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Date : 20230118


Dossier : IMM-475-22

Référence : 2023 CF 75

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 18 janvier 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Xiaopei ZENG

Xintong YE

Lucas YE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Xiaopei Zeng [« la demanderesse principale »] et ses enfants mineurs, Xintong Ye et Lucas Ye [collectivement, « les demandeurs »] allèguent une crainte de persécution de la part des autorités chinoises en raison de l’identité de la demanderesse principale en tant qu’adepte du Falun Gong.

[2] La demanderesse principale, une citoyenne de la Chine, allègue qu’elle a commencé à fréquenter les groupes de pratique après qu’un ami l’eut initiée au Falun Gong en mai 2016 pour traiter sa dépression post-partum. Elle prétend que son groupe de pratique du Falun Gong a été visé par une descente le 29 janvier 2017. À la suite de cet incident, le 2 février 2017, les demandeurs, en compagnie du père des demandeurs mineurs, dont la demanderesse principale est maintenant séparée, ont utilisé des visas existants pour venir au Canada et ils ont présenté des demandes d’asile.

[3] Les demandeurs allèguent qu’après leur départ, le Bureau de la sécurité publique [le BSP] a cherché la demanderesse principale à son domicile et au domicile de sa belle-mère de l’époque. Le BSP aurait laissé une assignation à comparaître délivrée par un tribunal et datée du 5 février 2017, appelée un chuanpiao, visant la demanderesse principale [l’assignation]. De plus, les demandeurs allèguent qu’après la délivrance de l’assignation, Xintong a été expulsée de son école parce que le BSP avait informé celle-ci du fait que la demanderesse principale pratiquait le Falun Gong.

[4] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leurs demandes pour des motifs de crédibilité, et leur appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a été rejeté en mars 2020 [la première décision de la SAR].

[5] Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la première décision de la SAR, qui a été accueillie, et leur affaire a été renvoyée à un nouveau tribunal pour nouvelle décision. À la suite d’un nouvel examen, la SAR a rejeté leur appel dans une décision du 15 décembre 2021 [la décision], confirmant que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

[6] J’accueillerai la demande parce que la conclusion de la SAR quant au caractère frauduleux de l’assignation est déraisonnable.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[7] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente demande :

  • a)La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que l’assignation était frauduleuse?

  • b)La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse principale n’avait pas démontré une connaissance suffisante du Falun Gong?

  • c)La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse principale n’avait pas expliqué de manière raisonnable les raisons pour lesquelles il ne lui était pas nécessaire d’obtenir une lettre de soutien de l’Association de Falun Dafa du Canada?

  • d)La SAR a-t-elle évalué et écarté arbitrairement les autres éléments de preuve documentaire?

  • e)La SAR a-t-elle déraisonnablement rejeté la demande d’asile sur place?

[8] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[10] À mon avis, la question déterminante en l’espèce est la conclusion déraisonnable de la SAR selon laquelle l’assignation était frauduleuse.

A. Questions préliminaires : Le défaut des demandeurs de fournir des observations à jour à la SAR, et les conclusions antérieures de la Cour au sujet de l’assignation

[11] Avant que j’examine la décision, il convient de résumer brièvement le contexte procédural de la présente demande et les décisions antérieures connexes.

[12] La SPR a jugé que les demandes d’asile des demandeurs n’étaient pas crédibles parce que la demanderesse principale n’avait pas démontré une connaissance suffisante des concepts et pratiques du Falun Gong, et parce que l’assignation n’avait pas été jugée authentique. Ces inférences défavorables quant à la crédibilité ont amené la SPR à conclure que la demanderesse principale n’était pas une véritable adepte du Falun Gong et qu’elle avait participé à des activités du Falun Gong au Canada pour appuyer les demandes d’asile des demandeurs.

[13] La première décision de la SAR a confirmé les conclusions de la SPR, notamment celle selon laquelle l’assignation n’était pas authentique. La SAR a procédé à son propre examen de l’assignation et elle a relevé des divergences dans la structure et la forme du document par rapport au modèle tiré du cartable national de documentation [le CND] pour la Chine daté du 30 avril 2018 qui avait été présenté à la SPR.

