Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230131


Dossier : IMM‑1892‑21

Référence : 2023 CF 141

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SUSAN IVIE EWEKA

GARRY EFOSA EWEKA (PERSONNE MINEURE)

BARRY ESOSA EWEKA (PERSONNE MINEURE)

AISOSA TERRY EWEKA (PERSONNE MINEURE)

OSAWESE WAYNE EWEKA (PERSONNE MINEURE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, une mère et ses quatre enfants, sont citoyens du Nigéria. Ils ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés par le grand-père et le grand-oncle paternels des enfants. Ils ont plus précisément déclaré craindre d’être persécutés parce que Mme Eweka et son époux ont refusé que leurs jumeaux, Garry et Barry, se plient à des rituels traditionnels et à une prestation de serment du sang, comme le réclamaient des membres de la famille de l’époux.

[2] Dans une décision du 17 décembre 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté les demandes d’asile. Bien que le commissaire de la SPR ait exprimé un certain nombre de réserves quant à la crédibilité de Mme Eweka, c’est l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Port Harcourt qui, au bout du compte, a été jugée déterminante.

[3] Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Dans sa décision du 22 février 2021, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. Toutefois, contrairement à l’approche préconisée par la SPR, la SAR a conclu que les questions déterminantes étaient celles de la crédibilité de Mme Eweka et du caractère suffisant de la preuve. Ces deux éléments ont été jugés déficients, de sorte que la SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution. Par conséquent, la SAR n’a pas eu à examiner la question de la PRI. Elle a donc rejeté l’appel et, pour des motifs différents de ceux de la SPR, a confirmé que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[4] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils soutiennent que la SAR n’a pas traité leur appel conformément aux exigences de l’équité procédurale et que, par conséquent, l’affaire doit lui être renvoyée pour nouvel examen.

[5] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord.

[6] Les demandeurs affirment que les exigences de l’équité procédurale n’ont pas été respectées en raison des circonstances exposées ci-après.

[7] Pendant que l’appel était en instance, la commissaire de la SAR saisie de l’affaire a ordonné qu’une communication soit envoyée aux demandeurs. Cette communication du 21 janvier 2021 indiquait que la commissaire souhaitait obtenir des demandeurs leurs « observations en réponse à plusieurs préoccupations relatives à la crédibilité découlant de la preuve ». Elle indiquait ensuite que Mme Eweka avait présenté des versions contradictoires concernant le moment où elle avait reçu un appel de menaces alors que la famille se cachait à Lagos, au Nigéria. Toujours selon la communication, la version des faits que Mme Eweka avait donnée à son psychothérapeute, dont le rapport a été déposé auprès de la SPR, divergeait de celle figurant dans son exposé circonstancié et de celle donnée dans son témoignage devant la SPR. Trois aspects précis ont été relevés pour expliquer en quoi Mme Eweka semblait avoir livré des versions différentes à des moments différents. Les demandeurs ont été invités à présenter des observations d’au plus sept pages avant la fin de la journée du 4 février 2021.

[8] Le conseil des demandeurs a répondu à la communication par une lettre datée du 3 février 2021. En résumé, il a d’abord répondu que la SAR n’était pas habilitée à trancher les questions soulevées dans la communication parce que les prétendues incohérences n’avaient jamais été portées à l’attention de Mme Eweka lors de l’audience devant la SPR. Ensuite, le conseil a fait valoir que, comme la SPR avait jugé que la question déterminante était celle de l’existence d’une PRI et non celle de la crédibilité, les demandeurs ont traité seulement de cette question dans leur appel. Enfin, il a soutenu que [traduction] « le fait pour un conseil de spéculer, dans ses observations, quant à l’explication de prétendues incohérences qui n’ont pas été portées à l’attention des appelants lors de l’audience devant la SPR équivaudrait à une violation des droits à la justice naturelle de ces derniers ». Les observations d’un conseil « ne peuvent remplacer » le témoignage d’un demandeur d’asile, y compris toute explication que fournirait celui-ci après avoir été mis au fait d’une prétendue incohérence. Le conseil des demandeurs a donc soutenu que, si les questions soulevées dans la communication de la SAR étaient jugées importantes, le seul recours approprié serait que la SAR accueille l’appel, annule la décision de la SPR et renvoie l’affaire à la SPR pour nouvel examen.

