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Date : 20230125


Dossier : IMM-856-22

Référence : 2023 CF 119

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

PRABJOT KAUR BINDRA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] d’un agent de Citoyenneté et Immigration [l’agent] en date du 20 janvier 2022. Dans la décision, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse à partir du Canada.

[2] Comme il est expliqué plus en détail ci-après, la présente demande est accueillie parce que la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle ne fait pas état de la façon dont ont été traités les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, comme il est exigé dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II. Contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne de l’Inde âgée de 77 ans. Elle est à l’heure actuelle au Canada à la faveur d’un super visa. Elle rend visite à son fils et à sa famille au Canada depuis 2014 et est entrée au Canada pour la dernière fois il y a plus de trois ans. Pendant ses séjours au Canada, la demanderesse résidait avec son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants. Le fils et les petits-enfants de la demanderesse sont citoyens canadiens.

[4] La demanderesse affirme dans sa demande que son fils est son unique proche parent qui puisse lui offrir des soins et du soutien pendant ses vieux jours. Bien qu’elle ait trois frères et sœurs, dont deux résident toujours en Inde, la demanderesse prétend qu’aucun d’eux ne peut lui apporter du soutien à cause de leurs propres maladies ou problèmes de santé liés à leur âge.

[5] En 2021, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans laquelle elle explique que, à l’aube des dernières années de sa vie, elle souhaite demeurer au Canada entourée du soutien et de l’amour de sa famille. Elle soutient que son fils subvient à tous ses besoins et qu’elle est très attachée à ses petits-enfants avec lesquels elle a un lien très étroit. La demanderesse met en parallèle ces éléments avec l’isolement, l’absence de soins et de soutien, et les difficultés auxquelles elle craint d’être confrontée si elle doit retourner en Inde, notamment en invoquant des éléments de preuve relatifs à des conditions défavorables dans le pays pour étayer ces craintes.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[6] Dans la décision faisant l’objet du contrôle en l’espèce, l’agent a souligné que la demanderesse avait invoqué dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire son niveau d’établissement et ses liens familiaux au Canada, les conditions défavorables en Inde, et l’intérêt supérieur de ses petits-enfants.

[7] L’agent a amorcé son analyse des considérations d’ordre humanitaire en prenant en compte le niveau d’établissement et les liens familiaux de la demanderesse, et a accordé un poids favorable aux liens familiaux de la demanderesse au Canada.

[8] De plus, l’agent a pris acte du souhait mutuel exprimé par la demanderesse et sa famille que la demanderesse réside au Canada chez son fils, et du fait que la séparation d’avec son fils et sa famille pourrait s’avérer difficile pour elle. L’agent a toutefois souligné que toutes les personnes concernées devaient s’attendre à être séparées d’une certaine façon, particulièrement étant donné la décision de son fils d’immigrer au Canada en 2012. Tout en tenant pour avéré que le processus normal de parrainage peut susciter de l’anxiété pour les demandeurs potentiels, l’agent a fait remarquer qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et qu’il y avait peu de preuve que le fils de la demanderesse a tenté de présenter une demande de parrainage de la demanderesse.

[9] De plus, l’agent a souligné que la demanderesse avait fourni peu d’information sur ses conditions de vie en Inde et sur l’endroit où elle résidait à partir du moment où son fils avait immigré au Canada. En dépit du fait que la demanderesse a affirmé que son fils subvenait à ses besoins financiers, l’agent a conclu qu’il n’y avait guère d’information démontrant que son fils ne pourrait plus la soutenir financièrement si elle devait retourner en Inde. De même, l’agent a conclu que le dossier contenait peu d’information pour démontrer que la fratrie de la demanderesse en Inde n’était pas en mesure de lui apporter un soutien émotionnel.

[10] En ce qui concerne le niveau d’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a conclu qu’il n’y avait guère d’éléments démontrant que la demanderesse était établie au Canada autrement que par ses liens familiaux.

[11] Après avoir fait remarquer que le super visa de la demanderesse n’expirerait pas avant le 2 mars 2031, l’agent a aussi conclu qu’il n’y avait guère d’information montrant que la demanderesse ne serait pas en mesure de prolonger son séjour au Canada ou qu’elle serait incapable de voyager entre le Canada et l’Inde si elle devait retourner en Inde.

[12] L’agent a ensuite analysé l’intérêt supérieur des enfants. En dépit du fait que la demanderesse a soulevé des considérations liées à l’intérêt supérieur des enfants au sujet de ses petits-fils âgés de 14 et de 18 ans, l’agent n’a pas pris en compte l’intérêt supérieur de celui âgé de 18 ans en raison de son âge.