[14] Dans la décision Zeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 318 [Zeng], le juge Barnes a conclu que la SPR et la SAR avaient commis une erreur dans leur appréciation de la connaissance qu’avait la demanderesse principale du Falun Gong. L’affaire a été renvoyée à la SAR.

[15] Conformément aux directives du commissaire datées du 9 novembre 2021, la SAR a invité les demandeurs à présenter des observations fondées sur le CND pour la Chine mis à jour en date du 5 novembre 2021 [le CND de 2021], en particulier le point 9.2 portant sur les citations à comparaître et les assignations à témoigner. La SAR n’a reçu aucune autre observation.

[16] Devant la Cour, les demandeurs ont présenté des arguments détaillés concernant les erreurs commises que la SAR a commises lorsqu’elle a conclu que l’assignation était frauduleuse. Comme ces arguments n’avaient jamais été soulevés devant la SAR, j’ai demandé aux parties de se prononcer sur la possibilité que je les examine. Les demandeurs ont affirmé que la Cour avait été autorisée à se pencher sur cette question dès le moment où celle-ci avait été examinée par la SAR, tandis que le défendeur a rappelé que les demandeurs n’avaient pas présenté de nouvelles observations lorsque la SAR les avait invités à le faire.

[17] Le défendeur a ajouté que la question avait été examinée dans la décision Zeng. Rappelant qu’il incombe au demandeur d’asile d’expliquer ou de justifier toute divergence entre un document officiel qu’il présente et un modèle tiré d’un CND, la Cour a conclu, dans la décision Zeng, que le défaut des demandeurs de le faire pouvait raisonnablement mener à une conclusion défavorable quant à la crédibilité (au para 4). Le défendeur a cependant reconnu que la conclusion tirée par la Cour dans la décision Zeng ne me liait pas.

[18] Je juge troublant que les demandeurs n’aient pas répondu à la demande d’observations supplémentaires de la SAR et qu’ils n’aient pas expliqué pourquoi à la Cour.

[19] Néanmoins, j’estime que je devrais tenir compte des observations des demandeurs sur la question de l’assignation à comparaître. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois en contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 22). Toutefois, la question dont je suis saisie n’est pas nouvelle. L’authenticité de l’assignation a été soulevée et examinée dans toutes les décisions antérieures relatives aux demandes d’asile des demandeurs. De plus, elle a été examinée par la SAR et elle constituait un élément essentiel de la décision.

[20] Bien que je reconnaisse que, dans la décision Zeng, la première décision de la SAR confirmant la conclusion de la SPR au sujet de l’assignation a été jugée raisonnable, je souligne que le fondement de la conclusion de la SPR était différent de celui de la SAR dans la décision. De plus, la décision s’appuyait sur le CND de 2021, alors que les décisions précédentes s’appuyaient sur la version plus ancienne.

[21] Pour ces motifs, je procède à l’examen des observations des demandeurs concernant l’assignation. Cependant, je fais remarquer que les demandeurs – ou leur avocat dans certains cas – n’ont qu’eux‑mêmes à blâmer s’ils ne répondent pas à la demande d’observations d’un tribunal. Même si, en l’espèce, les demandeurs auront la possibilité de voir leurs demandes d’asile réexaminées par la SAR, le fait qu’ils n’aient pas profité de l’occasion qui leur avait été offerte pour présenter des observations a retardé le traitement de leurs demandes d’asile. S’ils avaient présenté leurs observations à temps, l’issue de leurs demandes d’asile aurait très bien pu être différente.

B. La SAR a commis une erreur en concluant que l’assignation était frauduleuse

[22] Comme je le mentionne précédemment, la SAR s’est appuyée sur le CND de 2021 pour tirer ses conclusions. Elle a signalé que le point 9.2 du CND de 2021 constituait une réponse à une demande d’information [la RDI] du 27 septembre 2021 expliquant en quoi les chuanpiao étaient « standardisés ». La RDI contient également un lien vers un modèle de chuanpiao tiré du site Web officiel de la plus haute cour de Chine, la Cour populaire suprême.

