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Date : 20230118


Dossier : IMM-1352-22

Référence : 2023 CF 69

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 18 janvier 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

JESUS DAVID TORRES ARAQUE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 janvier 2022 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté la demande d’asile du demandeur et a conclu qu’il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La question déterminante est celle de savoir s’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

I. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Colombie qui prétend que lui et les membres de sa famille sont exposés à un risque sérieux et prospectif aux mains des Urabeños (Los Urabeños) et de l’Armée nationale de libération (Ejército de Liberación Nacional) [l’ELN] puisque ces deux groupes cherchaient à leur extorquer de l’argent de 2018 à janvier 2020.

[4] En juillet 2018, le père du demandeur a versé de l’argent aux Urabeños, mais il aurait reçu d’autres appels de menaces en octobre 2018, en décembre 2018 et en février 2019.

[5] Le demandeur a quitté la Colombie en janvier 2019 et a présenté une demande d’asile, et sa famille a emménagé dans une nouvelle demeure en Colombie. En mars 2019, la famille a commencé à recevoir des appels de la part de l’ELN et, en janvier 2020, les parents du demandeur ont reçu une note de menaces de la part de l’ELN, qui exigeait le paiement d’une taxe de guerre. Ils ont ensuite déménagé à Barranquilla, où ils ont commencé à recevoir des appels de numéros inconnus.

[6] Les sœurs du demandeur se sont enfuies le 19 février 2020 et ses parents le 2 octobre 2020. Ils ont présenté des demandes d’asile, qui ont été jointes à celle du demandeur.

[7] Le 2 juillet 2021, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il disposait d’une PRI à Barranquilla ou à Tunja. La SPR a conclu que ni les Urabeños ni l’ELN n’étaient présents dans les endroits proposés comme PRI et qu’ils n’auraient pas les moyens ou la motivation de pourchasser le demandeur ou les membres de sa famille.

[8] Le demandeur a interjeté appel auprès de la SAR. Le 20 janvier 2022, la SAR a rendu une décision par laquelle elle confirmait la décision de la SPR et a conclu que le demandeur disposait d’une PRI viable à Barranquilla.

[9] En se fondant sur le cartable national de documentation [le CND] de la Colombie daté du 16 avril 2021, la SAR a conclu que les Urabeños et l’ELN n’étaient pas présents à Barranquilla et qu’ils ne seraient pas motivés à y pourchasser le demandeur. Elle a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que l’ELN avait communiqué avec les membres de la famille du demandeur lorsqu’ils vivaient à Barranquilla ou que ceux-ci avaient reçu des menaces pendant cette période. Dans le même ordre d’idées, la SAR n’était pas convaincue que les Urabeños étaient présents à Barranquilla ou qu’ils étaient motivés à y pourchasser les membres de la famille du demandeur.

II. Questions et norme de contrôle applicable

[10] Le demandeur soulève les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur du fait qu’elle ne s’est pas fondée sur la version la plus récente du CND?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse relative à la PRI?

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption selon laquelle les décisions administratives sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne se présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17.

[12] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85-86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision sera raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et en tenant compte du contexte administratif, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91-95, 99-100.

III. Analyse

[13] La Cour a conclu que le fait que la SAR a omis de tenir compte du CND le plus récent peut constituer une erreur susceptible de contrôle dans la mesure où cette omission a empêché la SAR d’examiner et de commenter des éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaur, 2013 CF 189 au para 30; Saalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 841 au para 26.

[14] Le demandeur affirme que la documentation ajoutée au CND en date du 31 août 2021 permet d’établir que les Urabeños et l’ELN sont actuellement présents à Barranquilla et que les deux groupes ont les moyens de pourchasser et de trouver les personnes prises pour cible partout au pays. Il soutient que cette documentation contredit les conclusions principales qui sous-tendent l’analyse relative à la PRI réalisée par la SAR.

[15] Le demandeur met l’accent sur trois renseignements :

  • a)La carte au point 1.2 du CND qui illustre les zones contrôlées par les Urabeños.

  • b)Une réponse à la demande d’information [la RDI] datée du 29 juillet 2021 qui indique que les Urabeños ont « exercé un contrôle presque absolu sur les activités criminelles organisées le long des côtes du Pacifique et de la mer des Caraïbes », où se situe Barranquilla, et que l’ELN est présente dans le département d’Atlántico, où se trouve Barranquilla.

