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Date : 20230118


Dossier : IMM-6952-21

Référence : 2023 CF 79

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

SIVABALAN GNANASEKARAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Gnanasekaran, est un citoyen tamoul de l’Inde. Il a demandé l’asile au Canada en invoquant sa crainte des autorités indiennes qui le soupçonnent d’être un partisan des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET), malgré le fait qu’il n’est associé à aucun parti politique.

[2] Selon le demandeur, il s’est fait de nombreux amis tamouls du Sri Lanka et de l’Inde durant ses études au Royaume-Uni. En août 2017, un membre de la famille d’un ami tamoul sri‑lankais a séjourné chez lui en Inde. Après la visite, des policiers se sont rendus au domicile du demandeur pour l’interroger au sujet des liens entre son visiteur et les TLET et l’ont par la suite emmené au poste de police pour un interrogatoire approfondi. En juin 2018, le demandeur a aidé les membres d’une famille sri-lankaise à trouver un logement dans sa ville natale, en Inde, et ils lui ont par la suite rendu visite pour le remercier de son aide.

[3] En avril 2019, le demandeur est venu au Canada muni d’un visa de visiteur. Plus tard au cours du même mois, après l’attentat à la bombe le dimanche de Pâques 2019, des policiers se sont rendus au domicile du demandeur en Inde et ont emmené son épouse au poste de police pour l’interroger. Elle s’est vu ordonner de livrer le demandeur aux autorités dès son retour. En raison de ces événements, le demandeur craignait de retourner en Inde et il a présenté une demande d’asile au Canada en juin 2019.

[4] La Section de la protection des réfugiés (SPR) a instruit la demande d’asile du demandeur le 15 décembre 2020. La SPR a rejeté la demande après avoir conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible et qu’il n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les événements qu’il alléguait s’étaient produits. La SPR a également conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Inde.

[5] La Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté l’appel du demandeur dans une décision datée du 15 septembre 2021. La SAR a admis comme nouvel élément de preuve un rapport psychiatrique (le rapport) préparé par la Dre Clare Pain, psychiatre consultante et professeure associée du département de psychiatrie de l’Université de Toronto, selon lequel le demandeur s’est vu diagnostiquer un traumatisme crânien cérébral à la suite d’un accident de la route survenu en Inde (art 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR)). Toutefois, la SAR a rejeté la demande du demandeur en vue d’obtenir une audience (art 110(6) de la LIPR) et a confirmé les conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR, jugeant que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[6] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

I. Analyse

[7] Le demandeur affirme que la décision de la SAR est déraisonnable puisque le tribunal a rejeté son appel sans tenir une audience ni justifier son refus de le faire. Il conteste également l’analyse et les conclusions de la SAR en matière de crédibilité fondées en grande partie sur le rapport.

[8] La question déterminante que doit trancher la Cour est celle de savoir si l’omission de la part de la SAR d’expliquer son refus de tenir une audience au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR rend sa décision déraisonnable (Abdulai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 173 aux para 21-22; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10-23).

[9] La SAR a ainsi évalué la demande du demandeur en vue d’obtenir une audience :

[23] [Le demandeur] demande que la SAR tienne une audience. Aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR, la SAR peut tenir une audience seulement s’il existe de nouveaux éléments de preuve qui, à la fois, a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité [du demandeur], b) sont essentiels pour la prise de la décision de la SPR, et, c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas. Comme les nouveaux éléments de preuve que j’ai admis ne respectent aucun des critères prévus au paragraphe 110(6), la demande d’audience est rejetée.

[10] Le demandeur n’obtient aucune explication pour la conclusion péremptoire tirée par la SAR dans sa décision. Le rapport n’est pas analysé au regard des critères prévus par la loi et de la demande d’audience. La SAR énumère tout simplement les critères prévus par la loi et déclare que les nouveaux éléments de preuve « ne respectent aucun des critères prévus au paragraphe 110(6) ». Même si le défendeur souligne à juste titre que la décision de tenir une audience est discrétionnaire, il incombe à la SAR de s’acquitter du fardeau de justifier sa décision d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire (Hundal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 72 au para 24). En outre, une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Les motifs qui ne font que reprendre le libellé de la loi et formuler une conclusion « permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision » (Vavilov, au para 102).