[23] La SAR s’est concentrée sur la liste de renseignements qu’un chuanpiao contient selon la RDI, y compris « habituellement » les conséquences qu’entraînerait le défaut de comparaître et des rappels concernant la présentation des originaux des éléments de preuve. Elle a précisé que ces renseignements ne figuraient pas sur l’assignation produite.

[24] La SAR a reconnu que l’assignation produite contenait une formulation similaire à la déclaration figurant dans le modèle tiré du CND de 2021 selon laquelle la personne visée par l’assignation devait apporter celle-ci au moment de se présenter au tribunal. L’assignation produite indiquait que la personne visée par l’assignation devait apporter celle-ci en guise de certificat d’entrée.

[25] La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel les documents étrangers sont présumés authentiques après avoir conclu que cette présomption avait été réfutée. La SAR s’est appuyée sur la décision Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1064 [Jiang], dans laquelle la Cour a conclu que l’authenticité de documents peut être remise en question même sur le fondement de différences microscopiques, car ce sont souvent ces détails qui permettent de déceler qu’un document est un faux (au para 31).

[26] De plus, la SAR a pris acte de l’argument des demandeurs selon lequel il était impossible de se fier à la preuve documentaire concernant la disponibilité de documents frauduleux en Chine. Cependant, elle a conclu que « l’accessibilité répandue et l’utilisation de faux documents en Chine » pouvait appuyer une conclusion quant au caractère frauduleux d’un document s’il existait déjà des raisons de douter de son authenticité.

[27] La SAR a comparé l’assignation produite et le modèle tiré du CND de 2021, et elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’assignation était frauduleuse et qu’elle avait été produite dans le but d’établir la prétention des demandeurs selon laquelle la demanderesse principale était recherchée par le BSP en raison de ses activités illégales liées au Falun Gong. La SAR était d’avis que l’assignation était au cœur de la crainte alléguée de persécution ou de préjudice, de sorte que son inauthenticité minait non seulement la crédibilité des demandeurs de façon générale, mais aussi la crédibilité de l’affirmation selon laquelle la demanderesse principale pratiquait le Falun Gong en Chine et était recherchée par le BSP.

[28] Devant la Cour, les demandeurs invoquent plusieurs arguments pour contester les conclusions de la SAR. À mon avis, leurs arguments ne sont pas tous convaincants.

[29] Je conviens, cependant, que la conclusion de la SAR selon laquelle l’assignation produite ne correspondait pas au modèle tiré du CND de 2021 reposait sur des différences mineures ou sans importance. Je suis aussi d’avis que la SAR n’a pas fourni de motifs convaincants pour justifier sa conclusion selon laquelle l’assignation produite ne contenait pas certains renseignements obligatoires et qu’elle contenait des renseignements qui ne répondaient pas aux exigences relatives aux assignations à comparaître en Chine.

[30] Dans la décision Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 163 [Ma], la Cour a averti les tribunaux de ne pas tirer de conclusions déterminantes en se fondant sur des différences sans importance concernant la « mise en forme et [l]’espacement des caractères et non [...] le contenu lui-même » (au para 23). Renvoyant à la décision Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 44, la Cour a conclu, dans la décision Ma, que les différences relevées par la SAR étaient microscopiques et qu’elles n’étaient donc pas raisonnables (au para 23).

[31] En l’espèce, la SAR a relevé trois différences entre l’assignation et le modèle tiré du CND de 2021 :

  1. Dans la section [traduction] « points à signaler », le modèle tiré du CND de 2021 contient trois puces numérotées. L’assignation produite ne contenait pas la troisième puce qui exige que la personne visée par l’assignation appose sa signature ou son sceau, ce que la SAR a considéré comme une exigence impérative qui devait raisonnablement figurer sur toutes les assignations. Le modèle tiré du CND de 2021 contient également la déclaration selon laquelle des éléments supplémentaires peuvent être ajoutés avec la numérotation appropriée, ce qui, de l’avis de la SAR, signifiait que toutes les assignations devaient contenir au moins trois puces, mais l’assignation produite n’en contenait que deux.

