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Date : 20230201


Dossier : IMM‑2754‑22

Référence : 2023 CF 147

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er février 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

TING LI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Mme Ting Li, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas a rejeté sa demande de permis de travail. L’agent a conclu que la demanderesse avait fait de fausses déclarations au sujet de ses antécédents professionnels en raison de la présence de divergences entre la demande de permis de travail et les demandes antérieures de visa de visiteur et de prolongation de visa. La demanderesse a eu la possibilité de dissiper les doutes de l’agent, mais ce dernier n’a pas trouvé ses explications convaincantes.

[2] La demanderesse soutient que l’agent a omis de s’attaquer aux éléments de preuve qu’elle a déposés pour expliquer les divergences relevées dans les formulaires et aux éléments de preuve confirmant ses antécédents professionnels. Elle affirme que la décision est déraisonnable, puisque l’agent n’a pas expliqué en quoi les nouveaux éléments de preuve qu’elle avait fournis ne permettaient pas de dissiper les doutes qu’il avait exprimés.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Contexte

[4] La demanderesse est citoyenne de la Chine. Ses deux enfants étudient au Canada et sont munis de visas d’étudiant. La demanderesse a déjà obtenu un visa de résident temporaire (VRT) afin de venir visiter ses enfants, visa pour lequel elle a présenté une demande de prolongation.

[5] Le 27 avril 2021, la demanderesse a reçu une offre d’emploi de l’entreprise Fullsun Trading Inc. (Fullsun), située à Belleville, en Ontario. Elle s’est vu offrir le poste de directrice des achats en raison de son expérience dans un poste similaire en Chine. Elle a ensuite déposé une demande de permis de travail fondée sur cette offre d’emploi.

[6] Le 23 juin 2021, la demanderesse a reçu une lettre d’équité procédurale dans laquelle l’agent des visas exprimait des doutes à propos de l’authenticité de ses antécédents professionnels et faisait état des conséquences graves d’une fausse déclaration.

[7] Le 5 juillet 2021, la demanderesse a transmis sa réponse à la lettre d’équité procédurale, expliquant les divergences entre les antécédents professionnels décrits dans sa demande de VRT et ceux figurant dans sa demande de visa de travail. Dans sa réponse, elle soutient que son ancien représentant a commis des erreurs en remplissant la demande de VRT, mais qu’elle ne s’en est pas aperçue à l’époque. Elle ajoute ce qui suit : [traduction] « J’ai traité […] la présente demande de permis de travail de façon plus sérieuse. Je n’ai donc pas eu recours aux services [d’un] représentant [cette fois‑ci], et j’ai fourni tous les renseignements demandés avec honnêteté, en fonction de ma véritable expérience. »

[8] Dans sa lettre, la demanderesse traite de deux divergences. En premier lieu, elle affirme que sa demande de VRT n’aurait pas dû indiquer qu’elle était [traduction] « directrice générale » de l’entreprise chinoise Sichuan Shengjun Investment Co. Ltd. (Sichuan Shengjun), puisqu’elle y était plutôt investisseuse. Elle soutient avoir été la représentante légale de l’entreprise, mais n’y avoir jamais occupé un poste de directrice générale. À cet égard, elle a fourni un permis d’exploitation et une lettre de l’entreprise confirmant son titre de représentante légale.

[9] En second lieu, la demanderesse explique qu’elle travaille pour l’entreprise Chongqing Amote Trading Co., Ltd. (Chongqing AMT) depuis février 2015. Comme il s’agissait au départ d’une petite entreprise, elle a d’abord occupé à la fois les fonctions de directrice des achats et de directrice des ressources humaines, mais elle a ensuite exercé uniquement les fonctions de directrice des achats. La demanderesse a déposé une [traduction] « déclaration officielle de l’entreprise », soit une lettre du directeur général de Chongqing AMT confirmant les détails de ses antécédents professionnels. La lettre corrobore également la déclaration de la demanderesse selon laquelle celle-ci a continué de travailler à distance pour cette entreprise depuis le Canada.

[10] En outre, la demanderesse a fourni des dossiers d’assurance sociale et d’impôt sur le revenu remontant à 2015 qui, selon elle, confirment qu’elle a été employée de Chongqing AMT.