[13] En ce qui concerne le petit-fils âgé de 14 ans, l’agent a pris en compte une lettre de soutien fournie par ce dernier et a tenu pour avéré que la demanderesse et son petit-fils entretenaient une relation étroite. Il a toutefois conclu, en dernière analyse, qu’il y avait peu d’éléments de preuve que le lien de dépendance était tel que le petit-fils subirait des conséquences défavorables si la demanderesse devait retourner en Inde. De plus, l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve que la demanderesse ne pourrait pas communiquer avec son petit-fils par des moyens virtuels et, encore, qu’il n’y avait guère d’information selon laquelle la demanderesse ne serait pas en mesure de voyager entre le Canada et l’Inde.

[14] Enfin, l’agent a apprécié les éléments de preuve relatifs aux conditions défavorables en Inde se rapportant aux actes criminels perpétrés contre des personnes âgées en Inde. En dépit du fait que l’agent n’a pas rejeté les conditions dans le pays telles que les a présentées la demanderesse, il a conclu que les conditions étaient généralisées et pouvaient s’appliquer à toute personne résidant en Inde. Vu cette conclusion, et le fait que la demanderesse n’a pas fourni de preuve qu’elle ait déjà été prise pour cible par des criminels ou éprouvé des difficultés à la suite d’actes criminels, l’agent n’était pas convaincu que la preuve démontrait qu’elle serait prise expressément pour cible par des criminels à son retour en Inde suivant ses circonstances personnelles.

[15] Sur la foi de l’analyse qui précède, l’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaires présentées par la demanderesse justifiaient une dispense.

IV. Questions en litige

[16] La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable. Comme il ressort de cette formulation de la question en litige, les parties conviennent (et c’est aussi mon avis) que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

[17] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur les arguments avancés par la demanderesse en ce qui concerne la façon dont l’agent a traité les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays. La demanderesse prétend que l’agent a commis une erreur dans cette analyse parce que les dispositions législatives ne l’obligent pas de démontrer qu’elle a été prise pour cible par le passé pour invoquer des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays afin d’étayer les difficultés qui justifieraient une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Elle invoque la décision Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 [Caleb], au paragraphe 11, dans laquelle le juge McHaffie a expliqué ce qui suit :

11. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a souligné qu’un demandeur qui fait valoir des motifs d’ordre humanitaire n’a pas à démontrer qu’il a été personnellement touché ou ciblé par des conditions défavorables dans le pays : Kanthasamy aux paras 52 à 56; Isesele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 222 au para 16. De la même façon, et contrairement à une appréciation effectuée aux termes de l’article 97, les éléments de preuve montrant un risque auquel est exposée toute la population dans le pays d’origine peuvent quand même être pertinents dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire : Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 aux para 32 et 33; Miyir aux para 21, 29 et 30.

[18] Le défendeur soutient que l’analyse effectuée par l’agent est raisonnable, puisqu’il était loisible à celui-ci d’examiner la question de savoir si la demanderesse s’était acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que les conditions défavorables dans le pays auraient des conséquences néfastes pour elle, de sorte que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire devrait être accueillie. Il invoque la décision Jean c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1104 [Jean] aux paragraphes 14 à 15, dans laquelle le juge Martineau a confirmé la façon dont l’agent chargé d’examiner la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a traité les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays :

14. L’agent n’a pas commis d’erreur révisable en déterminant que les allégations du demandeur ne sont pas appuyées par la preuve au dossier et que le demandeur n’a pas démontré que les conditions défavorables dans son pays d’origine sont suffisantes en soi pour justifier l’octroi d’une dispense.

15. Entre autre[s], le demandeur n’a pas démontré à la satisfaction de l’agent qu’il risque d’être personnellement visé par des criminels ou que sa condition psychologique empêche à son retour. L’agent n’a pas agi de façon déraisonnable en notant que les craintes du demandeur n’étaient pas en lien avec sa situation personnelle (Bakenge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 517 aux paras 27-33; Cadet c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1242 au para 10; Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417 au para 19; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909 aux para 55-56) [Kanthasamy]).

[19] J’estime qu’il n’y a pas de contradiction jurisprudentielle entre ces sources, qui reposent toutes les deux sur l’arrêt de principe rendu par la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Je souscris à la position du défendeur selon laquelle il incombe à un demandeur qui veut invoquer des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire d’établir un lien entre les éléments de preuve généraux relatifs aux conditions dans le pays et ses circonstances particulières (voir, p. ex., Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 au para 43).