  2. Le modèle tiré du CND de 2021 contient des instructions au bas de la page à l’intention de la personne visée par l’assignation. Ces instructions ne figuraient pas dans l’assignation produite. La SAR a noté que des instructions similaires ne figuraient pas dans d’autres modèles d’assignation tirés du même CND de 2021, et elle a conclu que les instructions en question devaient figurer sur toutes les assignations du type de celle produite. De plus, la SAR a souligné que les instructions indiquent clairement que l’assignation doit être signifiée trois jours avant la date de comparution prévue de la partie. L’assignation produite semblait prévoir la comparution de la demanderesse principale le lendemain, ce qui n’est pas conforme aux exigences énoncées dans les instructions.

  3. La SAR a relevé diverses différences dans les en-têtes et la présentation entre le modèle tiré du CND de 2021 et l’assignation produite. Plus particulièrement, la SAR a noté que les en-têtes dans la partie de gauche et les cases dans la partie de droite (contenant des renseignements préimprimés) du modèle étaient soit différents, soit absents dans l’assignation produite. En ce qui concerne les renseignements préimprimés dans les cases de la partie de droite, qui répondent aux questions posées dans le modèle tiré du CND de 2021, la SAR a jugé qu’il n’existait pas de raison évidente pour laquelle la terminologie standard du modèle établi par la Cour populaire suprême ne serait pas respectée.

[32] Avant d’analyser les conclusions de la SAR, il convient de reproduire intégralement la section pertinente du CND de 2021 concernant les assignations délivrées par un tribunal [section 6] :

6. Assignations délivrées par un tribunal (chuanpiao 传票)

L’agrégé de recherche principal affirmé [sic] que les assignations à témoigner sont délivrées aux destinataires [traduction] « en personne », mais peuvent être remises « à un membre de la famille d’âge adulte ou à un supérieur » à son lieu de travail, « si le destinataire n’est pas présent » (agrégé de recherche principal 19 août 2021). La même source a ajouté que, [traduction] « si le destinataire [...] refuse d’apposer sa signature ou son sceau, la personne signifiant le document peut demander à des voisins ou à d’autres personnes sur place de servir de témoins, et peut laisser le document au domicile du destinataire » (agrégé de recherche principal 19 août 2021). Parmi les sources qu’elle a consultées dans les délais fixés, la Direction des recherches n’a pas trouvé d’autres renseignements allant dans le même sens concernant la délivrance des assignations délivrées par un tribunal.

Selon l’agrégé de recherche principal, les assignations délivrées par un tribunal sont [traduction] « standardisées » et comportent les renseignements suivants :

  • le nom du tribunal;

  • le numéro du dossier;

  • le chef d’accusation;

  • le nom de la personne sommée de comparaître;

  • l’adresse de signification;

  • le motif de l’assignation à témoigner (habituellement le début de la procédure);

  • la date et le lieu de la comparution;

  • une section réservée à la signature du juge président ou du juge en chef, ainsi qu’à celle du greffier, accompagnées de la date;

  • une section plus grande [...] pour consigner des notes;

  • « habituellement » les conséquences qu’entraînerait le défaut de comparaître;

  • des rappels avisant d’apporter les originaux des éléments de preuve (agrégé de recherche principal 19 août 2021).

Un modèle d’assignation délivrée par un tribunal, tiré du site Internet de la Cour populaire suprême de la République populaire de Chine, est annexé à la présente réponse (document annexé 8).

[33] En d’autres termes, la section 6 énonce certains renseignements qui font partie du modèle « standardisé » d’assignation délivrée par un tribunal, soit : a) le nom du tribunal; b) le numéro du dossier; c) le chef d’accusation; d) le nom de la personne sommée de comparaître; e) l’adresse de signification; f) le motif de l’assignation; g) la date et le lieu de la comparution; h) une section où le juge et le greffier doivent apposer leur signature accompagnée de la date.