[11] Après avoir reçu la lettre et les documents de la demanderesse, l’agent a rejeté la demande de visa de travail de cette dernière sur le fondement de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) au motif que la demanderesse avait fait une présentation erronée sur un fait important. Dans les parties clés des notes qu’il a versées au Système mondial de gestion des cas (le SMGC), l’agent explique en ces termes le raisonnement qui sous-tend sa conclusion :

[traduction]

Il existe des distinctions claires entre les fonctions de directeur des achats et de directeur des ressources humaines ou de directeur des achats et de directeur général. [La demanderesse] a présenté une demande de visa de travail pour un poste de directrice des achats dans une société commerciale et a tenté d’expliquer qu’elle avait de l’expérience dans le domaine des achats. D’après les documents antérieurs et actuels qui ont été fournis, il m’apparaît évident que [la demanderesse] n’a pas exercé les fonctions de directrice des achats. [La demanderesse] fait valoir que les erreurs figurant dans ses demandes précédentes ont été commises par le représentant qui les a préparées. Je n’admets pas ce blâme, car il incombe à [la demanderesse] de fournir des renseignements véridiques. […] La demanderesse n’a pas présenté de nouveaux faits importants et n’a donc pas dissipé les doutes soulevés, pas plus qu’elle n’y a répondu. Selon la prépondérance des probabilités, je suis convaincu, compte tenu de tous les renseignements à ma disposition, que la demanderesse a en fait présenté des documents ou des renseignements frauduleux ou qu’elle a retenu des renseignements dans le cadre de la présente demande, faisant ainsi une présentation erronée sur un fait important, et que cette fausse déclaration, si elle n’avait pas été découverte, aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la Loi. La demanderesse est donc interdite de territoire au Canada pendant une période de cinq ans en application de l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La demande est rejetée.

[12] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

II. Question en litige et norme de contrôle

[13] La seule question en litige en l’espèce est de savoir si la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande de permis de travail est raisonnable.

[14] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (voir Jandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1787 au para 15). En résumé, selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). L’exercice de tout pouvoir public par un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, au para 95). Il incombe à la partie demanderesse de démontrer que les lacunes ou les déficiences invoquées sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre la décision déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[15] L’argumentaire de la demanderesse s’articule principalement autour du fait que l’agent ne s’est pas attaqué aux explications qu’elle a données à propos des divergences dans ses antécédents professionnels. La demanderesse fait valoir qu’un certain nombre d’affirmations dans la décision de l’agent rendent celle-ci déraisonnable eu égard au dossier.

[16] La demanderesse a résumé les principales divergences relevées entre les documents dans le tableau suivant :

 

Demande de VRT

 

Demande de permis de travail

09-2018 à aujourd’hui

Directrice générale, Sichuan Shengjun Investment Co. Ltd.

02-2015 à aujourd’hui

Directrice des achats, Chongqing Amote Trading Co. Ltd.

02-2015 à 07-2018

Directrice des ressources humaines, Congqing AMT Trade Co. Ltd.

05-2011 à 01-2015

Superviseure des achats, Chongqing Hanqi Real Estate Development Co. Ltd.

07-2009 à 02-2015

Sans emploi – congé de maternité

 

 

[17] La demanderesse est d’avis que les documents émanant de Chongqing AMT et de Sichuan Shengjun qu’elle a présentés attestent les fonctions qu’elle a effectivement exercées dans ces deux entreprises. Les renseignements contenus dans ces documents coïncident avec l’explication que la demanderesse a donnée dans sa lettre, et la demanderesse soutient que l’agent n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas jugé cela suffisant.

[18] En somme, la demanderesse ne nie pas qu’il y ait eu une erreur dans ses formulaires de demande de VRT et de demande de prolongation de celui-ci. Elle plaide toutefois que son explication à ce sujet était crédible. De plus, elle affirme avoir fourni la preuve de son emploi le plus récent en tant que directrice des achats chez Chongqing AMT, emploi qui la qualifie pour le poste qui lui est offert chez Fullsun.

[19] La demanderesse relève plusieurs affirmations de l’agent qui, à son avis, soulèvent un doute à savoir si celui-ci a véritablement tenu compte de ses observations supplémentaires et de ses documents justificatifs. Premièrement, elle relève l’affirmation suivante faite par l’agent : [traduction] « [La demanderesse] n’a pas présenté de nouveaux faits importants et n’a donc pas dissipé les doutes soulevés [dans la lettre d’équité procédurale], pas plus qu’elle n’y a répondu. » Cet extrait fait suite à l’affirmation de l’agent selon laquelle, [traduction] « d’après les documents antérieurs et actuels qui ont été fournis, il [apparaît] évident que [la demanderesse] n’a pas exercé de fonctions de directrice des achats ».

[20] La demanderesse soutient que les conclusions de l’agent sont incompréhensibles au regard de la lettre émanant de Chongqing AMT qui confirme qu’elle a bel et bien exercé les fonctions de directrice des achats. Si l’agent avait des raisons de douter de l’authenticité de la lettre de Chongqing AMT, il aurait dû l’expliquer en détail. Il a toutefois omis de le faire. La demanderesse affirme que cette omission rend la décision déraisonnable.

