lui ont informé que les personnes inconnues demandaient pour les demandeurs en janvier 2019 dans leur village dans l’État de Tlaxcala.

  4. La preuve n’apporte aucun élément pour démontrer que le Cartel se prendrait autrement pour retrouver les demandeurs. La possibilité de collaboration entre leur ancien employeur et le Cartel ne prouve rien quant aux risques personnels des demandeurs et ne franchit pas la barre des probabilités.

  5. En ce qui concerne le deuxième volet du test d’une PRI, Durango et Tepic sont à plus de cinq heures de route de Mazapil, où était située la mine. La corruption policière, que ça soit à Durango ou ailleurs au Mexique, fait malheureusement partie du portrait social du pays et s’insère dans le canevas de la criminalité généralisée, ce qui n’est pas pertinent pour déterminer un risque personnalisé pour les demandeurs.

  6. Des caractéristiques personnelles des demandeurs n’indiquent pas qu’ils ne pourraient pas trouver un emploi dans les PRI, où s’y loger et y faire instruire leurs enfants. La conclusion de la SPR qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de chercher refuge dans les PRI, compte tenu de toutes les circonstances, est correcte.

III. Analyse

[12] La question à trancher dans la présente demande est de savoir si les conclusions de la SAR relatives à son évaluation d’une PRI viable pour les demandeurs sont raisonnables.

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable et la Cour est du même avis (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 10, 23 (Vavilov); Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32).

[14] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu en compte leur crédibilité et n’a pas considéré toute la preuve présentée. Ils allèguent que les motifs de la SAR ne traitent pas du comportement de leur employeur ancien, MITSA, qui a caché l’extorsion de ses travailleurs et l’assassinat d’un des travailleurs par le Cartel pour échapper la responsabilité. Les demandeurs affirment que cette omission est importante parce qu’elle touche au cœur de la motivation du Cartel à les retracer afin d’obtenir de l’information.

[15] Je ne souscris pas aux arguments des demandeurs.

[16] La question fondamentale pour la SAR est celle de la motivation du Cartel à retrouver les demandeurs dans les PRI proposées. Tout comme la SPR, la SAR retient la crédibilité des demandeurs. Cependant, la SAR conclut que les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de démontrer, par prépondérance de preuve, que le Cartel avait la motivation de les retrouver. Le tribunal souligne succinctement qu’il a y « une différence entre un témoignage rendu de façon crédible et une preuve prépondérante des éléments requis pour démontrer que l’on est une personne à protéger ». Je suis d’accord avec le défendeur que la SAR n’a pas rendu une conclusion de crédibilité déguisée.

[17] Les demandeurs invoquent les décisions Dominguez Bando c Canada (Citoyenneté et immigration), 2007 CF 980 aux paras 9-10 et Aviles Yanez c Canada (Citoyenneté et immigration), 2010 CF 1059 au para 41, à l’appui de leur thèse selon laquelle la SAR a rendu une conclusion de crédibilité déguisée. J’estime que les faits de ces affaires se distinguent de ceux de l’espèce : dans la présente affaire, la SAR conclut à une absence de preuve suffisante. Elle n’ignore pas des éléments de preuve importants et ne mine pas la crédibilité des demandeurs.

[18] Les demandeurs arguent que la SAR limite son analyse de la motivation du Cartel à l’extorsion, une limitation qui rend la décision déraisonnable. Selon eux, la SAR ignore leurs narratifs voulant que le Cartel les cherchât pour les interroger au sujet de l’enquête lancée à la mine concernant des évènements d’avril 2018.

[19] Je conclus que les demandeurs tentent de requalifier leurs demandes d’asile. L’extorsion passée et actuelle de leurs anciens collègues à la mine figure en bonne place dans leurs narratifs.

[20] La SAR entreprend une évaluation compréhensive de la motivation du Cartel de poursuivre les demandeurs, que ce soit dans le but de les extorquer ou d’extraire de l’information. Le panel réitère qu’il incombe aux demandeurs de démontrer, avec des éléments prépondérants, que les membres du Cartel restent à leur recherche. La SAR estime que : la preuve démontre que le Cartel ne connaît pas les demandeurs; ils ont perdu leur emploi et leur rémunération élevée avant que leurs identités ne soient connues pas les membres du Cartel; il y a absence de contact direct entre les membres du Cartel et les demandeurs; et les demandeurs n’ont pas été menacés par le Cartel. En plus, la SAR prend bonne note de l’allégation du demandeur principal selon laquelle des gens inconnus seraient à sa recherche pour savoir ce qu’il sait quant au collègue de travail qui aurait été tué, mais elle observe qu’aucune autre forme de recherche des demandeurs n’a été démontrée.

[21] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte des deux visites dans leur village natal par les personnes inconnues à leur recherche. La SAR mentionne que les membres du Cartel auraient demandé pour les demandeurs en janvier 2019 sans préciser le nombre de visites. Le narratif du demandeur principal n’inclut pas les dates des deux visites, alors je ne peux pas déterminer s’il parle de deux visites en janvier 2019. Même si la SAR n’indique qu’une seule visite, cette erreur n’entache pas sensiblement son analyse globale de la motivation du Cartel. La visite ou les visites datent au plus tard du janvier 2019 et les demandeurs n’ont pas déposé de preuve suggérant que les membres du Cartel sont actuellement à leur recherche.