[34] Je conviens avec la demanderesse principale que tous les renseignements indiqués à la section 6 comme étant « standardisés » semblent correspondre aux divers en-têtes de l’assignation produite, quoique les traductions soient différentes : [traduction] « no du dossier », « accusation », « personne visée par l’assignation », « adresse », « motif », « date de comparution » et « lieu de comparution ». Par ailleurs, je note que l’assignation produite contient une signature, le nom d’un représentant et une date au bas de la page, ce qui est aussi conforme à la liste des renseignements « standardisés ».

[35] La SAR a semblé prendre acte de ces similitudes, notamment du fait que les renseignements figurant dans la partie de droite semblaient répondre aux questions ou aux en‑têtes figurant dans la partie de gauche. Néanmoins, la SAR a conclu « qu’il n’y [avait] aucune raison évidente pour laquelle une personne remplissant un formulaire fondé sur ce modèle n’utiliserait pas la même terminologie standard prévue par la Cour dans le modèle ».

[36] En se concentrant sur la prétendue « terminologie », qui était en réalité la traduction anglaise de la terminologie chinoise originale, la SAR ne s’est pas demandé si les différences pouvaient être attribuables au simple fait que les deux documents avaient été traduits en anglais par des personnes différentes, comme le font valoir les demandeurs. Cette conclusion était particulièrement déraisonnable étant donné que la SAR avait elle-même reconnu que les réponses fournies correspondaient bel et bien aux questions posées dans l’assignation produite. Ces conclusions donnent à penser que la SAR s’est concentrée sur des détails « microscopiques ». De plus, la SAR a adopté une approche axée sur la forme plutôt que sur le fond lorsqu’elle a fondé la conclusion de son analyse sur les différences de format entre le modèle et l’assignation produite.

[37] Des conclusions similaires peuvent être tirées en ce qui concerne la conclusion de la SAR selon laquelle les instructions à l’intention de la personne visée par l’assignation qui figurent au bas du modèle tiré du CND de 2021 ne figurent pas dans l’assignation produite, alors que celle-ci contient bel et bien une formulation similaire.

[38] Par ailleurs, je suis d’avis que la SAR s’est appuyée sur des différences alléguées qui pourraient, ou non, faire partie des renseignements « standardisés » pour conclure que l’assignation était frauduleuse.

[39] Comme je le mentionne plus haut, la section 6 ne laisse pas entendre qu’une assignation délivrée par un tribunal doit toujours contenir trois puces ni que les instructions qui figurent au bas de l’assignation font partie du document « standardisé ». La section 6 indique seulement que l’assignation contient « une section plus grande [...] pour consigner des notes », qui rappelle à la personne visée par l’assignation d’apporter les originaux des éléments de preuve et qui peut ou non préciser les « conséquences qu’entraînerait le défaut de comparaître ».

[40] J’ajoute qu’après avoir décrit la façon dont les assignations peuvent être délivrées et à qui elles peuvent l’être, la section 6 indique explicitement que « [p]armi les sources qu’elle a consultées [...], la Direction des recherches n’a pas trouvé d’autres renseignements allant dans le même sens concernant la délivrance des assignations délivrées par un tribunal ».

[41] Pourtant, la SAR a conclu qu’il semblait être une « obligation » pour la personne visée d’apposer sa signature même si ce n’était pas indiqué dans la section 6, laquelle mentionne explicitement l’absence de renseignements corroborants à ce sujet.

[42] À l’audience, j’ai demandé au défendeur de commenter les différences entre la liste des renseignements « standardisés » figurant à la section 6 et le modèle tiré du CND de 2021. J’ai demandé si les renseignements qui ne figuraient pas dans la liste, mais qui figuraient dans le modèle, étaient en fait « standardisés ». Le défendeur a reconnu que certains des renseignements qui figuraient dans le modèle ne figuraient pas dans la liste des renseignements standardisés, mais il a continué d’affirmer que la conclusion de la SAR quant au caractère frauduleux de l’assignation était raisonnable.

[43] Le défendeur invoque la [traduction] « mesure importante » dans laquelle l’assignation produite et le modèle tiré du CND de 2021 diffèrent et il rappelle les différences relevées par la SAR. Comme je le mentionne précédemment, je ne juge pas « importantes » bon nombre des différences en question. Ainsi, je rejette cet argument.