[21] À bien des égards, la décision de l’agent témoigne d’un examen minutieux et approfondi de la preuve relative aux antécédents professionnels de la demanderesse. L’agent a procédé à un examen exhaustif des documents au dossier et a relevé plusieurs divergences que la demanderesse n’a jamais expliquées. Par exemple, dans sa lettre, la demanderesse affirmait que les dossiers d’assurance sociale et d’impôt sur le revenu qu’elle avait fournis étayaient sa déclaration selon laquelle elle avait travaillé comme directrice des achats pour le compte de Chongqing AMT, mais l’agent a constaté que le dossier d’assurance sociale fourni par la demanderesse démontrait plutôt que l’entreprise Sichuan Shengjun avait cotisé au compte d’assurance sociale de la demanderesse. Les renseignements fournis par la demanderesse n’ont pas permis de préciser si ces paiements avaient été faits en lien avec l’emploi de cette dernière ou en lien avec son rôle de représentante légale.

[22] Bien qu’il soit malheureux que l’agent ait affirmé que, de manière générale, la demanderesse [traduction] « n’a[vait] pas présenté de nouveaux faits importants », je ne puis conclure que cela rend l’ensemble de la décision déraisonnable. À la lecture de la décision dans son ensemble, il m’apparaît évident que l’agent a conclu que les renseignements fournis par la demanderesse ne permettaient pas de répondre aux questions liées aux antécédents professionnels de celle-ci.

[23] Selon l’agent, [traduction] « aucun élément de preuve officiel [n’a été] présenté pour étayer l’affirmation [de la demanderesse] selon laquelle elle avait déjà travaillé pour Chongqing [AMT] ». Même si la demanderesse conteste cette affirmation de l’agent en invoquant la lettre de l’entreprise, je suis d’avis que, en faisant référence à un élément de preuve « officiel », l’agent parlait de renseignements émanant d’un tiers, comme les dossiers d’assurance sociale ou d’impôt sur le revenu qu’elle avait présentés. Cette affirmation suit immédiatement l’analyse effectuée par l’agent du dossier d’assurance sociale, ce qui explique pourquoi l’agent a fait référence à un élément de preuve « officiel ». Les dossiers d’assurance sociale et d’impôt sur le revenu présentés par la demanderesse ne démontrent pas que cette dernière a été employée de Chongqing AMT.

[24] Cela étant dit, il y a un constat de l’agent que je n’arrive pas à concilier avec la preuve ni avec la conclusion de ce dernier. L’agent affirme que, [traduction] « d’après les documents antérieurs et actuels qui ont été fournis, il [apparaît] évident que [la demanderesse] n’a pas exercé les fonctions de directrice des achats ». Nulle part dans sa décision l’agent n’a traité expressément de la lettre de Chongqing AMT indiquant que la demanderesse avait exercé les fonctions de directrice des achats tout au long de son mandat, soit du 15 février 2015 au 6 juillet 2021 (la date de la lettre).

[25] Il se peut que l’agent ait conclu que la lettre de Chongqing AMT était fausse. Je remarque que, plus loin dans les notes qu’il a versées au SMGC, l’agent indique que [traduction] « […] le résumé des antécédents professionnels présenté plus haut donne à penser que [la demanderesse] a fait état de ses antécédents professionnels comme bon lui semblait ». Si, en réalité, l’agent a jugé que la lettre de l’entreprise était frauduleuse et qu’il s’est fondé sur ce constat pour affirmer que la demanderesse n’avait jamais été directrice des achats, il aurait dû l’énoncer en termes clairs et expliquer son raisonnement. Cette conclusion de l’agent était capitale au regard du fondement de la demande de visa de travail de la demanderesse. La conclusion de l’agent contredit directement la preuve au dossier, et, dans sa décision, l’agent aurait dû expliquer pourquoi il jugeait que les éléments de preuve n’étaient pas convaincants : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17.

[26] Même s’il n’est pas nécessaire qu’une décision soit parfaite pour être raisonnable, les attentes augmentent proportionnellement à l’incidence de la décision sur la personne visée (Vavilov, au para 133). En l’espèce, la conclusion relative aux fausses déclarations emporte, pour la demanderesse, une interdiction de territoire au Canada d’une durée de cinq ans, une conséquence particulièrement importante puisque les enfants de la demanderesse étudient au pays. L’agent aurait dû en faire plus en ce qui concerne le traitement de la lettre de Chongqing AMT. L’absence d’explication à savoir pourquoi les éléments de preuve présentés n’ont pas été jugés convaincants représente une lacune suffisamment grave pour rendre la décision déraisonnable.

[27] Pour les motifs qui précèdent, la décision de l’agent sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[28] Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2754‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2754‑22

 

INTITULÉ :

TING LI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Pentney

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er février 2023

 

COMPARUTIONS :

Stephanie K. Fung

Pour la demanderesse

 

Neeta Logsetty

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stephanie K. Fung

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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