[9] Dans sa décision de rejeter l’appel, la SAR a expliqué pourquoi les observations du conseil ne l’avaient pas convaincue.

[10] Premièrement, contrairement à ce qu’a avancé le conseil, la SAR avait l’obligation de mener sa propre analyse indépendante du dossier afin de décider si la SPR avait commis une erreur dans sa décision. Même si elle devait être guidée par le mémoire des arguments des appelants et les erreurs alléguées y ayant été relevées, la SAR n’était pas limitée à l’examen de ces seuls arguments. La commissaire de la SAR a déclaré ce qui suit : « À titre de décideuse neutre et indépendante, je dois rendre une décision en me fondant sur un examen sérieux de toute la preuve. Parfois, cela signifie soulever des questions que la SPR n’a pas soulevées ou citer des éléments de preuve au dossier auxquels la SPR n’a pas fait référence ».

[11] Deuxièmement, la commissaire a réitéré que la SAR était habilitée à examiner les nouvelles préoccupations au sujet de la crédibilité de Mme Eweka. Toutefois, comme la SPR avait considéré que l’existence d’une PRI était déterminante, la commissaire de la SAR a conclu que, dans l’intérêt de l’équité, il convenait de « demander des éclaircissements » aux demandeurs même si, à proprement parler, les principes de l’équité procédurale ne l’exigeaient pas nécessairement. (À l’appui de cette dernière affirmation, la SAR a invoqué la décision Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178. Dans cette affaire, le juge Gascon avait conclu, aux paragraphes 30 à 32, que le fait de s’appuyer sur un autre élément de preuve contenu au dossier du tribunal pour étayer les conclusions de la SPR quant au manque de crédibilité d’un demandeur ne soulève pas une nouvelle question entraînant l’obligation d’aviser les parties et de leur offrir la possibilité de se faire entendre.)

[12] Troisièmement, bien qu’ils aient reçu la communication de la SAR, les demandeurs n’ont pas présenté d’affidavits ni d’autres éléments de preuve en réponse aux questions soulevées. Les demandeurs étaient représentés par un conseil possédant « beaucoup d’expérience », qui aurait dû savoir qu’ils avaient « le droit de présenter une demande au titre de la règle 29 [note de bas de page omise] pour faire admettre des éléments de preuve tardifs, et qu’ils auraient pu le faire tout en conservant leur droit à un nouvel examen de leur demande d’asile ».

[13] En conclusion sur ce point, la SAR a indiqué que les observations du conseil « ne [tenaient] pas compte du rôle et de l’objectif de la SAR ». La commissaire n’a pas accepté les arguments du conseil et a tiré « des conclusions défavorables de l’absence de réponse aux préoccupations soulevées au sujet de la crédibilité ».

[14] Revenant sur cette question plus loin dans ses motifs, la commissaire de la SAR a fait remarquer que, bien que la communication du 21 janvier 2021 eût avisé les demandeurs de l’incohérence alléguée entre la version des faits donnée par Mme Eweka à son psychothérapeute et celle de son témoignage à l’audience, « ils n’ont fourni aucune réponse ». La commissaire a conclu que « leur silence sur la question nui[sai]t davantage à la crédibilité de Mme E[weka] en général, et en ce qui concerne cet incident ».

[15] D’après ce que je comprends des observations qu’ils ont présentées à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs allèguent essentiellement que la SAR a indûment restreint leur capacité de répondre aux préoccupations soulevées dans la communication du 21 janvier 2021 et qu’ils n’ont donc pas été en mesure d’y répondre. À leur avis, il s’agit là d’un manquement aux exigences de l’équité procédurale.