[44] S’appuyant sur la décision Jiang, à laquelle la SAR a également renvoyé, le défendeur soutient que « ce sont ces détails minuscules ou microscopiques qui nous permettent de déceler qu’un document est faux » (au para 31). Il fait valoir qu’il était loisible à la SAR, compte tenu des différences relevées et de la preuve documentaire sur la facilité d’accès à de faux documents en Chine, de conclure que l’assignation était frauduleuse.

[45] Cependant, je note que la question de l’authenticité des documents n’était pas déterminante dans la décision Jiang. Par conséquent, je considère le commentaire du juge en chef sur lequel le défendeur s’est appuyé comme étant une remarque incidente. De plus, comme l’a mentionné le juge en chef au paragraphe 31 :

En fin de compte, la question de savoir si pareils détails permettent logiquement de conclure qu’un document n’est pas authentique dépendra des faits propres à chaque affaire.

[46] Compte tenu des faits de l’espèce, pour les motifs déjà exposés, je conclus que la SAR a agi déraisonnablement en se concentrant sur les différences microscopiques.

[47] Mes conclusions ci-dessus suffisent à écarter la conclusion de la SAR selon laquelle l’assignation était frauduleuse. De façon strictement incidente, j’examinerai les deux questions suivantes qui n’ont pas été soulevées par les parties.

[48] Premièrement, la SAR a conclu que l’assignation était frauduleuse parce qu’elle était datée d’un jour avant la date prévue de la comparution de la demanderesse principale. La SAR a souligné que le modèle tiré du CND de 2021 contenait des instructions selon lesquelles une assignation « doit être signifiée à la personne visée trois jours avant la date de comparution prévue de la partie » [italiques dans l’original], conformément aux exigences prévues par la loi en Chine. Je fais toutefois remarquer que la section 2 du point 9.2 du CND de 2021 mentionne ce qui suit :

Des sources ont signalé que l’utilisation des citations à comparaître et des assignations à témoigner n’est pas toujours conforme à la réglementation établie (chargée d’enseignement principale 11 août 2021; professeure invitée 12 août 2021). Selon le professeur invité, le système judiciaire chinois ne reconnaît pas l’existence de [traduction] « dossiers politiques » et, dans de telles « affaires délicates sur le plan politique », la procédure criminelle « n’est pas respectée » et « la police secrète, le PPC [parti communiste chinois] et le CPJ [comité politico-juridique] [du parti] ont le pouvoir arbitraire de contourner les règles », si bien « [qu’]ils ne délivrent pas de citations à comparaître, ils ne remettent aucun document » (professeur invité 12 août 2021). L’agrégé de recherche principal a fait observer que la [traduction] « norme applicable pour décider si une personne est une “suspecte” et peut être citée à comparaître est mal définie, mais on la considère souvent comme une norme comparable au critère des “motifs raisonnables de soupçonner” » (agrégé de recherche principal 19 août 2021).

[49] La SAR ne s’est pas penchée sur ce point précis du CND de 2021 qui laissait entendre que les exigences relatives aux assignations ne sont pas toujours respectées par la police chinoise, surtout dans les [traduction] « dossiers politiques ». Cette preuve documentaire semble contredire la conclusion de la SAR selon laquelle le BSP n’aurait pas signifié l’assignation à la demanderesse principale un jour avant la date de sa comparution obligatoire, car cela aurait été contraire à l’exigence relative au préavis de trois jours.

[50] Deuxièmement, comme je le mentionne plus haut, l’authenticité de l’assignation a été considérée comme une question déterminante dès la décision de la SPR. Je reprends le commentaire formulé par le juge Barnes dans la décision Zeng pour répondre à la préoccupation des demandeurs quant au fait que l’évaluation du document a été en partie fondée sur sa traduction :