[22] Les demandeurs affirment en outre que les motifs de la SAR ne traitent pas du comportement de MITSA, mais leur argument n’est pas convaincant. Dans son résumé des faits pertinents, la SAR liste l’allégation des demandeurs que MITSA a caché le mort d’un des travailleurs à la mine. La SAR résume son analyse de la motivation du Cartel et du premier volet du test d’une PRI comme suit :

[24] Quant à l’argument selon lequel le cartel n’a pas un seul modus operandi et que la SPR aurait dû en tenir compte, je réitère que le fardeau de preuve est celui des demandeurs d’asile lorsqu’une PRI est identifiée. La preuve n’apporte aucun élément pour démontrer que le cartel s’y prendrait autrement pour retrouver les appelants. Cet élément n’entre pas dans la catégorie des probabilités, ce qui est le test ici. Il en va de même quant à l’argument selon lequel il est possible que leur ancien employeur collaborait avec le cartel. Ce n’est pas impossible, mais cela ne prouve rien quant au risque personnel que les appelants allèguent courir et ne franchit pas la barre des probabilités. […]

[Je souligne]

[23] Je conclus que la SAR n’a pas ignoré les allégations à l’égard du comportement de MITSA et de la possibilité que le Cartel souhaite obtenir de l’information concernant MITSA et l’investigation de l’incident d’avril 2018. Je conclus aussi qu’il était loisible à la SAR d’estimer que ces allégations « ne [franchissent] pas la barre des probabilités ».

[24] Les demandeurs contestent trois conclusions de la SAR qu’ils qualifient arbitraires. Premièrement, ils prétendent que l’absence de visite par les membres du Cartel à leur famille n’indique pas l’absence de l’intérêt du Cartel parce que les cartels n’ont pas un seul modus operandi. En réponse, la SAR souligne que la preuve des demandeurs n’apporte aucun élément pour démontrer que le Cartel s’y prendrait autrement pour les retrouver. L’absence de contact direct entre le Cartel et leur famille « est un autre élément supplémentaire permettant de penser que les membres du cartel n’ont pas l’intérêt à déployer les ressources pour retrouver les [demandeurs] ». La SAR ne s’est donc pas fondée uniquement sur cette absence de contact. Son analyse n’est aucunement arbitraire.

[25] Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la SAR se contredit en concluant que le Cartel ne les connaît pas en dépit de sa mention des visites par les membres du Cartel à leur village. Toutefois, la preuve démontre que le Cartel n’a jamais contacté les demandeurs et qu’ils ont perdu leur emploi avant même que leur identité ne soit connue du Cartel. Le demandeur principal n’a pas fourni de l’information en ce qui concerne l’identité du tiers qui lui avait informé des visites ou de l’étendue des questions posées par les membres du Cartel lors de ces visites. À la lumière de la preuve au dossier, il était loisible à la SAR de conclure que le Cartel ne connaissait pas les demandeurs nonobstant l’allégation que les membres du Cartel auraient cherché le demandeur principal dans son village natal.

[26] Troisièmement, les demandeurs font valoir qu’il n’y a aucun fondement à la conclusion de la SAR selon laquelle l’extorsion actuelle de ses anciens collègues ne prouve pas que le Cartel aurait l’intérêt à pourchasser les demandeurs. Ils soutiennent que l’écoulement d’un certain temps n’indique pas que le Cartel ne s’intéresse pas à les retrouver. À mon avis, cet argument suggère que l’absence de contact depuis 2019 est un motif déterminatif dans l’analyse de la SAR, mais ce n’est pas le cas. En plus, l’écoulement d’une période notable depuis contacte par les agents de persécution est une considération évidente et raisonnable lors d’une évaluation de la motivation actuelle des agents de persécution (Idris c Canada (Citoyenneté et immigration), 2019 CF 24 au para 13). J’accepte que la distinction invoquée par la SAR entre les demandeurs et les anciens collègues qui sont toujours extorqués par le Cartel est une erreur parce que tous les employés de MITSA ont perdu leur emploi. Au moins, l’analyse de la SAR à cet égard mériterait d’être mieux motivée, mais cette déficience n’est pas suffisamment capitale ou importante pour rendre déraisonnable la conclusion ultime de la SAR (Vavilov au para 100). Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que le Cartel reste motivé à les retrouver.

[27] Pour conclure, il était loisible à la SAR de conclure que les demandeurs n’ont pas démontré que le Cartel aurait l’intérêt à les retrouver où qu’ils soient au Mexique eu égard à la preuve et les arguments des demandeurs. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[28] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-823-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-823-22

 

INTITULÉ :

ALEJANDRO AMADOR SANCHEZ, CLEMENTE AMADOR SANCHEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 novembre 2022

 

JUGEMENT ET :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Claudia Andrea Molina

 

Pour les demandeurs

 

Me Chantal Chatmajian

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Molina Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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