  • c)Une autre RDI datée du 13 août 2021 qui indique, dans la sous-section intitulée « Capacité des groupes de suivre leurs cibles et méthodes utilisées », que des sources signalent que les groupes criminels sont « assurément » capables de suivre des personnes prises pour cible, principalement par le « “bouche-à-oreille” dans des réseaux situés partout dans le pays ou les “collaborateurs urbains” » mais peuvent aussi suivre leurs victimes au moyen d’informateurs « partout au pays ». L’ELN est décrite comme étant « plus sophistiquée » et disposant d’un « plus grand nombre de contacts urbains ».

[16] Le défendeur affirme que les versions mises à jour ne contredisent pas la conclusion relative à la PRI tirée par la SAR et ne démontrent pas qu’il s’agit de conclusions de fait déraisonnables. Il soutient que la question primordiale n’est pas celle de savoir si les groupes sont présents à Barranquilla, mais celle de savoir s’ils pourront exercer leur influence et s’ils seront intéressés et motivés à prendre pour cible le demandeur. Il affirme que, comme l’a conclu la SAR dans la présente affaire, la preuve n’appuie pas la conclusion que les groupes sont motivés à pourchasser le demandeur ou que le demandeur est exposé à un risque.

[17] Je conviens que la décision de la SAR concernant la PRI repose sur la conclusion selon laquelle la preuve n’a pas permis de démontrer que l’ELN ou les Urabeños étaient motivés à trouver le demandeur et sa famille à Barranquilla ou à les y repérer. Cependant, dans son analyse, la SAR a non seulement tenu compte de la preuve présentée par le demandeur et des menaces ou des tentatives continues de trouver les membres de sa famille lorsqu’ils vivaient à Barranquilla, mais elle a aussi tenu compte de la preuve relative aux conditions dans le pays et de la présence et des activités de l’ELN et des Urabeños à Barranquilla.

[18] Dans sa décision, la SAR a examiné la preuve relative aux conditions dans le pays et a tenu compte de la présence et des activités de l’ELN et des Urabeños à Barranquilla. Elle a mentionné que la SPR, dans sa décision, avait utilisé des termes conjecturaux pour faire référence à la présence éventuelle de l’ELN à Barranquilla; toutefois, la SAR a rejeté l’observation selon laquelle l’ELN était présente à Barranquilla en se fondant sur la carte contenue dans le rapport sur la Colombie du 20 juillet 2019 qui se trouve au point 1.2 du CND. De plus, la SAR a conclu que la preuve relative au pays ne démontrait pas que les Urabeños exercent leur influence « partout dans le pays » pour affirmer leur présence à Barranquilla. Même si la RDI de mai 2020 mentionnait que les Urabeños sont présents dans le département d’Atlántico, où se trouve Barranquilla, la SAR n’a pas jugé que cela était suffisant pour établir que ce gang criminel était présent et actif dans la ville même de Barranquilla.

[19] Dans ses motifs, la SAR a mentionné que le point 1.2 du CND est pertinent. Bien que le défendeur soutienne qu’il n’y a eu aucun changement perceptible à la carte figurant au point 1.2 du CND mis à jour le 31 août 2021, en raison du dossier dont je suis saisie, je ne peux pas rendre la même décision. En me fondant sur les renseignements dont je dispose, je ne peux pas conclure que les mises à jour du 31 août 2021, qui se rapportent à la présence, au contrôle et aux activités de l’ELN et des Urabeños, n’étaient pas pertinentes quant à l’analyse de la SAR.

[20] De plus, l’analyse de la SAR sur la preuve relative au pays est brève et fait référence à un petit nombre de dispositions du CND (les points 1.2 et 1.8 sur l’ELN et les points 7.15 et 7.28 sur les Urabeños).

[21] Comme l’a souligné le demandeur, d’autres documents et éléments du CND ont été reconnus comme pertinents pour établir le niveau de contrôle et la présence de ces groupes à Barranquilla, notamment les lignes directrices du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés : Montano Alarcon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 395 aux para 48-55.

[22] À mon avis, la SAR ne pouvait se contenter de conclure que l’ELN et les Urabeños ne sont pas présents à Barranquilla sans fournir un exposé de motifs clairs justifiant le fondement de cette conclusion, y compris l’examen des documents relatifs au pays qui sont essentiels et contradictoires : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, [1999] 1 CF 53 au para 17; Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 aux para 26-32. Comme il a été souligné au paragraphe 15 de Monsalve c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 4, il ne faut pas confondre les concepts de « présence » et d’« influence » en ce qui a trait aux agents de persécution; une organisation peut avoir une portée nationale sans être présente physiquement.

[23] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen.

[24] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune qui se pose dans la présente affaire.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1352-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Angela Furlanetto »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6802-21

 

INTITULÉ :

JESUS DAVID TORRES ARAQUE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JanVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JanVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

 

POUR LE demandeur

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office – LAO

Hamilton (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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