[4] La demanderesse soutient que la manière dont la SAR a traité la citation à comparaître délivrée par le [BSP] et versée en preuve n’était pas raisonnable, car la SAR a mis l’accent sur la forme du document au détriment de son contenu. Le document versé en preuve avait été traduit, contrairement au document modèle, ce qui a rendu impossible toute comparaison entre le contenu des deux documents. Je conviens que, pour apprécier la fiabilité d’un document présenté par le demandeur, il est plus sûr de comparer à la fois le format et le contenu du document versé en preuve à ceux d’un document modèle fiable, plutôt que de recourir à la méthode employée en l’espèce. Toutefois, lorsqu’un demandeur d’asile produit un document officiel qui ne concorde pas parfaitement avec le document modèle tiré du cartable national de documentation, il lui incombe d’expliquer ou de justifier les divergences entre les deux documents. Le défaut de fournir des explications peut mener à une conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur, comme ce fut le cas en l’espèce. Il ne s’agissait pas d’une conclusion déraisonnable.

[51] À ce jour, le modèle tiré du CND de 2021 n’a pas encore été traduit en anglais, et ni les demandeurs ni la SAR n’ont tenté d’authentifier et de comparer les caractères chinois contenus dans le modèle et dans l’assignation produite. Cette question refera probablement surface lorsque l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision. Comme l’a mentionné le juge Barnes, il incombe aux demandeurs de prouver l’authenticité du document; cette obligation demeure une fois la nouvelle décision rendue, malgré la décision de la Cour d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

[52] En conclusion, je juge que la SAR a agi déraisonnablement en se concentrant sur les différences microscopiques entre le modèle tiré du CND de 2021 et l’assignation produite. Je juge aussi que la SAR n’a pas fourni de motifs convaincants pour justifier ses conclusions selon lesquelles les renseignements manquants dans l’assignation étaient obligatoires.

C. Les autres conclusions tirées par la SAR

[53] Les demandeurs font valoir que la conclusion erronée de la SAR selon laquelle l’assignation était frauduleuse a teinté le processus de la SAR et a servi de fondement pour contester la demande d’asile sur place et l’allégation de risque prospectif, ainsi que pour écarter la connaissance qu’avait Mme Zeng du Falun Gong.

[54] Je suis d’accord.

[55] Les demandeurs ont présenté une lettre de l’Université Jinan pour établir leur allégation selon laquelle la fille de la demanderesse principale, Xintong, avait été renvoyée de l’école parce que le BSP avait informé celle-ci que la demanderesse principale pratiquait le Falun Gong. La SAR a examiné la lettre et a conclu qu’elle était liée à l’assignation, puisqu’elle s’appuyait sur l’affirmation selon laquelle la demanderesse principale était recherchée par le BSP en raison de ses activités liées au Falun Gong. Comme la SAR a conclu que l’assignation était frauduleuse, elle n’était pas convaincue que la lettre était authentique et elle ne lui a accordé aucun poids.

[56] La SAR a également conclu que le simple fait de connaître les concepts du Falun Gong ne suffisait pas à établir l’identité de la demanderesse principale en tant que véritable adepte du Falun Gong. Cette conclusion a été tirée compte tenu du poids important accordé aux conclusions défavorables quant à la crédibilité associées à l’assignation frauduleuse, ainsi qu’à l’allégation concernant l’intérêt que le BSP était censé porter à la demanderesse principale. La SAR s’est appuyée sur ces conclusions et ces doutes quant à la crédibilité pour conclure que la demanderesse principale n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que sa pratique du Falun Gong faisait d’elle une véritable adepte. La SAR a donc conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que la demanderesse principale pratique le Falun Gong si elle retournait en Chine.

[57] Les présents motifs confirment que les conclusions de la SAR concernant l’assignation à comparaître ont joué un rôle déterminant dans sa décision d’écarter les autres éléments de preuve présentés par les demandeurs et, en fin de compte, de rejeter les demandes d’asile des demandeurs.

[58] Comme je juge déraisonnable la conclusion de la SAR concernant l’assignation à comparaître, toutes les conclusions qui découlent de cette conclusion erronée sont également déraisonnables. Par conséquent, la décision dans son ensemble ne peut être maintenue.

IV. Conclusion

[59] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[60] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-475-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-475-22

 

INTITULÉ :

XIAOPEI ZENG, XINTONG YE, LUCAS YE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Oltion Toro

 

Pour les demandeurs

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Oltion Toro

Lewis & Associates PC

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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