[20] Les demandeurs peuvent cependant s’acquitter de ce fardeau autrement qu’en démontrant qu’ils ont été personnellement pris pour cibles dans le passé. Aux paragraphes 52 à 56 de l’arrêt Kanthasamy, qui sont invoqués dans la décision Caleb, la Cour suprême a expliqué que l’agent avait commis une erreur en exigeant que le demandeur démontre qu’il avait été pris pour cible par le passé. L’examen des difficultés dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire diffère de l’appréciation de la crainte de persécution ou du risque auquel est exposé un demandeur d’asile aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] (voir la décision Caleb au para 10). Ainsi, les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays peuvent être pertinents eu égard à une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que le demandeur démontre ou non qu’il a été personnellement visé (voir l’arrêt Kanthasamy au para 56).

[21] De même, dans la décision Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 [Diabate], au paragraphe 33, la juge Gleason a expliqué que l’agent commet une erreur lorsqu’il effectue une analyse des considérations d’ordre humanitaire qui intègre une exigence découlant de l’article 97 de la LIPR. Pour conclure que la décision de l’agent était déraisonnable dans la décision Diabate (au para 34), la juge Gleason a aussi invoqué la décision Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1269, dans laquelle le juge Mandamin a annulé la décision rendue par une agente qui avait conclu que la demanderesse n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’elle serait personnellement ciblée par des criminels à son retour dans son pays d’origine (aux para 70-71).

[22] En l’espèce, le passage pertinent du raisonnement de l’agent est le suivant :

[traduction]
La demanderesse a produit plusieurs articles sur les conditions dans le pays au sujet d’actes criminels liés à des personnes âgées et aux stupéfiants au Pendjab. Je tiens pour avéré que des personnes âgées ont été victimes d’actes criminels en Inde. De plus, je constate que les personnes âgées peuvent, de façon générale, représenter un groupe vulnérable dans la société et j’admets que les demandeurs craignent d’être victimes d’actes criminels; toutefois, j’estime qu’il est raisonnable de croire que les actes criminels représentent une condition générale, qui peut s’appliquer à toute personne résidant dans un pays. De plus, je prends note que la demanderesse a vécu en Inde pendant la plus grande partie de sa vie et qu’elle n’a pas produit la moindre preuve qu’elle ait déjà été prise pour cible par des criminels ou qu’elle ait éprouvé des difficultés à la suite d’actes criminels. Je ne suis pas convaincu que les éléments de preuve fournis démontrent que la demanderesse serait vraisemblablement ciblée expressément par des criminels à son retour en Inde en raison de ses circonstances particulières.

[23] J’estime que cette analyse met en lumière les mêmes erreurs que celles qui ont été soulignées dans les affaires mentionnées précédemment. Quand il a analysé les observations d’ordre humanitaire formulées par la demanderesse et reposant sur les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, l’agent a uniquement pris en compte la question de savoir si la demanderesse avait été personnellement prise pour cible par le passé et il a conclu qu’elle n’avait pas établi qu’elle serait personnellement ciblée à l’avenir. L’agent termine son analyse avec cette conclusion. Cette conclusion, toutefois, répond à une question qui n’est pas un critère pertinent eu égard à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[24] Plus précisément, et conformément à la décision Jean (au para 15), j’estime qu’un agent qui effectue une analyse des considérations d’ordre humanitaire n’a pas tort de prendre en compte la question de savoir si les demandeurs ont été personnellement pris pour cibles dans le passé ou d’apprécier la question de savoir s’ils pourraient l’être à l’avenir. De telles considérations peuvent réellement être pertinentes eu égard aux difficultés qu’un demandeur peut invoquer à l’appui d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, le juge souligne dans la décision Jean que cette considération sous-tendait « entre autre[s] » l’analyse effectuée par l’agent dans cette affaire et que ce dernier avait conclu en définitive que les craintes du demandeur n’étaient pas liées à sa situation personnelle (au para 15). En l’espèce, c’est l’omission de l’agent d’effectuer une analyse plus exhaustive des difficultés invoquées par la demanderesse selon les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays qui fait que la décision est déraisonnable.

[25] Puisque la décision est déraisonnable pour ce motif, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et il n’est pas nécessaire que la Cour examine les autres arguments présentés par la demanderesse. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-856-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit : La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-856-22

INTITULÉ :

PRABJOT KAUR BINDRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

POUR LA DEMANDERESSE

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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