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Date : 20230104


Dossier : IMM-8420-21

Référence : 2023 CF 14

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

RONALD FERNANDO ORREGO SUAREZ

NATALIA SALDARRIAGA

JUANITA ORREGO SALDARRIAGA

JUAN JOSE ORREGO SALDARRIAGA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont membres d’une famille colombienne arrivée au Canada en mai 2018, après avoir passé plus de quatre ans aux États-Unis. Ils ont demandé l’asile alléguant craindre la persécution de membres d’une bande criminalisée dans leur pays.

[2] La Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] et a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils possédaient une possibilité de refuge intérieur à Bogota, Barranquilla ou Cartagena.

[3] Pour les motifs qui suivent, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Faits

[4] Les faits relatés ici se trouvent dans le fondement de la demande d’asile des demandeurs et dans le témoignage qu’ils ont rendu devant la SPR.

[5] En 2003, le demandeur principal et son frère ont loué un appartement à un individu surnommé Raton. Ils ont subséquemment appris que ce dernier était membre de la Banda Calatrava, le groupe criminel principal du quartier Calatrava, à Medellín. Raton a subséquemment insisté pour que le demandeur principal se joigne à la bande.

[6] En 2011, Raton l’aurait menacé de mort s’il ne se joignait pas à eux; peu de temps après, Raton a été incarcéré et demeure incarcéré depuis.

[7] En novembre 2013, des membres de la bande se sont présentés au lieu de travail du demandeur principal pour l’informer que Raton le cherchait et qu’il voulait obtenir de l’argent et des informations confidentielles sur certains clients du demandeur. Puisqu’il a refusé, il a été agressé et menacé de mort par deux individus liés à Raton.

[8] Le demandeur principal a quitté la Colombie pour les États-Unis en janvier 2014.

[9] En mai 2014, deux individus armés auraient braqué leur arme sur son épouse demeurée en Colombie; ils lui auraient mentionné appartenir au Clan del Golfo, un des cartels les plus puissants de la Colombie, et auraient indiqué que leur patron, Raton, cherchait le demandeur principal.

[10] La demanderesse et ses deux enfants ont quitté en septembre 2014 pour rejoindre le demandeur principal aux États-Unis.

[11] En février 2018, deux individus se serait présentés au domicile d’une tante du demandeur principal. Ils lui auraient mentionné que puisque le demandeur principal a trahi le Clan del Golfo, on attendait son retour au pays pour le punir.

[12] Les demandeurs ont traversé la frontière canado-américaine en mai 2018 pour demander l’asile au Canada.

II. Décision contestée

[13] La SAR a rejeté l’appel de la décision négative de la SPR puisqu’à son avis, les demandeurs n’ont pas démontré qu’il existait une possibilité sérieuse qu’ils soient exposés à une menace à leur vie dans l’une des trois villes proposées comme possibilité de refuge intérieur.

[14] Premièrement, la SAR a conclu que la preuve documentaire objective ne permettait pas d’établir un lien entre la Banda Calatrava et le Clan del Golfo, et ce même si lors des deux derniers évènements relatés par les demandeurs — et qui seraient survenus suite au départ du demandeur principal — les individus se sont présentés comme des membres du Clan del Golfo.

[15] Deuxièmement, la SAR est d’avis que les membres de la bande locale du quartier de Calatrava à Medellin n’ont ni l’intérêt ni la capacité de retracer les demandeurs dans les villes colombiennes proposées comme refuge intérieur, d’autant plus qu’aucune nouvelle menace n’a été proférée contre les demandeurs depuis février 2018.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Les demandeurs attaquent uniquement les conclusions de la SAR quant au premier volet du test permettant de conclure en une possibilité de refuge intérieur, soit la question à savoir s’ils seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque sérieux de préjudice s’ils devaient se relocaliser dans les villes proposées. Dans ce contexte, cette demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a erré en concluant que la preuve ne démontrait pas de lien entre la Banda Calatrava et le Clan del Golfo?

  2. Est-ce que la SAR a imposé aux demandeurs un fardeau trop lourd dans l’analyse de leur risque prospectif?

[17] La norme de contrôle que la Cour doit appliquer à l’examen de ces questions est celle de la décision raisonnable, selon la présomption établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 11, 16-17, 25, aucun des cas justifiant une dérogation à cette présomption ne s’appliquant en l’espèce.

[18] Une décision raisonnable est une décision qui est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, para 99).

IV. Analyse

A. Est-ce que la SAR a erré en concluant que la preuve ne démontrait pas de lien entre la Banda Calatrava et le Clan del Golfo?

[19] Les demandeurs plaident que la conclusion de la SAR à l’effet que la Banda Calatrava ne serait pas affiliée au Clan del Golfo est déraisonnable puisque les individus ayant menacé la demanderesse et la tante du demandeur principal se sont identifiés comme membres de ce groupe. Leur témoignage ayant été jugé crédible, il n’y avait aucune raison de remettre ce fait en question.

[20] Avec respect, je ne suis pas d’accord. Les demandeurs confondent crédibilité et suffisance de la preuve. Le fait qu’un témoignage soit jugé crédible n’est pas toujours suffisant pour conclure qu’un demandeur a rencontré son fardeau selon la prépondérance des probabilités (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au paragraphe 43).

[21] La SAR a considéré les témoignages des demandeurs mais elle a conclu que le simple fait que des individus aient affirmé être membre d’une organisation plus puissante au moment de proférer leurs menaces n’était pas suffisant pour contrer la preuve documentaire objective.