[11] Dans l’affaire Tchangoue c Canada(Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 334, la juge Roussel (alors juge à la Cour fédérale), a fait valoir que la SAR avait commis une erreur « en n’effectuant pas une analyse appropriée pour déterminer si les critères motivant la tenue d’une audience aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR étaient satisfaits » (au para 18) et ce, même si la décision de tenir une audience est un pouvoir discrétionnaire. Dans la décision Bukul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 118 (Bukul), la juge Aylen est arrivée à une conclusion semblable. M. Bukul a affirmé que sa maladie mentale a nui à sa capacité de témoigner. La SAR a admis des lettres d’un psychiatre comme nouveaux éléments de preuve, mais a refusé de convoquer une audience, ayant conclu que les lettres ne fournissaient pas suffisamment de détails sur la maladie mentale de M. Bukul ni sur la manière dont la maladie a nui à son témoignage. La juge Aylen a conclu que (Bukul, au para 23) :

[23] […] la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne procédant pas à une analyse adéquate en vue d’établir si les critères à respecter pour tenir une audience qui sont énoncés au paragraphe 110(6) de la [LIPR] avaient été remplis et, le cas éch[é]ant, si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une audience. Mis à part déclarer catégoriquement que la nouvelle preuve ne soulève aucune question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, la SAR demeure muette dans sa décision quant à l’application des autres critères énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR et de l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[12] Le défendeur soutient que la SAR a examiné le rapport en détail pour parvenir à sa décision et qu’elle a finalement conclu que ce document ne dissipait pas les préoccupations de la SPR en matière de crédibilité pour un certain nombre de raisons. Une audience n’était donc pas requise.

[13] Il ne s’agit pas d’un argument convaincant. Premièrement, les motifs du refus de la SAR de tenir une audience ne figurent nulle part dans sa décision. Deuxièmement, l’argument du défendeur confond l’obligation de la SAR de tenir compte des alinéas 110(6)a), b) et c) et son analyse et ses conclusions subséquentes à l’égard des nouveaux éléments de preuve. Il y a, bien sûr, un certain chevauchement, vu que les critères du paragraphe 110(6) exigent une évaluation du contenu des nouveaux éléments de preuve, mais les deux examens sont distincts. Si les nouveaux éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur d’asile et sont essentiels pour la prise de la décision de la SPR (art 110(6)a) et b)), la SAR doit évaluer si les nouveaux éléments de preuve justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée (art 110(6)c)). Le poids accordé aux nouveaux éléments de preuve ne doit pas être le facteur déterminant motivant la décision de la SAR de tenir une audience (Tchangoue au para 18).

[14] Le rapport pose un diagnostic de traumatisme crânien cérébral chez le demandeur et résume les déficiences cognitives qui en résultent (notamment des troubles de mémoire et de concentration et de la difficulté à communiquer et à organiser ses pensées). Ces déficiences soulèvent des préoccupations concernant la capacité du demandeur à témoigner de façon cohérente et crédible, une question essentielle pour la décision de la SPR (art 110(6)) et b)). Il est à tout le moins possible que le rapport ait une influence sur la décision finale concernant la demande d’asile du demandeur (art 110(6)c)). Toutefois, la SAR n’a fourni aucune analyse de ces préoccupations au regard des critères prévus par la loi et, de ce fait, aucune justification pour son refus de tenir une audience. Encore une fois, je partage l’avis du défendeur selon lequel la décision de convoquer ou non une audience est discrétionnaire. En effet, il se peut que le nouveau tribunal de la SAR refuse également de tenir une audience après avoir examiné à son tour la demande du demandeur. Le cas échéant, la décision de la SAR devra inclure une explication justifiant le refus (Vavilov au para 85).

[15] Par conséquent, je conclus que la SAR a commis une grave erreur en omettant de préciser les motifs de son refus de tenir une audience. Cette erreur en soi justifie l’intervention de la Cour, et j’accueillerai donc la demande.

[16] Je n’examinerai pas les arguments du demandeur contestant le caractère raisonnable de la décision sur le fond, car l’omission par la SAR de justifier son refus en vertu du paragraphe 110(6) est un vice fatal. Si, après avoir réexaminé cette question, la SAR décide de tenir une audience, l’analyse de la crédibilité par le nouveau tribunal pourrait être différente.

[17] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6952-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’un décideur différent rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-6952-21

 

INTITULÉ :

SIVABALAN GNANASEKARAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

 

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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