[16] Pour savoir si les exigences de l’équité procédurale ont été respectées, la cour de révision doit procéder à sa propre analyse du processus suivi par le décideur et déterminer s’il était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris celles mentionnées aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699, [1999] 2 RCS 817 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 et Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14. En pratique, cet exercice revient à appliquer la norme de la décision correcte : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 49‑56 et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35.

[17] Il incombe aux demandeurs de démontrer qu’il y a eu manquement aux exigences de l’équité procédurale. La question fondamentale est celle de savoir s’ils connaissaient la preuve à réfuter et s’ils ont eu possibilité complète et équitable d’y répondre : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 56.

[18] Les demandeurs ne m’ont pas convaincu qu’ils avaient été privés d’une possibilité équitable de répondre aux nouvelles préoccupations de la SAR quant à la crédibilité de Mme Eweka, telles qu’elles lui ont été transmises dans la communication du 21 janvier 2021. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, si la SAR avait restreint leur capacité de répondre à ses préoccupations en ne retenant que les observations du conseil et les avait effectivement empêchés de déposer des éléments de preuve supplémentaires, cela aurait très bien pu constituer un manquement aux exigences de l’équité procédurale. Cependant, je ne suis pas convaincu que la SAR ait imposé une telle restriction aux demandeurs en l’espèce.

[19] La communication du 21 janvier 2021 n’était peut-être pas formulée dans les termes les plus clairs qui soient, puisqu’elle invitait simplement les demandeurs à présenter leurs « observations » au sujet des préoccupations soulevées par la SAR. Même si une telle formulation était conforme à la jurisprudence faisant autorité sur la question (voir, par exemple, Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10), interprétée isolément, elle aurait pu donner à penser qu’il n’était pas possible pour les demandeurs de présenter de nouveaux éléments de preuve. Néanmoins, les demandeurs ne m’ont pas convaincu qu’ils avaient été empêchés de présenter d’autres éléments de preuve. Comme l’a souligné la SAR dans ses motifs, il leur était toujours loisible de demander l’admission de nouveaux éléments de preuve au titre de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (les Règles de la SAR). Toutes choses étant égales par ailleurs, si ces nouveaux éléments de preuve avaient répondu aux préoccupations soulevées dans la communication du 21 janvier 2021, la SAR n’aurait vraisemblablement pas refusé de les admettre. D’ailleurs, elle a bel et bien admis les observations présentées par le conseil le 3 février 2021.

[20] Il est possible qu’une nouvelle question soulevée par la SAR dans une lettre d’équité procédurale nécessite la présentation d’éléments de preuve en plus des observations. Il se peut aussi que la question puisse être réglée simplement au moyen d’observations supplémentaires. Interprétée dans le contexte des Règles de la SAR, la communication du 21 janvier 2021 pouvait donner lieu à ces deux possibilités. En bref, il n’y a aucune raison de croire que la commissaire de la SAR avait l’intention d’examiner seulement les observations. Si les demandeurs avaient eu des préoccupations à ce sujet compte tenu du libellé de la communication du 21 janvier 2021, ils auraient dû en faire part à la SAR avant de présenter des observations en présumant simplement qu’aucun autre élément de preuve ne serait accepté.

[21] De plus, même dans l’hypothèse où la SAR aurait empêché le dépôt de nouveaux éléments de preuve répondant à ses préoccupations (ce qui, à mon avis, n’est pas le cas), j’estime que demandeurs ne sont pas parvenus à établir que cette situation leur avait causé un préjudice. En effet, ils n’ont donné aucune indication quant aux éléments de preuve qu’ils auraient fournis à la SAR s’ils avaient été autorisés à le faire. En d’autres termes, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils avaient une quelconque réponse à fournir aux préoccupations de la SAR, mis à part les observations de leur conseil. Dans de telles circonstances, tout manquement aux exigences de l’équité procédurale serait, au pire, de nature technique.

[22] Comme les demandeurs n’ont contesté la décision de la SAR à aucun autre égard, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[23] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au sens de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1892‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1892‑21

 

INTITULÉ :

SUSAN IVIE EWEKA ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

 

Pour les demandeurs

Leanne Briscoe

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Odeleye

Avocat

North York (Ontario)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.