[22] La preuve documentaire démontre plutôt que le Clan del Golfo est formé d’anciens paramilitaires démobilisés, d’anciens combattants des Autodefensas Unidas de Colombia (« AUC ») et d’anciens membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (« FARC »). La Banda Calatrava est plutôt une bande criminelle de quartier et rien n’indique que ses membres, avec lesquels le demandeur principal a grandi, soient d’anciens paramilitaires ou membres des FARC.

[23] La preuve documentaire indique également que le Clan del Golfo cible les policiers, les leaders sociaux, les défenseurs des droits de la personne, les Afro-Colombiens et les indigènes. Au moins une partie de ses membres portent l’uniforme, ce qui n’est pas le cas des individus ayant proféré des menaces aux demandeurs.

[24] À mon sens, la SAR pouvait préférer cette preuve objective et jugé que le témoignage des demandeurs, bien que crédible, n’était pas suffisant pour établir un lien entre les deux organisations criminelles. Cette conclusion est rationnelle et elle s’appuie sur la preuve devant la SAR.

B. Est-ce que la SAR a imposé aux demandeurs un fardeau trop lourd dans l’analyse de leur risque prospectif?

[25] Les demandeurs soutiennent que la SAR leur a imposé un fardeau trop lourd dans son évaluation de la capacité et de la motivation des agents de persécution à les rechercher dans les villes proposées. La SAR aurait appliqué la norme de la balance des probabilités, alors qu’une crainte de préjudice peut justifier l’octroi de l’asile même si la probabilité qu’elle se matérialise est inférieure à 50 %. À l’appui de cet argument, les demandeurs citent les motifs du juge Grammond dans l’affaire Gomez Dominguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1098, au paragraphe 29 :

Les événements futurs ne sont pas des événements que l’on prouve, mais plutôt des événements que l’on craint. Cette crainte justifie l’asile même si la probabilité de réalisation de l’événement est inférieure à 50 p. cent.

[26] La SAR auraient commis la même erreur lorsqu’elle conclut, au paragraphe 28 de ses motifs, que « la conclusion de la SPR voulant que lappelant nait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que ses agents de préjudice ont aujourd’hui de lintérêt à son égard jusquà le rechercher dans les PRI proposées, [est] tout à fait correcte ».

[27] Subsidiairement, les demandeurs plaident que la SAR ne peut, en l’absence de preuve suffisante, conclure à l’existence d’un refuge intérieur uniquement parce que les demandeurs d’asile ne se sont pas acquittés de leur fardeau de preuve.

[28] À nouveau, je ne peux retenir la position des demandeurs.

[29] Lorsque l’on analyse les motifs de la SAR dans leur ensemble, je ne crois pas qu’elle ait imposé aux demandeurs un fardeau de preuve trop lourd. Elle a plutôt apprécié la preuve dont elle était saisie selon la prépondérance des probabilités afin de déterminer s’il existait un risque sérieux de préjudice. Il y a une distinction à faire entre, d’une part, le fardeau de preuve permettant d’évaluer un fait à l’appui de la motivation et des moyens de l’agent de persécution et, d’une part, la norme à considérer dans l’évaluation du niveau de risque auquel un demandeur d’asile fait face (Bolivar Cuellar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 641, aux paragraphes 14 à 20). La SAR ne commet pas d’erreur lorsqu’elle applique le fardeau de preuve de la prépondérance des probabilités pour évaluer si un fait dont la preuve doit être faite est plus probable qu’improbable.

[30] Dans son arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (C.A.), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706, à la page 710, la Cour d’appel fédérale énonce d’ailleurs cette distinction en des termes clairs :

…la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

[31] La SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs n’étaient pas pourchassés par un groupe national armé, soit le Clan del Golfo. Elle a également conclu qu’ils n’avaient pas démontré la capacité ni l’intérêt de la bande criminelle de quartier, avec laquelle le demandeur a eu des contacts à deux reprises en 2014 et en 2018, à les rechercher dans les villes proposées comme refuge intérieur. À cela s’ajoute le fait qu’aucun autre proche des demandeurs n’a été approché par leurs agents de persécution depuis 2018, et le fait que les seuls évènements au cœur de cette demande d’asile se sont produits dans le quartier où les demandeurs habitaient à Medellin.

[32] Devant cette preuve, il était raisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs n’ont pas démontré qu’il existait une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés ou qu’ils soient exposés à une menace à leurs vies ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans l’une des villes proposées comme refuge intérieur.

[33] Finalement, je suis d’avis que la présente cause se distingue de l’affaire Gomez Dominguez, où les demandeurs ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les FARC ont fait preuve d’une motivation hors du commun à s’en prendre à eux, ainsi que de leur capacité à mettre leur plan à exécution. Une telle preuve est tout simplement inexistante en l’espèce.

V. Conclusion

[34] Cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il était loisible à la SAR de ne pas se satisfaire du témoignage des demandeurs pour conclure en l’existence d’un lien entre l’organisation criminelle nationale et la bande de quartier.

[35] Par ailleurs, les motifs de la SAR, pris dans leur ensemble, me convainquent qu’elle a appliqué le bon critère juridique dans l’évaluation du risque prospectif et qu’elle a appliqué le fardeau de preuve adéquat à l’examen des questions factuelles qu’elle avait à trancher.

[36] Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.


JUGEMENT dans IMM-8420-21

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée;

  3. Le tout sans frais.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8420-21

 

INTITULÉ :

RONALD FERNANDO ORREGO SUAREZ, NATALIA SALDARRIAGA, JUANITA ORREGO SALDARRIAGA, JUAN JOSE ORREGO SALDARRIAGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 octobre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Sarah Reed

 

Pour leS demandeurS

 

Éloïse Eysseric

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sarah Reed

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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